Un mousse de Surcouf

Chapitre 1CAPTURES

[1]Le 4vendémiaire an VII, c’est-à-dire le 25 septembre 1799, letrois-mâts la Bretagne sortait du port de Brest et gagnait la mer,toutes les voiles dehors.

C’était un beau navire de commerce quitransportait des émigrants vers l’Amérique. On mourait de faim enBretagne, comme un peu partout d’ailleurs en France, et cetteémigration-là ne ressemblait point à celle que les lois encore envigueur punissaient de mort.

Le gouvernement accordait son consentement àtout citoyen qui, muni de son brevet de civisme, déclarait nes’absenter que pour subvenir à son existence ou faire acte decommerce.

Par malheur, la navigation était trèsdifficile. Les côtes étaient étroitement surveillées par lescroisières anglaises, qui usaient de représailles dans la guerre decourse.

Il devenait chaque jour plus difficile auxnavigateurs français d’échapper à la poursuite des vaisseauxbritanniques, dont les canons coulaient impitoyablement tout navirerefusant d’amener son pavillon.

La Bretagne cependant nourrissait cetteespérance de se dérober à l’œil vigilant des vigies rouges. Ellefilait de huit à dix nœuds et n’avait pas craint de tenter un aussilong voyage au moment le plus défavorable de l’année, en une saisonféconde en naufrages.

Elle portait dix-huit hommes d’équipage etcent vingt passagers, au nombre desquels figuraient un jeunemédecin, Charles Ternant, sa femme et ses deux enfants, Anne etGuillaume. Anne avait alors sept ans, Guillaume tout près decinq.

Ternant se dirigeait vers l’Amérique du Sud etles colonies espagnoles de la Plata. Un frère aîné y avait réussi àgagner une petite fortune, qu’il avait laissée par héritage aujeune médecin, et celui-ci espérait, avec l’aide de cet argent, secréer une position meilleure dans un pays presque vierge encore, oùles Européens trouvaient à s’assurer une clientèle et desressources.

Les premiers jours de navigation n’offrirentaucun incident fâcheux. Le ciel fut clément, la mer belle. On gagnaainsi les côtes d’Espagne. On évita le voisinage du Portugal,entièrement acquis à l’Angleterre. À la hauteur des Canaries, alorsque l’on pouvait se considérer comme sauvés et se jeter hardimentdans l’ouest, on vit brusquement apparaître à l’horizon les voilescarrées d’une corvette anglaise.

Il fallut fuir et se laisser pousser vers lesud.

C’était une étrange vie que celle du bord pources hommes et ces femmes de conditions si différentes qui, la mortdans l’âme, s’éloignaient de la mère patrie pour chercher sousd’autres cieux le moyen de conserver une lamentable existence.

La France sortait à peine de la Révolution etle gouvernement du Directoire touchait à son terme. La faminerégnait sur toute l’étendue du territoire de la République,ensanglanté par les atrocités de la Terreur et les crimes de laguerre civile. Au dehors, le drapeau de la France, illustré pard’éclatantes victoires : Valmy, Jemmapes, Fleurus,Hondschoote, Montenotte, Lodi, Castiglione, Arcole, Rivoli, par laconquête des Flandres, des Pays-Bas, de la Savoie, du nord del’Italie, venait de subir, coup sur coup, de sombres revers. LesAustro-Russes, conduits par Souvarow, nous avaient battus àCassano, à la Trébie, à Novi. Jourdan avait dû reculer devantl’archiduc Charles, après la défaite de Bamberg, et la flottefrançaise de Brueys, anéantie par Nelson à Aboukir, laissait notrearmée à la merci des Anglais en Égypte.

Il est vrai que, guidé par son étoile,sollicité par la fortune, le jeune vainqueur d’Arcole et de Rivoli,des Pyramides et du Mont-Thabor, venait de rentrer en France. Deuxmois ne s’écouleraient pas tout à fait avant que Bonaparte, par lecoup d’État de brumaire, renversât un gouvernement tombé dans lemépris et inaugurât pour la France une ère de gloire sansprécédent.

Pour faire face à tous les ennemis dudehors ; la France avait accompli des prodiges de courage etd’activité. Dépourvue de vaisseaux et, surtout, de marinsexpérimentés, elle avait essayé, par la course, de tenir tête àl’Angleterre. Des combats malheureux sur mer n’avaient servi qu’àaccroître les forces de l’implacable et séculaire rivale. On avaitpu voir le Vengeur sombrer glorieusement en avant de Brest sous lesboulets de l’ennemi.

Présentement, dans les mers de la Chine, unBreton se faisait un nom illustre parmi les grands corsaires denotre histoire. À vingt-cinq ans, Robert Surcouf, de Saint-Malo,avait déjà porté de rudes coups au commerce britannique, sanscraindre même de se mesurer aux corvettes et aux frégates del’ennemi. Un an plus tôt, il avait équipé à ses frais la corvettela Clarisse, armée de quatorze canons, sur laquelle ilétait devenu la terreur de l’Océan Indien.

C’était lui que poursuivaient sans relâche lesvaisseaux anglais, contre lui que se rassemblaient les escadres del’île Maurice, de Madras et de Bombay. Pourtant, chaque capitaineennemi, quelle que fût sa bravoure, redoutait le terrible Malouinet ne se lançait à sa recherche qu’avec le secret espoir de nepoint le rencontrer.

La Bretagne fuyait donc vers le sud, faisantun écart considérable de sa route, mais avec l’intention arrêtée dela reprendre dès qu’elle trouverait la mer libre.

Hélas ! la surveillance était bienexercée, et l’on n’était pas encore au 15 novembre que le pavillonanglais se montrait derechef sur l’horizon du nord-ouest.

Il fallut fuir encore vers le midi.

Là, nouvelle menace. Elle surgissait dusud-ouest.

Trois vaisseaux ennemis donnaient la chasse aupauvre trois-mâts auquel une seule route restait ouverte, celle del’est, à travers les périls du redoutable cap des Tempêtes, devenu,depuis Vasco de Gama, le cap de Bonne-Espérance.

C’était se jeter dans la gueule duléopard.

Le Cap était, en effet, la station anglaisepar excellence et les vaisseaux y devaient pulluler.

N’importe ! On n’avait pas le choix. Ilfallait prendre ce qui s’offrait, car on savait quel sort cruelattendait les prisonniers de guerre français sur les pontons de laGrande-Bretagne. D’ailleurs, les malheureux émigrants faisaiententendre un tel concert de plaintes que le capitaine Kerruoncommençait à en perdre le sang-froid.

On se mit donc à fuir dans l’est, comme onavait fui dans le sud, avec le fragile espoir de se réfugier, aubesoin, sous la protection des canons de Saint-Denis, dans Pile dela Réunion. Or, il y avait plus de deux mois que la Bretagne avaitquitté Brest lorsqu’elle se trouvait à la hauteur du Cap. Sa courseavait été favorisée par le vent, et elle pouvait espérer atteindrel’île avant la fin du troisième mois.

Comme pour stimuler sa vitesse, les voileshostiles se laissaient voir au large, tantôt plus rapprochées,tantôt plus éloignées, selon que le navire français gagnait ouperdait du champ.

L’épouvante fut donc grande à bord de celui-cilorsque, le 10 décembre, tandis que, après avoir franchi la zonedangereuse du Cap, il pouvait croire à un répit dans l’acharnementde la poursuite, la vigie signala une voile surgissant à l’horizonde l’est.

Il y eut un moment d’angoisse affreuse.

Le capitaine assembla l’équipage et ne trouvaque des hommes résolus à vendre chèrement leur vie. Il consulta lespassagers. Un tiers se prononça pour la résistance ; les deuxautres, pris de pitié pour les femmes et les enfants, furent d’avisqu’il valait mieux se rendre. Peut-être les Anglais secontenteraient-ils de faire payer une contribution aux malheureuxémigrants afin de leur accorder le libre passage enAmérique ?

Comment lutter, d’ailleurs ? On n’avait àbord que deux mauvais pierriers pouvant fournir douze coups chacun.En outre, en rassemblant toutes les armes à feu, on ne pouvaitarmer qu’une trentaine d’hommes.

Le parti de la reddition prévalut donc, et lecapitaine Kerruon fit arborer les signaux indiquant sasoumission.

Les vaisseaux anglais accourant de l’ouestfurent bientôt à portée de canon. Le premier, une corvette dequatre-vingt-dix hommes d’équipage, avec huit pièces, s’approchad’assez près pour signifier à la Bretagne d’avoir à amener sonpavillon.

Mais tandis que le vieux marin brestois, larage au cœur et les yeux pleins de larmes, s’apprêtait à obéir àl’ordre humiliant, voici que, brusquement à la grande stupeur desfugitifs, la scène changea entièrement d’aspect.

On put voir la corvette anglaise se couvrir detoile et virer de bord en courant vent arrière pour reprendre laroute qu’elle venait de suivre en sens contraire.

Le second vaisseau, dont on ne pouvait encoreapprécier l’importance, imita l’exemple de la corvette.

« Tonnerre de Brest ! s’exclama leBreton, qu’est-ce que ça signifie ? Ne dirait-on pas que lesgoddems veulent fuir ? »

On eut promptement le mot de cette étrangeénigme.

La voile aperçue au sud-est grossissait à vued’œil.

Bientôt, il ne fut plias possible de s’ytromper. C’était bien les trois couleurs, c’était le pavillonfrançais qui battait à sa corne.

Haletants, le cœur plein, la poitrine agitéed’une fiévreuse espérance, l’équipage et les passagers de laBretagne n’osaient point en croire leurs yeux, ne sachant commentexpliquer la présence d’un bâtiment français sous ceslatitudes.

Tous s’étaient élancés vers le pont et,penchés sur les bastingages, assistaient au singulier événement quiavait assuré leur salut.

Le vaisseau inconnu s’approchait à une vitessede dix à douze nœuds, très supérieure à celle des croiseursennemis.

Comme certaines étoiles du firmament, il sedédoublait.

Bientôt on put voir derrière lui, dans sonsillage, un brick de grandes dimensions, dont les sabords relevésmontraient les gueules luisantes de huit pièces de seize,formidable satellite du premier bâtiment, qui ne portait pas moinsde seize bouches à feu.

Celui-ci venait, rapide comme un oiseau deproie.

Et, vraiment, il en avait la mine élégante etfarouche, avec ses larges voiles carrées, ouvertes ainsi que desailes, qui débordaient la carène renflée. Il était mince pourtantet long, taillé pour des luttes de vitesse. Son étrave se creusaitcomme la gorge d’un albatros, dont son beaupré chargé de toileimitait assez bien le bec puissant.

Il avait pris chasse sur les deux vaisseauxanglais et il était visible qu’il les rejoindrait promptement.

En passant devant le trois-mâts, il le saluaallégrement, et les fugitifs purent entendre une immense clameurleur souhaiter un bon voyage.

Quand l’étrange vaisseau défila devant laBretagne, le capitaine Kerruon, armé de sa longue-vue, put lire lenom inscrit au-dessous de la dunette.

Un hourra souleva sa poitrine, aussitôt répétépar l’équipage et les passagers du trois-mâts brestois. LaClarisse ! « Vive RobertSurcouf ! »

« Vive Robert Surcouf ! »L’acclamation était méritée.

C’était lui, en effet, l’invincible corsaire,le glorieux Malouin, digne descendant de Duguay-Trouin, qui venaitde sauver ses compatriotes en détresse et s’apprêtait à livrerbataille aux éternels ennemis de la France.

Le docteur Charles Ternant, frémissant d’unpatriotique enthousiasme, appela à lui sa femme et ses enfants.

Puis, prenant son fils dans ses bras, ill’éleva au-dessus des bastingages et, lui montrant les deux naviresfrançais voguant triomphalement à travers les eaux calmes etlimpides :

« Guillaume, s’écria-t-il, regarde biences bateaux qui passent et grave leur image dans ton souvenir.C’est la gloire de ta patrie que tu vois. Ne l’oublie pas. Vive laFrance !

— Vive la France ! » répéta lavoix pure du petit garçon.

Guillaume Ternant ne devait point oubliercette journée.

Maintenant les deux vaisseaux étaientpassés.

On put voir la Clarisse gagner surles Anglais, les dépasser pour leur barrer le chemin, puis revenirsur eux comme la foudre.

Tout à coup une détonation éclata ; unflocon blanc s’éleva au-dessus du corsaire et, pendant un tempstrès court, le masqua.

La corvette anglaise riposta bravement.

Ce fut alors un roulement formidable dedécharges successives.

La Clarisse soutint, d’abord, le feude ses deux ennemis. Bientôt, détachant le brick contre lacorvette, elle s’élança sur le second vaisseau et se mit à lecanonner à outrance.

La Clarisse était une terribleguerrière qui ne perdait pas ses coups. Un de ses boulets rasa lamisaine de son adversaire, un second abattit le grand mât.Incapable de manœuvrer, le bateau anglais dut amener sonpavillon.

Ce fut alors le tour de la corvette.

Elle était commandée, sans doute, par unofficier plus valeureux, car elle se défendit avec rage. Les canonsde la Clarisse et ceux du brick la couvrirent deprojectiles. Après une demi-heure de combat, il devint manifesteque le vaisseau britannique, touché au-dessous de la flottaison,avait une voie d’eau mortelle.

Alors seulement, sur les débris sanglants, àla corne d’artimon, le pavillon flottant fièrement au-dessus dugouffre fut tranché par la hache d’un gabier.

Des quatre-vingt-dix officiers et matelots dunavire anglais, cinq seulement étaient debout, diversementblessés ; six autres respiraient encore. Tout le reste étaitmort.

La nuit descendit sur cette scène terrifianteet sublime.

La Clarisse revint sur sa route. Elleavait subi des avaries qui exigeaient un prompt retour dans leseaux françaises. Elle prit donc sous sa protection la Bretagne. Letrois-mâts avait besoin de renouveler ses vivres, vu l’énorme pertede temps qu’il avait subie.

En reconnaissance du service rendu, lecapitaine Kerruon offrit de prendre à son bord les blessés tropgravement atteints de la Clarisse.

Ce fut en cette circonstance que GuillaumeTernant eut l’occasion de voir Robert Surcouf.

Le célèbre corsaire était encore un tout jeunehomme, puisqu’il venait d’atteindre sa vingt-sixième année. C’étaitun homme d’une taille au-dessus de la moyenne, d’une prodigieusevigueur sous des apparences élégantes et frêles. Il avait unebeauté particulière du visage, qui résidait surtout dansl’expression étrangement farouche de ses prunelles pendant l’actionet leur douceur presque féminine au repos. Cela lui avait fait uneréputation unique parmi les Anglais, ses ennemis détestés, car,pour l’ensemble des lignes du visage et la régularité classique, leMalouin pouvait être tenu pour laid.

Il avait été blessé pendant le combat par unéclat de bois dont une écharde s’était profondément enfoncée danssa main droite, ce qui le faisait beaucoup souffrir. Informé qu’ily avait un médecin à bord de la Bretagne, il passa sur le pont dutrois-mâts et vint demander au docteur Ternant des soins quecelui-ci fut trop heureux de lui prodiguer.

Avec une habileté consommée, le chirurgienbrestois parvint à extraire l’écharde. Puis il fit saigner la plaiequ’il débrida, la lava à l’eau de mer et lui appliqua un pansementqui, au bout de huit jours, rendit à Surcouf l’usage de samain.

Le corsaire l’en remercia avec effusion, et,embrassant les deux enfants du jeune médecin, dit à celui-ci, enlui tendant sa main gauche, la seule dont il pût encore seservir :

« C’est entre nous à la vie à la mort,docteur Ternant. Nous sommes doublement compatriotes, puisque jesuis de Saint-Malo et vous de Brest. Si jamais vous, votre femme ouvos enfants avez besoin de moi, n’oubliez pas que je suis votre amipour toujours. »

Et, soulevant de son bras herculéen le petitGuillaume, qu’il mit sur un cabestan, il s’écria :

« Docteur, si vous n’avez pasd’intentions spéciales au sujet de ce gamin, donnez-le-moi. J’enferai un crâne marin.

— Oh ! oui, oh ! oui, s’écriale garçonnet en se jetant au cou du corsaire, je veux être marincomme toi. »

La Bretagne ne mit que huit jours à gagnerl’île française. Le temps était magnifique et les Anglais n’osaientpoint inquiéter le commerce. Ils savaient Surcouf en course.

Hélas ! ce n’était là qu’un répitmomentané pour le trois-mâts. Pour reprendre le chemin del’Amérique, il devait revenir sur ses pas, affronter de nouveau leCap, les dangers de la nier et ceux des hommes. Yéchapperait-il ? Il n’y échappa point.

Lorsque, après une escale de dix jours,nécessaire à la réfection de l’approvisionnement et à la réparationde certaines avaries, le trois-mâts reprit la mer, il alla donnerde nuit au cœur d’une croisière anglaise, sept vaisseaux sortis duCap pour envelopper le redoutable marin qui venait d’humilier sicruellement le pavillon britannique. La Bretagne dut se rendre.

Les Anglais firent un tri parmi lesprisonniers. Un quart d’entre eux fut interné au Cap, un autrequart embarqué sur un bateau qui faisait voile vers l’Inde.

Après quoi, le capitaine Kerruon et sonéquipage ayant été retenus pour les pontons, la Bretagne,débaptisée et devenue le Earl of Essex, transporta àBuenos-Ayres les restes des misérables émigrants dont l’extrêmedénuement désarmait l’ennemi.

Parmi les captifs dirigés sur l’Inde, setrouvèrent le docteur Charles Ternant et sa famille.

Avec une barbarie injustifiable, le père futséparé de sa femme et de ses enfants. L’esprit soupçonneux desgeôliers mettait d’un côté les hommes, de l’autre les femmes. Lespremiers furent internés dans l’île de Salsette, près deBombay ; on déposa les secondes sur divers points de la côtede Malabar. Ce fut une captivité cruelle et inique. Entassés dansun îlot pestilentiel, n’ayant pour s’y coucher que des paillotes àmoitié effondrées, pour nourriture que quelques poignées de riz,les infortunés prisonniers furent rapidement fauchés par lamaladie.

Le docteur Ternant fut du petit nombre de ceuxqui résistèrent à l’influence pernicieuse du climat.

Mais, dans cette promiscuité de la geôle,énervé par les procédés ignominieux et les mauvais traitements, ilne fut pas toujours maître de son humeur et, un jour quel’acharnement des gardiens avait poussé à bout sa longanimité, ils’emporta au point de reprocher durement à l’officier surveillantson manque d’égards.

Désireux de faire preuve d’éducation, celui-cirépondit aux reproches du Français en lui adressant destémoins.

À cette époque, la loi anglaise ne faisaitpoint un crime du duel. Ternant prit deux seconds parmi sescompagnons de captivité.

Les prisonniers n’avaient point d’armes, celava sans dire. Il était défendu, sous peine de mort, aux soldats quiles gardaient de leur laisser le moindre instrument ou ustensilequi pût avoir l’apparence d’une arme. Ils n’avaient ni couteaux, nimarteaux, en un mot, aucun outil qui pût devenir un objet ou unmoyen d’offensive. Il semblait donc que la rencontre fût rendueimpossible.

Déjà l’officier goguenard avait fait offrir aumédecin un duel à la boxe, et le Breton, sans s’intimider, avaitaccepté cet ultimatum.

Il avait ajouté pourtant aux conditions ducartel :

« Dites au lieutenant Seaford que je meréserve, après un combat à coups de poings, de lui demander uneréparation par les armes, s’il m’arrive de m’en procurer par unmoyen quelconque. »

Et l’Anglais, s’esclaffant de rire, avaitsouscrit à cette clause.

Or, il advint que l’ayah hindoue, chargée deporter au docteur sa maigre pitance quotidienne, lui remitclandestinement une paire de ciseaux dont l’une des branches étaitarrondie.

Dévisser les ciseaux, aiguiser sur une pierredure la branche ronde, afin d’en faire une pointe sensiblementégale à celle de l’autre branche, puis attacher l’une et l’autre àdeux rotins très lisses, fut pour le médecin l’affaire d’unejournée de travail.

Le lendemain, il se présentait au combat àl’heure dite et administrait à l’Anglais une raclée à la boxe, unede ces raclées que les seuls Bretons savent donner aussimagistralement.

Il n’en fallut pas davantage pour déterminerl’officier à accepter le duel bizarre qui s’offrait à lui comme unerevanche.

Là encore, le docteur Ternant futvictorieux.

Il plongea toute sa pointe, soit environ troispouces d’acier dans l’épaule droite de son adversaire. Lui-mêmereçut au poignet une estafilade à laquelle il n’attacha aucuneimportance.

La malchance voulut que l’acier fûtrouillé.

La plaie s’envenima et la gangrène s’ensuivit.En peu d’heures l’état du médecin français devint critique. Il n’yavait là aucun chirurgien pour faire l’amputation renduenécessaire.

Les conditions défavorables du séjour, latempérature humide et les miasmes d’un sol marécageux amenèrentrapidement une aggravation.

Quarante-huit heures plus tard, le docteurTernant était mort.

Il mourut, les yeux pleins de larmes ausouvenir de sa femme et de ses enfants.

On l’enterra sans prières, sans cercueil, dansune fosse creusée à la hâte au pied d’un banyan. Les prisonniers yplantèrent une croix de bois.

Et tandis que le père mourait ainsi à Bombay,de l’autre côté de la péninsule indienne, la veuve et les enfants,gardés à vue par des cipayes anglais, unissaient leurs prières etleurs sanglots.

Ce fut pour eux une immense douleur qued’apprendre la fin cruelle de leur unique protecteur. Les autoritésanglaises se laissèrent pourtant émouvoir par leur détresse, etl’on accorda à la malheureuse famille l’autorisation de s’établir àOotacamund, sur les premiers contreforts des montsNielgherries.

De la petite fortune sur laquelle Ternantavait compté pour se créer une situation, il resta juste assez à saveuve pour occuper une maison solitaire, à la lisière des bois, ets’assurer une existence tout à fait voisine du dénuement.

C’était l’exil, non plus seulement sur uneterre étrangère, mais dans un pays absolument inconnu, loin ducontact de la civilisation blanche, avec le désespoir de ne plusjamais revoir le ciel de la patrie, les horizons sacrés de la« douce France ».

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