Un mousse de Surcouf

Chapitre 3INITIATION

Les adieux furent cruels assurément et lespleurs du petit Will ne furent pas les moins amers. Au momentd’entrer dans la rude carrière qu’il venait de choisir, la chaireut une faiblesse et son cœur se déchira à la pensée de quitter samère et sa sœur. Mais sa résolution était bien prise. Il triomphades dernières émotions, surtout lorsque sa sœur, en essuyant sesyeux, lui eut dit :

« Will, dans cinq ans tu seras un homme.Ce sera le moment de venir nous chercher. Ne l’oublie pas.

— Personne ne l’oubliera, dit Jacques enmettant un baiser au front de la fillette. Ayez vous-même bonnemémoire, ma gentille fiancée. »

On brusqua le départ afin d’abréger lestristesses de la séparation.

Jacques avait retenu deux chevaux et un guide,avec lesquels il parcourut rapidement la distance qui le séparaitde Madras.

Là, il trouva trois prisonniers français, dontdeux étaient d’anciens matelots ayant blanchi sous le harnais. Leurjeunesse avait connu l’un des plus vaillants champions de laFrance, le bailli de Suffren. Plus tard, ils avaient servi sous lesordres de La Bourdonnais. Clavaillan leur offrit de les rapatrierou, tout au moins, de les ramener jusqu’à l’île Bourbon. Saproposition fut accueillie avec enthousiasme.

On s’enquit donc du premier navire en partanceet les cinq places furent retenues à bord d’un voilier qui allaitemporter un chargement de bois de teck en Europe. Il fallutnéanmoins se résigner à séjourner quelque temps dans la citéanglaise. Jacques de Clavaillan, en raison même de son renom devaillance, y fut fêté par ses ennemis.

Chacun voulait voir et connaître le glorieuxlieutenant du jeune corsaire qui avait causé tant d’effroi aux roisde la mer.

La veille du départ, tandis que les cinqvoyageurs mettaient en ordre leur très sommaire bagage, lecapitaine du navire en partance vint se présenter à l’hôtel oùdemeurait le marquis.

Celui-ci fut très surpris de cette visiteinattendue.

« Monsieur, lui dit l’Anglais, je viensvous rapporter les sommes que vous aviez consignées pour prix devotre passage à mon bord.

— Hein ! se récria Jacques.Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire qu’un courrier estarrivé d’Europe, que la guerre est reprise entre l’Angleterre et laFrance, et que, par conséquent, je ne puis vous transporter hors del’Inde où vous êtes derechef prisonniers.

— Mais, fit observer Clavaillan, nousavons été libérés pendant la paix. Nous ne saurions donc, sansforfaiture, être retenus contre notre gré. »

Le capitaine fit un geste évasif et finit pardire :

« Ceci n’est pas mon affaire.Adressez-vous au gouverneur. »

Le marquis courut chez lord Blackwood, quicommandait à Madras.

Il fut reçu avec la plus parfaitecourtoisie.

« Monsieur le marquis, lui dit galammentle gouverneur, le mot « prisonnier » est, en effet,impropre. Vous êtes libres de tous vos mouvements sur toutel’étendue du territoire de l’Hindoustan. Mais vous ne sauriezexiger que l’Angleterre mît à votre disposition ses navires pourvous rapporter en un lieu où votre premier acte serait, je n’endoute pas, de reprendre les armes contre elle ?

— Milord, répondit Jacques, suis-je, ouiou non, libéré ? Si oui, ce que vous ne contestez pas, j’ai ledroit de sortir du territoire britannique, sauf à vous de me donnerla chasse aussitôt que j’en serai sorti et de nie reprendre, sivous le pouvez.

— Votre raisonnement est on ne peut plusjuste. Mais, par amitié pour vous et afin de vous épargner lespérils et les ennuis d’une telle aventure, j’aime mieux vous garderprès de moi. Inutile de vous dire que nous ferons notre possiblepour vous adoucir les rigueurs de la captivité. J’ai donné l’ordrequ’on vous aménage un appartement au palais du Gouvernement. Vousserez mon hôte, vivre et couvert compris, et lady Blackwood seraheureuse de vous recevoir dans ses salons. »

Clavaillan salua ironiquement soninterlocuteur.

« Milord, voici des procédés quirappellent les temps du roi Louis XVI et deM. de Suffren. Mon père, bon gentilhomme, eut ainsil’honneur, malgré son peu de fortune, d’héberger un colonelécossais pris au combat d’Ouessant. Je vois que vous êtes digne dela vieille politesse française et vous en fais mon compliment.

« Mais avez-vous jamais ouï dire qu’oneût apprivoisé une hirondelle en cage et qu’elle n’ait pas forcéles barreaux de sa prison ?

— Fi ! monsieur le marquis,appelez-vous prison la demeure du gouverneur de Madras, et ladyBlackwood ne vous semble-t-elle bonne qu’à faire unegeôlière ? Je m’attendais à mieux de la galanterie d’unchevalier français. »

Clavaillan éclata de rire :

« Milord, on a toujours profit àl’entretien d’un homme d’esprit. Mais voyez quelle est monincurable sottise. Tandis que vous me parliez avec cette bonnegrâce, je me disais que milady Blackwood me tiendrait pour un hommede peu, si je ne parvenais à me dérober au plus tôt aux charmes devotre hospitalité. Rassurez-vous pourtant. Je ne prendrai la clefdes champs qu’après avoir déposé mon hommage aux pieds de la grandeclame qui vous inspire une si généreuse sollicitude à monégard. »

Les deux hommes se séparèrent après un cordialshake-hand, l’Anglais riant de l’outrecuidance du Français, leFrançais méditant déjà tout un plan d’audacieuse d’évasion.

Celui-ci rentra donc à l’hôtel, où il trouvaWill inquiet.

« Mon enfant, lui dit-il, il se passe deschoses inattendues. La guerre est recommencée, et le capitaine quidevait nous ramener en France nous refuse désormais le passage, cequi nous oblige à demeurer ici. »

L’enfant fixa sur le jeune homme un regardplein de désappointement.

On y lisait à la fois la contrariété causéepar la nouvelle et la déception qu’il ressentait de trouversemblable résignation dans l’homme qu’il avait considéréjusqu’alors comme le plus indomptable des héros de la France, leplus farouche des amants de la liberté, préférant la mort àl’esclavage.

Tout cela, Clavaillan le lut dans lesprunelles claires du petit Will.

Il en éprouva une humiliation, et ce fut commeun coup de fouet stimulant son désir d’indépendance, sa hâte detenter une évasion.

Mais c’était un homme de grand cœur, ceJacques de Clavaillan.

Il se dit que, s’il avait le droit, presque ledevoir, de recouvrer violemment la liberté pour mieux servir lapatrie, il ne lui était pas permis d’entraîner dans son aventure unenfant de onze ans qu’il avait ravi, pour ainsi dire, à sa famille,et priver une veuve du fils sur l’appui duquel elle comptait.

Il reprit donc, maîtrisant les révoltes de sonorgueil et le frémissement de sa voix :

« Dans de telles conditions, tu dois lecomprendre, il devient inutile que je te garde avec moi et que jet’éloigne de ceux qui te sont chers. je vais donc te ramener à tamère, dans les Nielgherries, et nous reprendrons nos projets dèsque nous en trouverons l’occasion. J’espère que ce ne sera pas troplong. »

Il ne put continuer. Deux grosses larmesroulaient sur les joues de l’enfant.

« Pourquoi pleures-tu ? »questionna le gentilhomme troublé.

Will répondit, à travers seshoquets :

« Je vois que vous ne voulez plus de moi.Si vous me ramenez aux Nielgherries, c’est, bien certainement,parce que vous avez l’intention de vous en aller d’ici tout seulpour rejoindre Surcouf. Vous m’aviez pourtant promis dem’emmener.

— Mon petit Guillaume, repritaffectueusement le marquis, tu es assez intelligent pour comprendreque, si telle est, en effet, mon intention, je ne puis t’associer àmon entreprise. Ce qui est possible à un homme ne l’est pas à unenfant, et je ne me pardonnerais pas de t’avoir jeté dans lespérils d’une équipée.

— C’est bien cela, dit l’enfant. Vousvoyez que je vous avais deviné.

« Eh bien, à mon tour de vous répondreque je ne veux pas retourner aux Nielgherries. Maintenant maman afait son sacrifice, et je rougirais trop si j’étais obligé d’avouerà Anne que j’ai accepté votre proposition, que j’ai reculé devantla première épreuve qui s’offrait à moi. Si vous me ramenez malgrémoi, je m’échapperai et je ferai seul ce que vous ne voulez pasfaire avec moi. »

Il y avait une telle résolution dans ce jeunevisage que Clavaillan ne put s’empêcher de sourire. Il tapaamicalement sur l’épaule de l’enfant.

« Allons ! fit-il, c’est bien unevocation. Arme-toi donc de courage et tiens-toi prêt au premiersignal que je donnerai. Il ne sera pas facile de sortir de lasurveillance anglaise. Mais l’Inde est grande et, à défaut desnavires de John Bull, nous trouverons bien une barque de pêcheurmalabar. »

Les yeux de Will rayonnèrent d’un beau feud’audace. Il jeta un cri :

« Oh ! donnez-le vite, cesignal ! Il me tarde de vous montrer que j’ai du cœur.

— Parbleu ! répliqua le second deSurcouf, je n’en doute pas, gamin, et je te fournirai bientôtl’occasion de prouver ton courage. »

À partir de ce jour, le jeune homme etl’enfant n’eurent plus de secrets l’un pour l’autre.

Tandis que Jacques mûrissait son projet,Guillaume prenait avec les deux marins, tout acquis à l’idée, desleçons de gymnastique et de navigation. La bonne volonté qu’il yapportait suppléait au long entraînement qui lui eût été nécessaireen toute autre circonstance.

En quelques jours, Will apprit à nagervigoureusement au travers des plus fortes vagues, à grimper à laforce des poignets aux troncs les plus ardus, à faire un nœud etune épissure, à manier l’aviron comme le plus expert des étudiantsd’Oxford ou de Cambridge. Au bout de deux mois, sa souplessenaturelle, aidée de sa force accrue, l’avait rendu le plus adroitdes acrobates. Evel, le matelot breton qui avait servi sousSuffren, put lui dire, avec un large rire d’approbation :

« Gurun ! Tu vas faire un moussecomme on en voit peu, gamin. »

Tous les soirs, lorsque les quatre hommes seréunissaient à la table commune, — car Jacques de Clavaillan avaitpris à sa charge les frais faits par ses compagnons, — ons’entretenait à mots couverts du projet caressé par tous.

« Eh bien ! capitaine, demandaPiarrille, l’autre matelot, tin basque de Saint-Jean-de-Luz, est-ceque le moment approche ?

— Oui, garçon, répliqua Clavaillan, etj’espère qu’après-demain nous serons parés pour nous tirer d’icisans la permission des Ingliches.

— Ah ! Et comment comptez-vous vousy prendre ? questionna Evel.

— Je vous dirai ça tout à l’heure en nouspromenant sur les quais. »

Une heure plus tard, les trois hommes etl’enfant arpentaient la grève sablonneuse qui longe la côtedangereuse de Madras, considérant les barques indigènes, lesjonques et les sampangs chinois qui, seuls, pouvaient accoster cerivage inaccessible aux grands vaisseaux européens.

« Nous voilà sur les quais, interrogeaPiarrille Ustaritz, le Basque, je crois que vous pouvez parler sanscrainte. Les Anglais ne montent pas la garde la nuit venue.D’ailleurs, ils savent que la barre suffit à garder l’entrée duport et que les requins ne laisseraient pas un nageur sortir toutentier de l’eau. Filer d’ici me paraît presque impossible.

— C’est pourtant d’ici que nous filerons,garçon, répliqua Jacques.

— Ah ! et comment, capitaine ?Nous n’avons pas d’ailes comme les albatros et les goélands. Etpour gouverner une de ces satanées pirogues de sauvages, il fautconnaître les passes. Si encore nous avions un petit bout dechaloupe, comme on en fait dans mon pays, je crois qu’on pourraitse risquer tout de même, malgré la barre et les requins.

— Nous aurons la chaloupe, Piarrille, etmême la plus belle qu’on puisse avoir, celle de milord Blackwood,gouverneur de Madras.

— Vous voulez rire, capitaine. Je neconnais que le canot de parade de lady Blackwood. Il est vrai quec’est une superbe embarcation avec son pont mobile à l’arrière,formant mufle, sa carène en bois de teck et son mât blindé de fer.On pourrait tenir la mer avec ça.

— Et c’est avec ça que nous la tiendrons,camarades, s’il plaît à Dieu.

— Mais, pour avoir la chaloupe, repritl’incrédule Basque, il nous faut la prendre, et vous n’ignorez pasque le gouverneur a le plus grand soin du canot de sa femme. Madameen est jalouse comme une tigresse.

— Je suis très respectueux des dames,répliqua Jacques, mais, la plus noble des dames, c’est encoremadame Liberté. Voilà pourquoi je n’hésiterai pas à dépouillermilady Blackwood en faveur de notre liberté. »

Les deux hommes se mirent à rire de laboutade. Evel dit sentencieusement :

« Pour ça, capitaine, je suis votrehomme. Vive la liberté !

— Donc, tu n’auras pas de scrupules, lemoment venu, de prendre à madame la Gouvernante son embarcation deplaisance, matelot ?

— Daine, non, capitaine. Et, si nousparvenons à nous tirer d’ici et à prendre un bateau anglais, nouschargerons les goddems de rapporter la chaloupe à leur aimablecompatriote. Ce ne sera qu’un prêt de quelques jours. »

Ces réflexions, échangées à voix basse,n’étaient que la vague indication d’un plan mûri apparemment par lejeune corsaire. Ses deux compagnons ne se trouvèrent passuffisamment renseignés par ces brèves paroles, car ilspoursuivirent leurs questions.

« Mais, capitaine, reprit Ustaritz, cen’est pas tout de vouloir le bateau ; il faut encore leprendre, et ce n’est pas commode, vous savez.

— C’est pour en parler que je vous aiamenés ici. Allons inspecter ensemble le logis del’embarcation. »

Ce disant, Jacques de Clavaillan entraîna sesamis vers un petit promontoire dominant la plage. Là, sous unbosquet de palétuviers, de manguiers et de tamaris, se dressait unélégant chalet de briques auquel on n’accédait que par une vasteporte aux gonds et aux verrous de fer. Le bois en était si durqu’on n’aurait pu la briser à coups de hache.

À trois mètres du sol, sur chaque face del’édicule, on avait percé des lucarnes destinées à aérerl’intérieur de la remise.

C’était là que, sur un berceau de bois deteck, reposait l’élégante embarcation. Un système fort ingénieux decrics et de poulies permettait à deux hommes de la soulever sur sonchevalet et de la faire glisser jusque sur un berceau à roulettes,lequel, à son tour, courait sur des rails. Ces rails seprolongeaient au-delà du seuil de la porte et venaient affleurer lalimite des hautes mers. Il suffisait donc de pousser le berceau surles rails jusqu’à cette limite pour que les flots de la maréevinssent eux-mêmes prendre l’embarcation sur son traîneau.

Arrivés au pied de la maisonnette, les troishommes en firent le tour, l’examinant avec attention, en étudianttoutes les particularités.

« Hé ! pitchoun ! grommela leméridional, tout ça, c’est joliment bien compris, mais pour lesceusse qui ont les clefs de la maison.

— Ces Map Kanu de Sauzons,ajouta Evel, avaient deviné que nous aurions un jour l’idée deprendre leur bateau. Ils l’ont mis dans une armoire qui ferme bien,et je ne vois pas le moyen d’ouvrir le placard.

— Pas du dehors, c’est sûr, Evel, mongars, mais du dedans ? »

C’était Clavaillan qui venait de parler.

Le Breton ouvrit de grands yeux et regarda lechef d’un air incrédule.

« Du dedans, capitaine ? Mais lemoyen d’entrer dans la cambuse ?

— Est-ce que les échelles ont été faitespour les chiens, gros malin ?

— Bon ! Mais les échelles, où lesprendre ? Il y en a, bien sûr, dans la ville, mais les cipayestrouveraient peut-être drôle qu’on se promène la nuit avec deséchelles sur les épaules.

— Evel, mon gars, tu es devenu marche àterre, tu es resté trop longtemps sur le plancher des vaches. Ça tefait du tort, ça se voit trop.

— Alors, capitaine, expliquez-moi ce quevous comptez faire, parce que, vous voyez bien, je ne devine pas oùvous voulez en venir.

— Dis-moi, espèce d’empoté, quandM. de Suffren t’envoyait faire la faction sur les barresde perroquet, est-ce qu’on te hissait dans un fauteuil ?

— Dame non, capitaine ; je crochaisdans les haubans.

— Eh bien, nous crocherons dans le mur,voilà tout. »

Evel parut satisfait. Mais, alors, ce fut letour de Piarrille de soulever des objections. Et les siennes furentplus sérieuses.

« Bon, capitaine, dit-il. Nous grimponscomme des mouches, avec de la glu aux pattes, le long de cesbriques. Mais regardez un peu là-haut voir si vous pourrez passer,et nous avec, par ces hublots-là ? »

Il montrait les étroites lucarnes quis’ouvraient sous la toiture.

Un sourire railleur vint aux lèvres deClavaillan.

« Si j’avais un prix de malice à donner,j’hésiterais entre vous deux, garçons. Faut croire que la bièreanglaise et le riz t’ont épaissi la cervelle, mauvais Gascon, pourque tu aies le front de me dire de ces choses-là. »

Et attirant à lui Guillaume, qui n’avait pasencore ouvert la bouche :

« Et ce moussaillon-là, demanda-t-il,goguenard, pourquoi crois-tu qu’il a été créé et mis au monde,cabèce de moitié d’Espagnol ? »

Cette épithète, en tout autre temps, avait ledon de faire grincer les dents au Basque, et de mettre au clair lanavaja qu’il portait sur lui.

Mais, cette fois, elle le fit éclater de rire,tant il trouva d’esprit au chef, qui avait réponse à toutes lesobjections.

Au reste, le marquis s’empressa de leurexposer la suite de son plan.

« Écoutez : voici ce que nousferons. Quand nous serons au moment, nous viendrons ici ensemble.Nous ferons la courte échelle au petit. Il grimpera jusqu’au hubloten emportant un bon filin pour redescendre dans la baraque. Là, ilnous ouvrira la grande porte en tirant les verrous. Ce n’est pasplus malin que ça.

— Mais si les verrous sontrouillés ? intervint Evel, avec méfiance.

— Garçon, ta supposition serait fondée,si c’était des Bretons qui avaient la garde de la maison. Mais,avec les Anglais, il n’y a pas de danger. Tu comprends bien qu’ilsne laissent pas leurs ferrures si près de l’eau, dans un pays où ilpleut quatre mois, sans les graisser. Donc, rien à craindre de cecôté-là. Le petit n’aura qu’à mettre son petit doigt sur lestargettes et elles s’en iront toutes seules. Pas de doute à cetégard. »

Décidément, il n’y avait rien à répliquer.Evel et Ustaritz baissèrent la tête, se disant, en manière dedernier argument, que, d’ailleurs, avec un pareil homme, il y avaittoujours une ressource, même contre l’impossible.

« Alors, comme ça, capitaine, se borna àdire le Basque, quand est-ce que nous partons ?

— Demain, à la marée, répondit Jacques,c’est-à-dire à minuit précis. »

Les quatre compagnons reprirent leur promenadesans avoir été vus.

Jacques leur avait exposé son projet danstoute sa minutieuse précision.

Le lendemain, en effet, il y avait fête aupalais du Gouvernement.

Lady Blackwood donnait une soirée à laquelleelle avait invité non seulement ses compatriotes, mais encore tousles étrangers de distinction résidant à Madras. Jacques deClavaillan était du nombre de ceux-ci.

Il se fût bien gardé d’y manquer, sachant leprix que la fière Anglaise attachait à sa présence.

Elle tenait à le montrer à ses hôtes, un peucomme on exhibe un objet de curiosité. Il fallait donc qu’il fîtson apparition dans les salons, ne fût-ce que pour éluder lasurveillance dont il était l’objet et accomplir ainsi le planaudacieux qu’il avait conçu.

Le lendemain, à l’heure dite, tandis que Willet les deux matelots préparaient les provisions en vivres et enhardes, Jacques revêtait ses plus beaux habits de gala, ceignaitl’élégante épée de parade que la courtoisie de ses geôliers luiavait laissée, et se présentait dans les salons du Gouverneur deMadras.

On lui fit un accueil empressé. Tout ce qu’ily avait d’hommes distingués et de femmes gardant les traditions etles habitudes de l’Europe lui prodiguèrent les compliments les plusflatteurs.

Plusieurs poussèrent même la bonne grâcejusqu’à lui parler des exploits qu’il avait accomplis et desmauvais tours qu’il avait joués aux soldats et aux marins de SaGracieuse Majesté le roi George, ce qui était le comble de ladéférence.

Lady Blackwood ajouta même avec un charmantsourire :

« Quel malheur, monsieur le marquis, quenous ne puissions vous rendre la liberté qui vous permettrait dereprendre le cours de vos exploits, puisque, hélas ! la guerrerecommence entre nos deux nations. Mais, au point de vue de notresympathie pour vous, cette captivité que nous vous infligeons offreune compensation, l’assurance que nous vous gardons vivant, quenous vous protégeons contre les mauvais, que nous vous défendons devous-même.

— Milady, répondit galamment Jacques,cette marque de sollicitude de votre part sera le plus aimablesouvenir que je garderai de mon séjour à Madras, et je raconterai àSurcouf de quelle façon les Anglais de l’Inde entendent etpratiquent l’hospitalité envers leurs ennemis.

— Surcouf ! s’exclama la noble dame.En effet, monsieur le marquis, vous pourrez lui faire cettecommunication le jour où, selon nos plus sûres prévisions, nousrecevrons ce redoutable forban dans les murs de Madras.

— Ah ! fit Clavaillan, un peuinquiet, avez-vous donc eu, madame, de récentes nouvelles de moncompatriote ?

— Les plus fraîches qu’il soit possibled’avoir, monsieur. Le commodore John Harris l’a poursuiviénergiquement, ces jours derniers, dans les eaux de Pointe deGalles, et le tient cerné dans une des criques de Ceylan. Il paraîtmême que Surcouf a fait des ouvertures de paix, offrant de serendre sous conditions.

— En ce cas, madame, milord Gouverneur aété certainement induit en erreur, et le commodore Harris s’estlaissé jouer par quelque audacieux farceur qui a pris lesapparences de Surcouf. »

Il dit cela de sa plus douce voix, mais avecun sourire de persiflage au coin des lèvres.

L’orgueilleuse Anglaise en prit ombrage etfronça les sourcils :

« Le commodore, monsieur le marquis, estun homme d’âge et d’expérience et auquel on n’en fait pointaccroire, et je plains votre Surcouf d’être réduit à parlementeravec lui.

— Raison de plus, madame, pour que jedoute de la valeur de vos informations. Mais, en les respectant, jeme réjouis de ce voisinage de Surcouf qui me permettra d’entrerplus promptement en relations avec lui. »

Un jeune midshipman se mit à rire avecostentation. « Oh ! ces Français ! ils sont bientous les mêmes ! Fanfarons et vantards ! »

Jacques jeta au jeune insolent un regard quilui fit baisser les yeux :

« Monsieur, répliqua-t-il, si j’étaisencore à Madras après-demain, je me ferais un plaisir de vouscouper les oreilles pour cette aimable parole. »

L’aspirant frémit de colère. Il allaitrépondre, lorsque lady Blackwood, toujours grande darne, s’empressad’intervenir.

Elle se tourna vers les femmes de sonentourage et leur dit :

« À la bonne heure. Nous voici prévenues,mesdames, que monsieur le marquis de Clavaillan va prendre congé denous, un de ces matins ou de ces soirs, sans dire gare, pourrejoindre son ami, le pirate. Avez-vous quelque chose à lui fairedire ? »

Le marquis salua la gracieuse compagnie, lamain sur sou cœur :

« Je me chargerai volontiers descommissions de ces dames pour leurs frères, cousins ou maris, quele hasard de ma course pourra me faire rencontrer d’ici enFrance. »

L’hilarité devint générale. Tout le mondetrouvait que ce Français avait beaucoup d’esprit.

Une toute jeune femme, très rieuse,s’écria :

« Monsieur le marquis, ma sœur, ladyStanhope, a dû quitter l’Angleterre ces jours derniers pour venirrejoindre son mari à Bombay. Elle apporte avec elle deux pianos defabrication française. Je ne vous recommande pas ma sœur, car jesais qui vous êtes, mais ses deux pianos. Qu’on ne les dégradepas.

— D’autant plus, appuya lady Blackwood,que l’un de ces pianos m’est destiné. Je l’ai payé deux centcinquante livres.

— Les pianos vous seront rendus intacts,miladies, répondit Jacques, à moins que l’eau de mer ou un bouletmal élevé n’aient nui à leur bon état de conservation. »

Une seconde Anglaise s’avança. Elle détacha unruban de son corsage et le tendit à Clavaillan.

« Monsieur le marquis, la justiceanglaise est expéditive pour les corsaires. Gardez doncprécieusement ce ruban. Mon beau-frère, George Blackford, commandela corvette Eagle. S’il vous arrivait de le rencontrer,vous n’auriez qu’à lui montrer ce gage, et, pour l’amour de moi,vous ne seriez point pendu. »

Jacques prit le gage et salua très bas.

« Mille grâces, milady, — répondit-ilencore, — j’accepte ce ruban, et, si la malchance me faitrencontrer, comme vous le dites si aimablement, l’illustre GeorgeBlackford, je m’engage à le lui présenter au bout de monépée. »

Ce dernier mot passa pour une bravade, niaisn’en amena pas moins une grimace aux lèvres pâles et minces del’Anglaise humiliée.

Cependant la fête battait son plein. Lesdanses étaient fort animées.

Jacques de Clavaillan, cavalier accompli, fitface à la femme du Gouverneur dans une pavane où tous admirèrentses qualités de gentilhomme.

Il figura non moins élégamment dans unquadrille, l’une des formes de la chorégraphie nouvelle que l’ondisait inventées à la Malmaison peu de mois avant que le généralBonaparte eût échangé son titre de Premier Consul contre celuid’Empereur, sous lequel il allait bientôt ébranler le monde.

Comme la demie après onze heures sonnait auxhorloges du palais, Clavaillan vint saluer la maîtresse de lamaison et la pria de l’excuser pour le reste de la soirée, où unemigraine commençante l’obligeait à achever la nuit dans sonlit.

Et, toujours souriant, toujours aimable, ilprit congé de l’assistance en homme qui se prépare à la retrouverle lendemain.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer