Sébastien Roch

Chapitre 4

 

 

On s’était battu, la veille, aux environs deMarchenoir, petit village du Loir-et-Cher. La journée était restéeindécise, et les troupes, le soir, campaient sur leurs positions.Le lendemain, au matin, dans la grande plaine désolée et sombre,deux fermes incendiées par le canon brûlaient encore. Il était cinqheures lorsque sonna le réveil. La nuit avait été rude : leshommes n’avaient pu dormir, à moitié gelés de froid sous leurstentes sans paille, à moitié morts de faim, aussi, car ils étaientsans vivres, l’intendance, en prévision d’une défaite plus rapide,ayant reçu l’ordre de battre en retraite, au moment précis de ladistribution. On empaqueta les tentes ; on boucla lessacs ; quelques feux brillèrent, autour desquels de noiressilhouettes humaines s’entassèrent, accroupies et tremblantes. Çàet là, les baïonnettes des fusils en faisceaux jetaient des lueursfarouches, et les sonneries de clairon, se répondant, rompaient,seules, le silence morne du camp.

Sébastien avait passé une partie de la nuit,en faction, devant les faisceaux. Il était brisé de fatigue,grelottait de froid, et ses paupières à vif le piquaient comme s’illes eût trempées dans de l’acide. La veille, pour la première fois,il avait assisté à un court engagement de tirailleurs. Il s’étaittenu parole et n’avait pas tiré un coup de fusil. Du reste, sur quiou sur quoi eût-il tiré ? Il n’avait vu que de la fumée, et ilavait marché, tête baissée, se courbant sous les balles quisifflaient et pleuvaient autour de lui, le cœur serré par unegrande peur. Ses impressions, il eût été bien embarrassé de lesressaisir et de les expliquer. En réalité, il ne se rappelait rien,rien que cette fumée et que cette peur, une peur étrange, quin’était pas celle de la mort, qui était pire. Déjà, il neraisonnait plus, il vivait mécaniquement, entraîné par il ne savaitquelle force aveugle qui s’était substituée à son intelligence, àsa sensibilité, à sa volonté. Terrassé par les fatigues et lesprivations journalières, vite gagné à la folie ambiante dedémoralisation, il allait, devant soi, dans une sorte d’obscuritémorale, dans une nuit intellectuelle, sans plus rien connaître delui-même, sans savoir qu’il avait derrière lui, là-bas, unefamille, des amis, un passé…

Vainement, il essaya de s’approcher du feu,qu’entouraient dix rangées d’hommes, dont les figures, maigres etlasses, s’éclairaient sinistrement au reflet dansant des flammes.On le repoussa rudement, et il prit le parti de marcher vite, decourir, pour se réchauffer, tapant du pied la terre durcie etsonore. La nuit était sombre ; les rouges décombres des deuxfermes, achevant de se consumer, saignaient tristement dans lesténèbres ; et, sur les coteaux, très loin, par-delà la plainetoute noire, de petits points lumineux, pareils à de scintillantesétoiles, indiquaient le camp ennemi. Les clairons sonnaienttoujours, et chaque coup de clairon le faisait tressaillir,s’arrêter un instant, et puis, il reprenait sa course, la peaumordue et gercée par le froid, sous sa vareuse de laine mince etdéchirée. De temps à autre, il entendait, avec un indiciblefrémissement de tout son être, des troupes s’ébranler, passer prèsde lui, dans le noir, s’éloigner dans la plaine ; et ilpensait que ce serait bientôt son tour. Un compagnon vint lerejoindre qui se mit à courir avec lui.

– Je crois que ça va chauffer,aujourd’hui ! dit le compagnon, qui s’ébroua en courant.

Sébastien ne répondit pas. Après un silence,le compagnon reprit :

– Tu sais que Gautier n’a pas répondu àl’appel ?

– Il est tué ? demandaindifféremment Sébastien.

– Ouat !… Il a fichu le camp, lemalin !… Il y a longtemps qu’il me l’avait dit qu’il ficheraitle camp !… Ça ne finira donc jamais, cette sacréeguerre-là !…

Tous les deux poussèrent un soupir et seturent.

Le jour fut lent à paraître. La plaine d’abordse dévoila, brune, rase, unie et piétinée, ainsi qu’un champ demanœuvres. Des cavaliers y galopaient, blanchâtres, égaillés,carabine au poing, leurs manteaux flottants ; des massesnoires, des masses profondes d’infanterie, évoluaient,s’avançaient ; une batterie s’acheminait, à droite, vers unmonticule boisé, et sur le sol gelé faisait un bruit retentissantde métal, un fracas de plaques de tôle entrechoquées. Les coteauxrestaient encore dans une ombre inquiétante pleine du mystère decette invisible armée, qui, tout à l’heure, allait descendre dansla plaine, avec la mort ; et le ciel, au-dessus, était toutgris, d’un gris uniforme et vert-de-grisé annonçant la neige.Quelques flocons volaient dans l’air. De minute en minute des coupsde fusil, disséminés dans l’immense étendue, claquaient secs, trèsloin, comme des coups de fouet.

– Je crois que ça va chaufferaujourd’hui ! répéta le compagnon, très pâle.

Sébastien s’étonna de n’avoir pas vu Bolorecqu’il avait quitté la veille avant l’engagement. Son batailloncampait près du sien, et depuis qu’ils étaient partis du Mansensemble, ils avaient l’habitude, chaque soir, de se retrouver,sauf les jours de grand-garde et de corvées aux vivres. Bolorecétait ce qui le raccrochait à la vie. Par lui, il avait encoreconscience de son être réel, sensible et pensant. Quedeviendrait-il sans Bolorec ?

 

Après trois jours de marche forcée, enarrivant au Mans, qui regorgeait de troupes débandées et errantes,la première figure qu’avait rencontrée Sébastien, ça avait étéBolorec. Bolorec en mobile ! Bolorec arrêté devant uneboutique de libraire et regardant les dessins de journauxillustrés.

– Bolorec ! avait-il crié,défaillant de joie.

Bolorec s’était retourné, avait reconnuSébastien qui, pour se faire voir, agitait en l’air son fusil.Alors il était venu se mettre à côté de lui, en serre-file. Tropému, Sébastien n’avait pu que bégayer ces mots :« Comment, c’est toi, Bolorec ?… c’est toi ! »Et Bolorec, engoncé drôlement dans sa capote de mobile breton,souriait du même sourire, énigmatique et grimaçant, qu’il avaitautrefois. À regarder son ami qui marchait près de lui, en rang, iln’avait pu s’empêcher de se souvenir des promenades du collège etd’en être très heureux.

– Tu te rappelles, Bolorec ?…disait-il… tu te rappelles, quand tu sculptais et que tu mechantais tes chansons bretonnes ?… Tu te rappelles ?

– Oui ! oui ! faisait Bolorec,qui essayait de se mettre au pas.

Il n’était point changé… À peine s’il avaitgrandi. Toujours boulot, les cheveux crépus, les joues molles etrondes, complètement imberbes, il roulait sur ses jambes courtes,les hanches désunies.

– Et comment es-tu ici ?

– Nous arrivons du camp de Conlie… Il yen a déjà beaucoup qui sont morts…

– Tu t’es battu ?

– Non !… la fièvre… la faim… Ilssont morts beaucoup, des gens de chez moi… des amis… Ce n’est pasjuste !…

– Pourquoi ne m’as-tu pas écrit,Bolorec ?

– Parce que…

Ils étaient allés ainsi jusqu’à Pontlieue, unfaubourg du Mans, où l’on avait établi un camp, sur la rive droitede la Sarthe.

– C’est là que je suis, moi aussi !…avait dit Bolorec.

Et quelle joie, le lendemain, lorsqu’ilsavaient appris qu’ils faisaient partie de la même brigade ! Àpartir de ce moment, ils ne s’étaient guère quittés. Pendant leurséjour au Mans, ils sortaient ensemble et rôdaient par la ville.Durant les marches, ils se retrouvaient aux haltes, aux étapes. Lesoir, Bolorec venait souvent se glisser sous la tente de Sébastien,et lui apportait des bouts de saucisson, de pain blanc, qu’ildérobait, le diable sait où ! Ils restaient le plus longtempsqu’ils pouvaient, l’un près de l’autre, se parlant rarement, maisse sentant unis par une tendresse forte, par des liens desouffrance et de mystère, infiniment puissants et imbrisables.Quelquefois, Sébastien interrogeait Bolorec :

– Enfin, qu’est-ce que tu fais àParis ?

– Je fais… je fais… tu verras, tuverras !…

Il demeurait impénétrable, mystérieux, nerépondant que par gestes prophétiques et que par allusions vagueset inachevées à des choses que Sébastien ne comprenait pas.

Il lui demandait encore :

– Et la guerre ?… Tu n’as paspeur ?

– Non !… je la déteste, parce que cen’est pas juste… Mais je n’ai pas peur.

– Et si tu étais tué, Bolorec ?

– Eh bien ! quoi ?… Je seraistué.

– Et si je l’étais, moi,Bolorec ?

– Eh bien !… tu serais tué.

– Dis-moi donc ce que c’est que la grandechose ?

Les yeux de Bolorec s’enflammaient, et ilbégayait d’une voix pâteuse, avec d’extraordinaires grimaces, quile rendaient terrible :

– C’est… c’est… c’est la justice !…Tu verras… tu verras !

Sébastien, en courant, évoquait tous cessouvenirs, et d’autres plus lointains, et il s’inquiétait den’avoir pas revu Bolorec, depuis la veille. Tout à coup, unesonnerie de clairon qu’il connaissait trop le fit tressaillir. Leshommes quittèrent leurs places à regret, et lui-même, mordu parl’angoisse, alla rejoindre sa compagnie qui, bientôt, se dirigeavers le monticule boisé à droite duquel les artilleurs mettaientles pièces en batterie. Des mobiles étaient là qui piochaient laterre, dure ainsi que du granit, et construisaient des épaulementspour protéger les canons. Sébastien fut heureux d’y rencontrerBolorec qui, armé d’une pelle, s’escrimait vainement contre le solgelé. On lui donna une pioche, et, les deux compagnies s’étantmêlées, il vint se mettre à côté de Bolorec, sous la gueule noiredes canons, muette encore et sinistre. Le capitaine se promenaitparmi les soldats, en fumant sa pipe d’un air préoccupé. Il neparaissait pas gai, sachant que toute résistance était inutile. Detemps en temps, il observait, avec sa lorgnette, les mouvements del’armée ennemie et hochait la tête. C’était un petit homme, gros,court, ventru, à face débonnaire, et dont les moustaches grisesétaient coupées en brosse. Il aimait son cheval blanc, court commelui, et solidement râblé, qu’une ordonnance tenait en main, prèsd’un caisson, car il venait souvent le flatter sur le poitrail,comme pour lui donner de la résignation. Il était paternel avec seshommes, causait avec eux, ému sans doute de toutes ces pauvresexistences sacrifiées pour rien.

– Allons, mes enfants, dépêchons,disait-il.

Mais le travail n’avançait pas, à cause du soltrop dur, contre lequel les pointes des pioches s’émoussaient…C’était maintenant sur les coteaux ennemis, débarrassés de leurenveloppe de brume, comme un grouillement de fourmilière, uneaccumulation d’insectes innombrables et noirs, qui couvraient lespentes lointaines de leurs masses profondes, et semblaient faire decet horizon une chose vivante et remuante, qui s’avançait. Dans laplaine, les régiments continuaient d’évoluer, semblables à depetites haies qui marchent, et de l’un à l’autre galopaient descavaliers et des escortes de généraux, reconnaissables aux fanionsflottants dans l’air louche, sous le ciel bas, d’une lividitétragique.

Et tandis que les hommes travaillaient,courbés, une charrette qui venait de la plaine, conduite par unambulancier, s’arrêta près de Sébastien et de Bolorec.L’ambulancier demanda du feu pour rallumer sa pipe éteinte, et del’eau-de-vie, car sa gourde était vide. Sébastien lui passa lasienne. La charrette était pleine de morts : un lugubre chaosde membres raidis et tordus, de bras cassés, de jambes en l’airentre lesquels apparaissaient des figures tuméfiées, barbouilléesde sang noirâtre et séché. Au haut, un cadavre couché sur le dos,les yeux ouverts vêtu de l’uniforme gris des zouaves pontificaux,brandissait un bras raidi et droit comme une hampe de drapeau.Sébastien pâlit. Il venait de reconnaître Guy de Kerdaniel. Sonvisage était calme, à peine plus blanc, et il conservait sous sabarbe blonde, étoilée de givre et maculée de terre, son insolenteet maladive grâce d’autrefois. On voyait que Guy avait été tuéraide, d’une balle dans le cou. La balle avait entraîné avec elleun morceau de la cravate qui bouchait la plaie, dont les bordsétaient roses. Sébastien fut pris d’une grande pitié. Il oublia ceque jadis il avait souffert par Guy de Kerdaniel, et il sedécouvrit pieusement, respectueusement, devant ce cadavre rigidequ’il aurait voulu embrasser. Bolorec regardait aussi le mort, d’unœil tranquille et froid.

– Tu ne le reconnais pas ?interrogea Sébastien.

– Si… si… fit Bolorec.

– Pauvre Guy !… soupira encoreSébastien qui sentait les larmes affluer à ses yeux… PauvreGuy !

Alors Bolorec lui saisit le bras, vivement,lui montra tous les mobiles effarés qui travaillaient, fils depaysans et de misérables.

– Eh bien ! et ceux-là !…Est-ce juste ? Tantôt beaucoup seront morts… Lui…

Il se retourna vers la charrette quis’éloignait cahotant sur les mottes.

– Lui !… un riche… un noble… unméchant… C’est juste, lui !… Allons, pioche.

Il se remit à piocher. Au loin, parintervalles, des coups de fusils claquaient.

Pendant ce temps, un officier d’ordonnanceétait arrivé, bride abattue, dans la batterie. Il descendit decheval et s’entretint quelques minutes avec le capitaine, qui, peuà peu, s’animant et faisant des gestes colères, enfourcha soudainson cheval blanc et disparut au galop. C’était un très jeune homme,frêle et joli comme une femme, botté de jaune, ganté de peau dechien, la taille serrée dans un dolman chaudement bordé d’astrakan.Il s’approcha des canons et sembla s’intéresser beaucoup à lamanœuvre. Le lieutenant l’accompagnait.

– Est-ce que je ne pourrais pas tirer uncoup de canon ? demanda-t-il.

– Si ça vous fait plaisir, ne vous gênezpas…

– Merci ! Ce serait très drôle sij’envoyais un obus au milieu de ces Prussiens, là-bas… Netrouvez-vous pas que ce serait très drôle ?

Ils rirent tous les deux discrètement. Lejeune homme pointa la pièce et commanda le feu. L’obus s’égara dansla plaine, où il éclata, à cinq cents mètres des Prussiens.

Ce fut le signal du combat.

Aussitôt l’horizon s’embrasa, se voila defumée et, coup sur coup, cinq obus tombèrent et éclatèrent aumilieu des mobiles qui travaillaient. L’officier d’ordonnance,déjà, détalait ventre à terre, courbé sur le cou de son cheval. Leshommes se couchèrent, et la batterie tonna sans relâche, ébranlantle sol de ses voix furieuses. Sébastien et Bolorec étaient l’unprès de l’autre, étendus, le menton contre la terre ; ils nevoyaient plus rien, plus rien que d’immenses colonnes de vapeur quigrandissaient, envahissaient l’atmosphère, traversée du passagecontinu des obus et des boulets. Dans la plaine, les troupesébranlées commençaient des feux de mousqueterie.

– Dis donc ? interrogea Bolorec.

Sébastien ne répondit pas.

 

Derrière eux, malgré les secousses et lesdétonations hurlantes, ils entendaient les clameurs des voix, desappels de clairon, des galops, des roulements de lourdsvéhicules.

– Dis donc ? répéta Bolorec.

Sébastien ne répondit pas.

Alors Bolorec se mit debout, se détourna uninstant, et il aperçut la batterie dans une sorte de rêve affreux,de brouillard rouge, au milieu duquel le capitaine revenu, droitsur son cheval, commandait en brandissant son sabre, au milieuduquel des soldats s’agitaient tout noirs. Un homme tomba, puis unautre, un cheval s’écroula, puis un autre. Bolorec se recoucha prèsde Sébastien…

– Dis donc ?… Je vais te raconterquelque chose… Tu m’écoutes ?

– Oui, je t’écoute ! murmuraSébastien d’une voix faible et qui tremblait.

Et, très calme, Bolorec conta :

– Mon capitaine était de chez moi… Tul’as vu, hein ?… un petit, noir, trapu, nerveux, insolent… Ilétait de chez moi… C’était un noble, très dur, et qu’on n’aimaitpas, parce qu’il chassait les pauvres de son château et qu’ildéfendait qu’on allât se promener dans son bois, le dimanche… Moi,j’avais la permission, à cause de papa qui était du même parti…mais je n’y allais pas, parce que je le détestais… Il s’appelait lecomte du Laric… M’écoutes-tu ?

Sébastien murmura encore très bas :

– Oui, je t’écoute…

Bolorec se souleva à demi sur ses coudes, etplaça sa tête sur ses deux mains réunies.

– Il y a trois semaines, poursuivit-il,nous faisions une marche… Le petit Leguen, le fils d’un ouvrier dechez moi, fatigué, malade, ne pouvait plus avancer… Alors, lecapitaine lui dit : « Marche ! » Leguenrépondit : « Je suis malade. » Le capitainel’insulta : « Tu es une sale flemme ! » et luidonna de grands coups de poings dans le dos… Leguen tomba… Moij’étais là ; je ne dis rien… Mais je me promis une chose… Etcette chose… Un obus éclata, tout près d’eux, et les couvrit deterre. Bolorec reprit :

– Et cette chose… Tu ne m’écoutespas ?…

Sébastien gémit :

– Si, si, je t’écoute.

– Et cette chose…

Il se rapprocha plus près encore de Sébastienet lui dit à l’oreille, très bas :

– Eh bien, c’est fait… Hier, j’ai tué lecapitaine.

– Tu l’as tué ! répétaSébastien.

– Pendant qu’on se battait, hier, ilétait devant moi… Je lui ai tiré un coup de fusil dans le dos… Etil est tombé les deux mains en avant et il n’a plus bougé.

– Tu l’as tué ! répéta machinalementSébastien.

– Raide !… C’est juste !

Bolorec se tut et regarda la plaine.

Les feux de mousqueterie se rapprochaient etla canonnade s’acharnait. C’était un grondement sourd, continu,soutenu par d’épouvantables secousses qui semblaient fouiller etdistendre les profondeurs souterraines, et par des déchirementsaériens qui hachaient l’atmosphère comme de la toile. Autour delui, les obus labouraient la terre, et leurs éclats, sifflant avecdes ricanements sinistres, retombaient en rafale serrée demitraille. La batterie ne répondait plus que faiblement àintervalles inégaux et plus longs. Déjà, trois pièces démontées,leurs affûts brisés, se taisaient. Et la fumée, s’épaississant,dérobait l’horizon, le ciel, noyait les champs d’un brouillardroux, à chaque minute plus dense. Bolorec vit, dans ce brouillard,passer des formes spectrales, des pans tordus de capote, des dosaffolés, des fuites éperdues, de la déroute. Cela passait sanscesse, un à un, d’abord, puis par groupes, puis par colonnesdébandées et hurlantes ; cela passait avec des gestes casséset fous, d’étranges profils, des flottements vagues et de noiresbousculades ; et des chevaux sans cavalier, leurs étriersbattants, le col tendu, la crinière horrifiée, surgissaient tout àcoup dans la mêlée humaine, emportés en de furieux galops decauchemar. Des soldats enjambaient les lignes des mobiles, couchés,sans sacs, sans fusils, sans képis.

Sébastien demeurait immobile, la face contrele sol. Il ne voyait plus rien, n’entendait plus rien, ne pensaitplus à rien. Au début, il avait voulu se raisonner, se montrerbrave, comme Bolorec. Il faisait appel à des souvenirs capables dele distraire de l’horreur présente. Mais ces souvenirs fuyaient, ouse transformaient, aussitôt, en de terrifiantes images. Il avaitbeau se raidir contre les défaillances de son courage, réunir, dansun effort suprême, ce qui lui restait d’énergies éparses et deforces mentales, la peur le gagnait, l’annihilait, l’incrustaitdavantage à la terre. Cependant, quelquefois, sans bouger, d’unevoix tremblante, il appelait Bolorec, pour s’assurer que son amiétait là, vivant, près de lui, toujours. Cette préoccupation de sesavoir protégé – le seul sentiment qui subsistât en la déroute desa volonté – disparaissait également. Il était comme dans un abîme,comme dans un tombeau, mort, avec la sensation atroce et confused’être mort et d’entendre, au-dessus de lui, des rumeursincertaines, assourdies, de la vie lointaine, de la vie perdue. Ilne s’aperçut même pas que, tout près de lui, un homme qui fuyaittourna tout à coup sur soi-même et s’abattit, les bras en croix,tandis qu’un filet de sang coulait sous le cadavre, s’agrandissait,s’étalait.

Le feu de la batterie se ralentissait,agonisait. Il s’éteignit tout à fait, dans un silence d’autant pluslugubre que le feu de l’ennemi redoublait… Il s’éteignit tout àfait, et la retraite sonna.

– Lève-toi ! dit Bolorec àSébastien.

Sébastien ne bougea pas.

– Lève-toi donc !

Sébastien ne bougea pas.

Bolorec le secoua rudement, par l’épaule.

– Lève-toi donc ! nom deDieu !

Alors Sébastien, les prunelles égarées,reconnaissant à peine Bolorec qui le soutenait comme un blessé, sedressa, lentement, machinalement, avec des airs de somnambule.

– On fiche le camp, viens !

À ce moment même, un jaillissement de fumée,une lueur fauve, une détonation aveuglèrent Bolorec etl’éclaboussèrent de poudre brûlante et de gravier. Cependant, ilresta debout, étourdi seulement, suffoqué comme par un grand ventd’orage. Mais il avait senti brusquement que Sébastien avait glisséde ses mains et qu’il était tombé. Il regarda sur le sol. Sébastiengisait, inanimé, le crâne fracassé. La cervelle coulait par un trouhorrible et rouge. Les mobiles avaient fui. Bolorec était seul… Desombres couraient, s’enfonçaient, se perdaient dans la fumée… Il sepencha sur le corps de Sébastien, le palpa, s’agenouillant, livide,dans le sang, d’où s’élevait une vapeur courte et pourprée…

– Sébastien ! Sébastien !

Mais Sébastien ne l’entendait plus. Il étaitmort.

Bolorec enlaça le cadavre, essaya de lesoulever. Il était faible et le cadavre était lourd. Des ombrespassaient sans cesse… Bolorec cria :

– Aidez-moi ! aidez-moi !

Aucune ne s’arrêta.

Elles passaient, disparaissaient comme dans dela fièvre.

– Aidez-moi !… aidez-moi !

Il se débarrassa de son fusil, de son sac quile gênaient, puis faisant un effort violent, il parvint à souleverSébastien, à le tenir dans ses bras ; et il l’emporta, àpetits pas, le visage ruisselant de sueur, la poitrine sifflante,les reins ployant sous le poids du mort, butant du pied contre laterre. Il put gagner ainsi la batterie, et déposa Sébastien surl’affût brisé d’un canon. La batterie était abandonnée. Des débrisde roues, de prolonges émiettées, de fers tordus, des cadavresd’hommes et de chevaux, couvraient le sol haché et sanglant. Toutprès de lui, le capitaine gisait à côté de son cheval blanc,éventré.

– Ça n’est pas juste, murmura Bolorecd’une voix qui haletait.

Et se penchant sur le cadavre, il dit encore,comme si Sébastien pouvait l’entendre :

– Ça n’est pas juste… Mais tu verras… tuverras…

Puis, ayant respiré, il chargea sur sesépaules le corps de son ami et, lentement, lentement, péniblement,péniblement, tous les deux, le vivant et le mort, sous les balleset les obus, ils s’enfoncèrent dans la fumée.

 

Menton, novembre 1888.

Les Damps, novembre 1889.

 

FIN

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