Un mousse de Surcouf

Chapitre 5EN DETRESSE

Pendant un temps inappréciable, les quatrepassagers de la chaloupe demeurèrent sans force et sans pensée,renversés au fond du canot, à la merci de l’océan affolé qui lesentraînait à sou caprice.

Peu à peu, ils reprirent l’usage de leurs senset purent se rendre compte de ce qui se passait autour d’eux. Ilsrentrèrent dans leur conscience.

C’était bien la première lame de la tourmente,ce que Jacques de Clavaillan avait pittoresquement appelé le« bourrelet », qui les avait écartés avec d’autant plusde violence que la force centrifuge s’exerce surtout à lapériphérie. Désormais ils étaient hors du grand cercle de rotationdu cyclone, ils échappaient à la cuvette creusée par la trombe.

Mais il s’en fallait que tout péril fûtévité.

Sur une zone de plusieurs milles, la mer,trouée et soulevée par le passage du météore comme par un soctitanique, bouillonnait et écumait sans répit. Et c’était uneébullition de chaudière, une agitation prodigieuse faite desoubresauts et de heurts imprévus.

À chaque instant la barque bondissait, lancéeen l’air ainsi qu’une paume par une monstrueuse raquette. Elleretombait, avec un sifflement sinistre, dans les abîmes noirssemblables aux crevasses vertes qui s’ouvrent au ventre desglaciers.

Et, à ces moments-là, les quatre abandonnés,tout à la conscience de leur impuissance, sentaient que leur barquen’était plus qu’une épave à la merci de cette force aveugle etbrutale qu’est la mer en courroux.

Ils ne songeaient point à lutter. À quoibon ? Qu’eussent-ils pu faire ?

Ils avaient tenté une manœuvre hardie enhissant la voile. Cette manœuvre avait réussi à les sauvermomentanément.

Mais, à cette heure, il ne fallait pas songerà serrer la voile.

Le vent en avait fait un lambeau qu’ilsecouait à la manière d’un pavillon de détresse.

La toile blanche battait le niât et ceclapotis était à peine perceptible dans le grand fracas de latourmente. Les cordages se remuaient en zigzags fascinants, telsque de hideux reptiles jaillis des ténèbres du gouffre.

Accrochés aux bancs, Jacques et ses compagnonsse laissaient ballotter par les secousses furieuses. En cemoment ! l’instinct seul de la conservation les retenait danscette lutte désespérée contre les éléments.

La tempête les roula tout le jour, et lorsque,aux approches de la nuit, ils sentirent que la nappe s’apaisaitlentement, ils ne purent que constater l’horreur de leur position.La nier avait mis en pièces la voile, rompu la barre du gouvernail,emporté les deux tiers des provisions et rendu le resteimmangeable. Une seule chose leur restait, un fusil sur trois, etun baril de poudre qu’on avait solidement amarré à l’arrière.C’était la perspective de la mort par la faim succédant à celle dunaufrage. Et la nuit les enveloppa de ses tristesses.

Ils errèrent dans les ténèbres, écrasés defatigue, ne se parlant pas, méditant chacun de son côté aux moyensde salut qui pouvaient subsister.

La lumière ne fit qu’accroître l’affreusecertitude de leur abandon.

Ils cherchèrent du regard autour d’eux leshorizons aperçus la veille. La terre avait disparu.

Aussi loin que se portât la vue, ellen’embrassait que l’immense nappe bleue paisible et souriante sousun firmament de feu.

Où étaient-ils ? Ils l’ignoraient etn’avaient aucun point de repère.

La boussole fixée à l’arrière du canot, parune coquetterie de lady Blackwood, avait été emportée. Il étaitdésormais impossible de s’orienter.

Peut-être le soir venu, si le ciel restaitpur, pourrait-on demander aux étoiles de très vagues renseignementssur la situation du bateau.

Tous avaient comme la sensation d’un espaceénorme parcouru en quelques heures, sous la rotation forcenée ducyclone.

Qu’était devenue la corvette anglaise ?Ils n’en avaient guère le souci à cette heure et ne redoutaientplus sa poursuite. Évidemment elle avait dû périr dans latourmente, ou être rejetée dans le Nord.

Jacques de Clavaillan avait, le premier,recouvré sa présence d’esprit.

Il comprenait que de sa fermeté allaitdépendre l’énergie de ses compagnons. Par le rang, par l’éducationet le caractère, par l’initiative qu’il avait prise en lesentraînant, il était devenu leur chef.

Il devait donc agir, en effet, surtout aupoint de vue moral.

« Allons ! garçons, dit-il en sesecouant, il ne faut pas nous abandonner. Il n’y a de vaincus queceux qui consentent à l’être. Debout, et comptons sur nous-mêmes,pour que nous ayons le droit de compter sur Dieu. »

Galvanisés par ces paroles, Evel et Ustaritzse levèrent et demandèrent :

« Que faut-il faire, capitaine ?

— D’abord, reconstituer nos voiles avectout ce que nous avons sous la main. »

La chance voulut que le Basque eût gardé danssa poche un peu de gros fil et de fortes aiguilles, avec lesquelleson se mit à recoudre, tant mal que bien, les lambeaux de la voilequi pendaient encore au pic. Mais la voile ainsi refaite avait àpeine le tiers de ses dimensions ordinaires.

Il fallut y ajouter. Pour ce faire on prit unmorceau au foc ; on y attacha une partie de la toile de tentequi couvrait naguère le canot dans son berceau. Afin de refaire unebarre, on enleva, avec beaucoup d’efforts, un morceau à l’un desbancs et on l’adapta comme l’on put au gouvernail.

C’était un premier résultat. On put ainsimettre à profit les brises intermittentes qui couraient avec desrisées sur la vaste nappe tranquille.

Mais le problème de la faim demeurait entier,compliqué de celui de la soif que l’ardeur torride du ciel rendaitplus pressant.

Grâce au fusil demeuré à bord, on parvint àtuer quelques oiseaux de mer.

On utilisa comme combustible dans le fond ducanot les déchets du banc qu’on avait sacrifié, et l’on parvint àrôtir deux mouettes.

Cette maigre, très maigre victuaille, etsurtout très coriace, fit gagner un jour.

On courut vers le sud, dans l’inconnu, soutenupar la folle espérance que, Dieu aidant, on atteindrait peut-êtrela région des îles françaises.

Cette course, à travers un océan embrasé,était une agonie.

La soif ne tarda point à s’allumer, adurenteet terrible, dans ces gosiers desséchés, et avec la soif, leshallucinations qu’elle entraîne.

Tout un cortège d’ironiques visions accompagnala barque errante.

C’était tantôt, sur le liquide miroirimmobile, des visions de terres verdoyantes, de forêts et desources, tantôt, dans le manteau des nuées, un déroulement decollines et de montagnes, de cimes bleuâtres ou neigeuses.

D’autres fois, en proie au délire, lesmalheureux se levaient brusquement et montaient sur les plats bordsafin de sourire à quelque attirante fascination du gouffre. Lepetit Will avait, le premier, subi ces effrayants phénomènes.

Aussi était-ce sur lui que Jacques deClavaillan veillait le plus attentivement.

Ce n’était pas seulement la conscience de sesdevoirs envers Mme Ternant qui dictait cette vigilance aujeune homme, mais bien encore la réelle affection qu’il éprouvaitpour cet enfant vaillant qui s’était spontanément donné à lui.

L’ail sans cesse ouvert, malgré sa propresouffrance, il suivait tous les mouvements de Guillaume et lemaîtrisait aisément dès qu’il prévoyait quelque extravagance.

Avec un soin pieux, il prenait l’enfant dansses bras et lui baignait la tête et les mains avec de l’eau de mer,tempérant de la sorte les atroces tortures de la soif.

Trois nouvelles et mortelles journéess’usèrent de la sorte.

L’épuisement était arrivé à ses dernièreslimites. Jacques, la tête vide, les tempes battantes, les oreillespleines de bourdonnements, n’avait plus que la force de se souleverde temps à autre pour contempler l’horizon implacablement vide.

À ses pieds gisait Guillaume qu’il étaitsuperflu de surveiller.

Terrassé par le mal, le petit garçon n’étaitplus qu’un corps inerte, déjà paralysé par le coma final, sansqu’aucune excitation du dehors vînt l’arracher à sa torpeur.

Aux deux extrémités du canot, Evel et Ustaritzétaient en proie au délire.

La folie du Breton était sombre etfarouche ; il avait des rêves noirs.

Celle du Basque, au contraire, était joyeuse,pleine de songes ensoleillés.

Et la barque courait toujours vers le sud. Niterre ni voile ne se montraient.

Pourtant, il y eut un répit dans cette agonieaffreuse, un moment de grâce.

La quatrième nuit après le cyclone,Clavaillan, dompté par la souffrance, avait fléchi à son tour. Lachaloupe n’était plus qu’une épave emportée par la destinée, sansguide, sans direction d’aucune sorte. Elle errait au hasard, sousla brise qui tenait sa voile constamment ouverte.

Tout à coup, un choc se produisit qui fitcraquer toute la membrure.

Il fut si violent que Jacques s’éveilla ensursaut du sommeil morbide dans lequel il était plongé. En mêmetemps que lui, Evel et Piarrille se dressèrent.

La lune épanchait sa clarté blanche sur lasurface de la mer.

Il semblait qu’un peu de cette lumière entrâtdans les intelligences en dérive des deux matelots. Ils jetèrent enmême temps le même cri :

« Nous avons touché ! »

Oui, ils avaient touché. Mais quoi ? Unegrève de salut ou un récif mortel ?

Une fois de plus, l’instinct fut le plus fort.Une suprême énergie entra en ces deux hommes tout pareils à descadavres. Ils s’élancèrent vers l’avant.

Le canot avait heurté de son étrave une massevolumineuse et sombre. Maintenant il glissait le long de cettemasse, la frôlant de son gui à bâbord.

Ils regardèrent avec des yeux brûlants defièvre, et reconnurent qu’ils venaient de se jeter sur la carcassed’un grand navire. La collision n’avait pas été violente, et lachaloupe avait été seulement déviée par le choc.

Elle se tenait présentement à l’arrière duvaisseau inconnu, sous l’étambot.

Un coup d’œil plus attentif leur permit dereconnaître un vaisseau de guerre démâté et vide, flottant à ladérive, soutenu par l’eau qui avait noyé les soutes, mais n’avaitpoint défoncé le pont.

« Hardi ! cria Jacques d’une voixvibrante. C’est Dieu qui nous envoie ce secours. Il doit y avoir àmanger et à boire sur cette carcasse. »

En un clin d’œil il ressaisit la barre avecune farouche énergie. Le canot vira et, sous l’impulsion del’aviron, sur cette mer immobile, revint vers l’avant dunavire.

Des cordages pendaient aux barbes dubeaupré.

Jacques s’assura qu’on pouvait tenterl’escalade de l’épave. Aidé d’Evel, il amarra la chaloupe au grandcadavre flottant, et, d’un élan suprême, parvint à se hisser sur legaillard d’avant.

Il ne s’était pas trompé. Le vaisseaucontenait encore des vivres et des munitions.

À dire le vrai, sa cale était submergée et leplus clair de la cargaison était sous l’eau. Mais l’entrepontgardait encore quelques caisses intactes, des barils dont ondevinait la contenance, des armes et de la poudre.

Le pont conservait quelques cadavres, à moitiédéchirés par les albatros et les frégates. Un canon traînaitencore, une pièce de retraite, sur le tillac.

Chaque fois que l’énorme masse s’abaissait ouse relevait sous le roulis, on entendait le glouglou de l’eauentrant dans l’âme d’une caronade égueulée ou se déversant encascade. Aux éclats de toute nature dont le pont était jonché, aubris des mâts fauchés par les boulets, aux entrailles desbastingages, il était aisé de voir que ce vaisseau était leglorieux cadavre de quelque combattant tombé dans une lutteacharnée.

À la corne de l’artimon, tombé sur la hanchede tribord, pendait encore le pavillon aux armes d’Angleterre.Cette vue seule ranima les trois hommes.

« Vive la France ! cria Jacques deClavaillan. Surcouf a passé par ici. Je le reconnais à ses coups.L’Ingliche a dû en voir de dures. »

Aidé de ses compagnons, il défonça l’une descaisses. Elle contenait des conserves de viandes froides. Dans uneautre on trouva du biscuit de nier.

« Embarquons tout ça chez nous,garçons ! ordonna le marquis, après que les deux matelots sefurent restaurés. Le ciel s’est souvenu de nous.

— Au plus pressé, d’abord, » ajouta-t-il,en montrant un baril de vin et une petite boîte de fer blanc que saforme et ses dimensions désignaient suffisamment comme devant êtreune de ces pharmacies portatives dont nos pères avaient soin de semunir dans tous leurs voyages au long cours.

Il avait deviné le contenu de la boîte. Ellerenfermait, entre autres médicaments, une bonne provision dequinine distribuée en doses régulières.

Jacques en versa une dans un gobelet de vinet, écartant les dents serrées de Guillaume, fit absorber àl’enfant l’amer breuvage qui devait le sauver.

Puis les trois hommes remontèrent sur lacarcasse en dérive et en enlevèrent tout ce qui pouvait leur êtreencore de quelque utilité, fil, aiguilles, haches et couteaux,cordages demeurés intacts, et de nombreux lambeaux de voilescarrées que la brise agitait en haillons au bout des vergesbrisées.

Le jour les surprit en cette occupation, et,comme ils étaient seuls à la surface du grand désert salé, ilsprofitèrent de la bienfaisante lumière pour achever leurbesogne.

Alors seulement ils songèrent à reprendre leurroute vers le sud.

Amarrée à l’épave, la chaloupe avait dérivéavec elle. Un courant très lent les emportait en même temps. Lescompas trouvés par Jacques lui permirent de faire le point. Ilconstata alors qu’ils se trouvaient par 70 degrés de longitudeorientale et 2 degrés de latitude méridionale, à mi-distance entreles Maldives et les îles Chagos.

Ainsi, en moins de dix jours, grâce à l’énormepoussée du cyclone, la frêle barque avait parcouru plus de quatrecents lieues de mer et franchi la ligne. Le courant qui l’emportaità cette heure, le jeune corsaire le connaissait bien : c’étaitcelui qui, au voisinage des moussons, s’établit entre les côtes del’Afrique et celles de l’IndoChine, passant au sud des Seychelleset au nord de Sumatra. Il s’adressa aux deux matelots que cesecours providentiel avait remis sur pieds.

« Courage, garçons, leur dit-il. Noussommes sur la bonne route. Nous filons sur Maurice. La carcasse quenous venons de rencontrer prouve que les Français ont fait dutapage par ici, et que Surcouf a purgé la mer des Anglais.

Pourvu qu’il soit vivant encore ! ditEvel en soupirant.

— S’il n’est pas vivant, soyez sûrs qu’ilest mort en tuant plus de monde aux goddems qu’il n’en a perdu.Mais il est vivant, je vous le garantis. D’ailleurs, il suffit deregarder la carène de ce bateau pour mesurer la valeur des pruneauxque les nôtres lui ont décochés. Voyez plutôt. »

Et il leur montrait, sous l’eau claire etclapotante, l’énorme déchirure qui avait éventré le flanc de lafrégate anglaise au-dessous de la flottaison.

En ce moment, Guillaume se ranimait sousl’influence du remède bienfaisant qui le délivrait de la fièvre.L’enfant ouvrait péniblement les yeux :

« À boire ! » murmura-t-il,prononçant les deux mots qui sont le premier cri de la chair enrévolte contre l’abominable torture de la soif.

Jacques prit vivement un peu d’eau à l’une desoutres qui avait survécu à la tourmente et la colora de quelquesgouttes du bon vin trouvé sur l’épave.

Le petit malade but avidement le breuvageapaisant. Un soupir de soulagement dégonfla sa poitrine. Les traitsde sa face grippée se détendirent.

« C’est bon ! » murmura-t-il,tandis qu’un sourire éclairait le pauvre visage pâli, aux lèvresviolettes, et que les mains jusque-là gourdes et inertes seremuaient pour saisir le gobelet vide entre celles deClavaillan.

Mais le marquis jugea prudent de ne pointaccorder sur-le-champ à la prière de l’enfant la satisfactionqu’elle réclamait.

Il enveloppa le front brûlant du garçonnetd’un linge mouillé, afin que l’évaporation sous le rayonnementexterne conservât un peu de fraîcheur à ses tempes. Puis, aidé deses deux compagnons, tout à fait ranimés à cette heure, ilimprovisa une sorte de couche, recouverte d’une toile de tente.

Ce fut sur ce lit très sommaire qu’on étenditle petit Will, retombé dans le pesant sommeil de l’atonie, et lestrois hommes, émus jusqu’aux larmes, se relayèrent auprès du petitmalade pour le surveiller.

Il ne restait plus qu’à abandonner la carènebienfaisante, afin de tirer parti des souffles favorables et degagner du temps et de l’espace.

On couvrit donc le canot de toute la toilequ’on avait pu se procurer.

Le vent se maintenant toute la nuit, on gagnaune centaine de mille vers le sud-ouest, en se dirigeant,croyait-on, du côté de Madagascar.

À l’aube suivante, les voyageurs constatèrentavec effroi que la brise soufflait de l’est. Elle avait fait unesaute à angle droit et poussait désormais leur embarcation versl’occident.

Ils essayèrent de louvoyer afin d’offrir moinsde prise au vent.

Il eût été trop cruel, en effet, de perdre cequ’on pouvait appeler le bénéfice des souffrances subiesjusqu’alors, puisqu’il semblait que ce fût la Providence elle-mêmequi eût pris les captifs par la main et les eût guidés à traversles fureurs de l’ouragan vers ces régions équatoriales où ilsallaient enfin trouver le salut.

À présent que chaque heure les rapprochait desîles françaises, l’ironie leur eût semblé trop amère de se voirarracher de la route du midi pour se trouver rejetés vers lecouchant ou le nord.

Et cependant force leur fut de se rendre àl’évidence. Au lieu de continuer à descendre au sud, ils dérivaientsensiblement vers l’ouest.

Quand ils voulurent s’expliquer le phénomène,la vérité ne leur apparut que trop clairement. Le courant qui lesemportait avait évidemment changé de place. Au lieu de passer sousles Seychelles, il passait au-dessus et allait se perdre sur lacôte du pays de Somal. Ce fut une amère certitude et dont la clartéfunèbre les rejeta dans les appréhensions douloureuses qu’ilsvenaient de traverser. Toutes leurs angoisses allaientrecommencer.

Mais ils venaient de rencontrer un secoursprovidentiel. Jacques leur en fit la juste remarque et leur exposaqu’il serait lâche de s’abandonner à la crainte, précisément aumoment où leur courage avait été réconforté par des causesabsolument indépendantes de leur volonté.

« Vous avez raison, capitaine, reconnutle Breton Evel. Nous serions coupables de nous abandonner audécouragement. Le bon Dieu a assez fait pour nous. À nous de nousaider tout seuls maintenant.

— La première chose à faire, repritClavaillan, c’est de tâcher de sortir du lit de ce courant et dereprendre, s’il est possible, notre route au sud. »

Il exposa les raisons qui le faisaient parlerainsi.

La rencontre qu’ils venaient de faire, de lafrégate mutilée, prouvait qu’un combat naval avait eu lieu sous ceslatitudes.

Il était donc certain que les Françaiss’étaient montrés dans ces parages.

« Quels sont ceux de nos compatriotes quiont livré bataille ? Nous ne le savons point encore. Maisj’espère que, d’ici peu, nous serons renseignés à ce sujet ;il n’est pas vraisemblable qu’ils aient eu le dessous.

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela,capitaine ? demanda Ustaritz.

— Crois-tu, répondit le jeune homme, que,si les Anglais eussent été victorieux, ils auraient abandonné unnavire d’une telle importance ? Vous avez pu vous assurerqu’il y avait encore des canons dans les sabords. En supposantqu’ils eussent voulu se défaire de la frégate, ils l’auraient aumoins brûlée. »

L’argument était spécieux, mais il ne parutpas convaincre le Basque.

Celui-ci hocha la tête et risqua une sérieuseobjection :

« Mais on peut dire la même chose dans lecas où ce seraient les Français qui auraient battu leursadversaires. Pourquoi auraient-ils abandonné la frégate ?

— Il y a une explication qui me paraîtsuffisante, dit Jacques.

— Et quelle est cette explication,capitaine ?

— Voilà ! La bataille a dû se livrerla veille ou le matin du jour où la tornade a passé. Dès qu’ilsl’ont vue venir, les Français ont dû s’empresser de recueillir lesblessés à bord des vaisseaux valides et de fuir le cercle de latempête. Ils n’ont pas eu le temps de prendre ce qu’ils pouvaientenlever du navire. Ils l’ont donc abandonné. »

Ustaritz se contenta de cette hypothèse,comprenant bien que, quelle que fût la vérité, ce n’était ni lelieu, ni l’heure de s’en enquérir. Le souci de l’heure présenteétait d’échapper au plus tôt au péril de la mer et de la faim.

En conséquence, malgré l’écrasantetempérature, on se mit en devoir de confectionner des voiles avecles débris de celles qu’on avait pu emporter de la frégate.

On parvint ainsi à couvrir la chaloupe, etl’on gagna quelques milles dans le sud avec l’espoir très précairede voir surgir une voile sur l’horizon du sud.

Telle était la fébrile impatience desfugitifs, qu’ils ne doutaient pas un instant que cette voile ne fûtfrançaise. Bien certainement, Surcouf courait la mer, et peut-êtreaurait-on le bonheur de l’e rencontrer.

Par malheur, le vent, encore utile malgré safâcheuse direction, fléchit de nouveau, pour tomber tout à fait aubout de quarante-huit heures.

C’était, de nouveau, la menace de l’abandon etde la mort par la faim qui se dressait sur les têtes des quatremalheureux. Décidément le destin leur était contraire, et ledécouragement les envahit pour la seconde fois.

Sans compter que ce calme plat étaitprécurseur de nouvelles tempêtes. Allait-on subir derechef l’assautde quelque typhon des mers du sud, ces épouvantables furies du cielet de l’eau qui bouleversent la nature et changent parfois la faced’une terre entière ?

Jacques commença par rationner les vivres,l’eau potable surtout.

L’expérience précédente avait été suffisammentinstructive. Il ne fallait pas se laisser prendre au dépourvu. Dansce désert liquide, la plus terrible des épreuves était celle de lasoif, et l’on venait de la subir assez cruellement pour ne pointvouloir la recommencer.

Mais que pouvait l’énergie désespérée del’homme contre l’implacable rigueur du ciel et les misères dudénuement le plus absolu ? Les jours et les nuitss’écoulaient, épuisant les provisions, diminuant les forces desmalheureux.

Il y avait tout près de trois semaines que lesfugitifs avaient quitté Madras.

C’était miracle que leur frêle embarcationn’eût pas succombé aux assauts de l’océan.

De nouveau, la faim, la soif, la chaleureffrayante accomplirent leur œuvre.

Ils tombèrent l’un après l’autre, et, cettefois, chose étrange, ce fut l’enfant qui succomba le dernier.Guillaume Ternant lutta désespérément contre le mal.

Seul, il dut pourvoir au salut de sescompagnons, leur prodiguer ses soins, leur porter avec desprécautions infinies les rares gouttes d’eau chaude demeurée aufond des outres aux trois quarts vides. Puis, quand il eut vuJacques de Clavaillan en proie à un délire continu, s’abattrelui-même à l’arrière, incapable de faire un mouvement, le petitorphelin jugea sa tâche terminée et se coucha pour mourir à côté deson grand ami vaincu.

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