Un mousse de Surcouf

Chapitre 2L’ENFANCE D’UN CAPTIF

Mme Ternant était une noble femme, aucœur vaillant, que l’adversité ne devait point abattre. Elle fut àla hauteur de sa tâche et des épreuves cruelles que lui infligeaitla destinée.

Seule, sans époux, sans ami, n’ayant d’autresrelations que celles de deux familles de planteurs anglais établisdans son voisinage, c’est-à-dire à dix milles de distance, elleentreprit de faire face à toutes les difficultés de sa nouvellesituation et de donner à ses enfants une éducation qui leur permîtde conserver en leur jeune mémoire le souvenir et l’amour de lapatrie perdue.

À dire le vrai, c’étaient de fort braves gensque ces colons anglais, venus en ces lieux presque sauvages pour yessayer la culture du café, que le gouvernement de la métropoleencourageait à l’aide de subventions et de primes assezconsidérables.

L’une des deux familles, la plus nombreuse,était irlandaise. Elle comptait, en outre du père et de la mère,sept enfants, dont cinq étaient des garçons, grands, robustes, trèsdéveloppés pour leur âge, aidant leurs parents dans les travaux desurveillance de la plantation.

La communauté de religion créa tout de suiteun lien de sympathie entre la veuve et les enfants du docteurCharles Ternant et le foyer de Patrick O’Donovan. Les mois puis lesannées resserrèrent ce lien, si bien que les deux mères décidèrentque l’on raccourcirait les distances en construisant deux maisonsnouvelles et plus voisines aux confins des deux domaines.

L’amitié ne fut pas seule à provoquer cerapprochement.

Une sage entente des intérêts réciproquesdétermina Patrick O’Donovan à prendre en mains la gestion desmaigres ressources de Mme Ternant. En même temps, il offrit àcelle-ci d’associer Anne et Guillaume aux leçons qu’il donnait àses propres enfants.

La veuve accepta avec reconnaissance cetteoffre généreuse. Mais, bonne et ferme patriote, elle fit tout desuite une réserve.

« Je vous demande de vous rappeler que,si vous êtes un sujet fidèle du roi George d’Angleterre, je suis lafille d’une grande nation qui s’appelle la France, et j’entends queGuillaume soit un bon Français. »

Patrick ne répondit à cette noble parole qu’ensecouant énergiquement la main de sa voisine. Puis, après un assezlong silence, il articula péniblement, en un français des plusfantaisistes, ces mots :

« Je comprends si bien votre sentiment,que, si, pour une cause ou pour une autre, vous ne pouviez veillervous-même à l’éducation de votre fils, moi, Patrick O’Donovan, jelui enseignerais ce qu’il doit d’amour à un pays qui n’a pointhésité, il y a dix ans à peine, à tendre la main à l’Irlandepersécutée. »

À partir de ce jour, Anne et Guillaumevécurent dans l’intimité de leurs bons amis irlandais.

Patrick tenait à justifier laConfiance de Mme Ternant et il ne perdait pas uneoccasion de rappeler au petit garçon ses origines et le culte qu’ilavait voué à sa patrie. Il lui parlait de Jacques II débarquant enIrlande, soutenu par une armée française que Louis XIV avait mise àsa disposition et qui succomba sous le nombre à Drogheda ; (lugénéral Humbert et de sa poignée de braves qui, pourtant, s’étaientcouverts de gloire dans une expédition malheureuse.

Si bien qu’un jour le petit Will (Will est lediminutif de William, traduction anglaise de Guillaume) osa dire aubon Pat :

« Alors, bon ami, si je retournais enFrance pour me battre contre les Anglais, vous n’auriez aucunressentiment contre moi ? »

À quoi le fils de la verte Erin réponditloyalement :

« Sachez, Will, que, loin de vous blâmer,si vous pouviez accomplir un tel dessein, je vous mépriserais sivous ne le faisiez point. »

Il ne pouvait donc exister aucun malentendu àce sujet.

Cependant, depuis l’événement qui avait causéla captivité de la famille Ternant et la mort de son chef, la paixd’Amiens avait été signée, paix éphémère, hélas ! qui n’avaitpas permis à Mme Ternant de réaliser ses projets de retour enFrance.

Le camp de Boulogne et le canon d’Austerlitzavaient rallumé la guerre entre les deux nations. Elle devait durersans merci jusqu’à la chute suprême de Napoléon dans les champs deWaterloo.

Or, tandis que s’accomplissaient lesévénements gigantesques qui bouleversaient la face de l’Europe, aupied des monts Nielgherries, dans ce coin perdu de l’Inde, oùl’Angleterre, dans la fièvre de son formidable duel, n’avait puencore asseoir les fondations de son vaste empire colonial, Anne etGuillaume grandissaient paisiblement, entre les leçons pratiques deO’Donovan et l’instruction religieuse et morale que leur donnaitune mère pieuse et fidèle aux souvenirs.

Sous l’influence d’un climat propice auxprécoces développements, les deux enfants avaient rapidement crû enforce et en intelligence.

Mieux que toute autre démonstration,l’existence un peu rude qu’ils menaient leur était un moyend’éducation pleine de courage et de magnanimité.

La région qu’ils habitaient était surtoutpeuplée d’une population manifestement dégénérée, vivant dans unétat d’abjection matérielle et morale telle qu’on pouvait laconsidérer comme irrémédiablement déchue.

Assujettis aux plus dégradantes superstitions,n’ayant plus que de très vagues notions de la dignité humaine, cespauvres gens se contentaient d’une nourriture grossière et necherchaient même pas à améliorer leur sort par le moyen desressources que la sollicitude des blancs pouvait mettre à leurdisposition.

Le pays, montagneux, était entouré de forêtsépaisses, presque vierges, riches en territoires de chasse, où legibier abondait.

Là se voyaient pas troupeaux nombreux le grandcerf moucheté, et aussi cette espèce, délicate et frêle, de sipetite taille qu’elle n’excède pas la hauteur d’un agneau, lesantilopes nilghauts, les mouflons aux vastes cornes en spirale, lesbuffles sauvages et les gaours, ruminants d’un voisinagedangereux.

On y trouvait aussi l’éléphant et lerhinocéros, le sanglier et le babiroussa, des ours, des léopards,des panthères, d’innombrables variétés de serpents venimeux etparmi tous ces hôtes redoutables, le plus terrible de tous, legrand bâgh rayé, le seigneur tigre, roi et maître incontesté de lajungle.

Guillaume et Anne eurent l’occasion de fairela connaissance du  mangeur d’hommes  en d’inoubliablescirconstances.

Cela leur arriva un matin où, avecl’imprudence de leur âge, ils s’étaient aventurés seuls à lalisière de la forêt.

Il y avait, à quelque distance de leurhabitation, un ruisseau sur les bords duquel fleurissaientd’admirables orchidées, objet de leur convoitise.

Malgré les défenses de leur mère, malgré lessages avis de Patrick O’Donovan, les deux enfants avaient formé leprojet d’aller en cachette jusqu’au ruisseau pour y cueillir lesmerveilleuses fleurs.

Ce projet, ils le mirent à exécution unaprès-midi.

L’eau limpide et pure n’était pas seulement lebassin d’alimentation d’une végétation luxuriante, c’était aussil’abreuvoir ordinaire des fauves.

Là venaient, à la chute du jour, les gazelleset les nilgauts, les daims et les cerfs mouchetés. Des volsd’oiseaux au plumage varié y prenaient leurs ébats, parmi lesquelsdes grues couronnées, des faisans, des kouroukous et des pans àl’ample queue ocellée d’or et de velours.

Or, ce jour-là, la faune et la floresemblaient être en joie.

Jamais les deux petits imprudents n’avaientcontemplé un plus radieux assemblage de corolles gemmées etparfumées ; jamais de plus beaux oiseaux, de plus richesinsectes n’avaient ébloui leur vue.

Il semblait que tout obéît à un mot d’ordre deséduction et d’enchantement.

Anne et Guillaume se laissèrent donc attirerpar le magique spectacle. Ils franchirent à la dérobée les bornesdu petit domaine, éludant la surveillance des domestiques hindousattachés à leurs personnes.

À peine hors de l’enclos, et de peur d’êtresurpris, ils se donnèrent carrière. La main dans la main, le frèreet la sœur s’élancèrent en courant.

Mais il y avait tout près d’un mille entre leruisseau et la maison.

Et, sur le parcours, la nature prodigue avaitémaillé l’herbe de ses plus riches trésors. La tentationfleurissait en bouquets odorants au-devant de leurs pas.Insoucieux, ils tendaient leurs mains et cueillaient les plusfraîches, les plus belles fleurs, sans prendre garde aux embûchesde cette végétation tropicale, aux cobra-capello et autres reptileshideux, au venin mortel, dissimulé sous ces tapis de verdure.

Will, criait Anne, sans modérer sestransports, viens donc voir ce papillon. Je n’en ai jamais vud’aussi grand, d’aussi beau.

Et Will accourait complaisamment, pourcollaborer à l’enthousiasme de sa sœur, plus imprudent qu’elle.

Ils avaient atteint ainsi la rive du ruisseauet fait ample cueillette. Les bras chargés de bouquets, ilss’apprêtaient à reprendre le chemin de la maison.

Un incident imprévu vint leur faire oublierl’heure du retour.

À quelques pas d’eux, un paon magnifiquevenait de se poser sur une branche en faisant la roue, non sanspousser, de temps à autre, le cri désagréable qui est le revers decette magnifique médaille.

Tout à coup l’oiseau superbe, quittant labranche, sauta sur la berge, à quelque vingt ou trente mètres desenfants, et se tint immobile.

On l’eût dit changé en statue, tant ildemeurait paralysé.

Un objet, encore invisible pour les enfants,fascinait ses regards.

Les Indiens assurent que le paon subit de lapart du tigre le même phénomène d’hypnotisme que les animaux demoindre taille subissent en face du serpent. L’expérience allaitdonner raison à l’assertion des Indiens.

Tandis que les deux enfants, sans méfiance,s’absorbaient dans la contemplation du bel oiseau immobile, voicique les herbes de la rive s’écartèrent insensiblement, et un félinde grande taille s’approcha, dardant sur le paon fasciné l’éclairde ses larges prunelles d’or.

Ni Anne ni Guillaume ne l’avaient vuvenir.

Oh ! vois donc, Will, disait, àvoix basse, la petite fille à son frère, vois donc comme iltremble. On dirait que ses belles plumes se fanent et que sescouleurs se ternissent.

Et, soudain, elle se tut. Le sang s’étaitglacé dans ses veines.

Elle venait d’apercevoir le tigre rampant dansles hautes herbes, prêt à bondir sur le malheureux volatilepétrifié par le danger.

Par bonheur, ils étaient sous le vent de labête et dissimulés par un fourré.

Will saisit sa sœur par la main et lui fitfaire un pas de retraite.

Derrière eux, à trois ou quatre cents mètres,un arbre se dressait dont les branches très basses permettaient unaccès facile.

Guillaume savait que le tigre ne grimpe pointaux arbres. Il suffisait donc d’atteindre l’arbre pour êtremomentanément à l’abri.

L’enfant fit un second pas, puis un troisième,faisant reculer sa sœur la première, la couvrant résolument de soncorps.

Ils gagnèrent ainsi quelques pas dans ladirection de l’arbre.

Le tigre était trop absorbé par la fascinationde sa proie pour s’occuper d’autre chose. Cela permit aux deuxenfants de se rapprocher de l’arbre.

Ils allaient l’atteindre lorsque Anne fit unfaux pas et tomba.

Ce bruit rompit l’immobilité du paon.L’influence qui pesait sur lui en fut violemment rompue, etl’oiseau s’envola, avec un cri perçant, au moment même où le félin,après un long frémissement de sa croupe, s’élançait en avant, lesgriffes tendues pour le saisir.

La déception du bâgh se traduisit par unrauque rugissement.

Et, tout aussitôt, détournant la vue, ildécouvrit les deux petits fugitifs.

En deux bonds formidables, il eut franchil’étroite barrière du ruisseau.

Il apparut alors dans toute sa formidablebeauté.

C’était un tigre royal de la plus grandetaille, mesurant onze pieds anglais du museau à l’extrémité de laqueue. Sa robe de safran était rayée de larges bandes de veloursnoir. Ses bajoues, son col et son poitrail étaient d’un blanc deneige.

Il fit entendre deux ou trois feulements desurprise joyeuse.

Le paon n’était pour lui qu’un pis-aller, unrepas maigre. Il trouvait une ample compensation en cette abondancede nourriture et savait, par expérience, combien est préférable lachair d’homme, la chair d’enfant surtout.

Anne s’était relevée sans aucun mal.L’imminence du danger lui avait donné des ailes et elle s’étaitenfuie vivement vers l’arbre, dont elle escaladait déjà les bassesbranches, tandis que Guillaume, transfiguré par le courage, à lapensée du péril de sa sœur, faisait face crânement au terribleadversaire.

Il reculait, pas à pas, sans perdre saprésence d’esprit.

Mais le tigre se rapprochait à chaque bond, etil était à craindre qu’il n’atteignît le petit garçon avant quecelui-ci eût pu s’élever assez haut dans les ramures pour éviterl’élan de l’implacable félin.

Au moment où Will, saisissant le tronc d’unemain, se soulevait à la force du poignet et parvenait à poser sonpied sur l’une des branches transversales, un élan de la formidablebête l’amena à moins de deux mètres de l’arbre.

Monte, Will, monte vite,  criaitAnne, la voix étranglée par l’angoisse.

Mais Guillaume, à son tour, semblait paralysépar le regard du monstre.

Peut-être subissait-il le même phénomèned’hypnotisme que le paon ?

Il demeurait inerte sur les basses branches,incapable de faire le moindre mouvement, proie offerte sans défenseau « mangeur d’hommes ».

Celui-ci, sûr de sa victime, ne bondissaitplus maintenant.

Il se traînait, le ventre au sol, la gueuleouverte, passant et repassant sa langue rouge sur ses caninesaiguës et sur son mufle rétracté par une ride féroce.

Encore trois ou quatre pieds, et le ressort deces jarrets d’acier se détendrait, et l’effrayante bête saisiraitl’enfant entre ses crocs mortels.

Monte, monte, Will,  suppliaitAnne, à travers ses sanglots.

Mais Will n’entendait pas. Il n’avait pas laconscience des circonstances. Une hébétude soudaine annihilait sesfacultés d’action.

Cependant le tigre rampait toujours et serapprochait de plus en plus.

Brusquement, il s’arrêta.

Anne jeta un cri de désespoir.

Mais, au lieu de s’aplatir dans l’herbe, afinde prendre son élan, le fauve venait, au contraire, de seredresser, comme pour faire face à quelque adversaire inattendu. Enmême temps, de sa gorge de bronze, un rugissement jaillissait,clameur de colère et de défi.

C’est qu’en effet un ennemi venait de surgirinopinément.

Et le mouvement du félin avait, une foisencore, rompu le charme qui paralysait Guillaume. Rendu à saliberté, le petit garçon avait rapidement grimpé dans l’arbre, avecla souplesse d’un écureuil.

Tout cela s’était accompli avec la vitesse dela pensée.

Et, maintenant, les deux enfants, haletants,suivaient d’un œil avide le spectacle du drame qui se jouait àleurs pieds et dont ils n’étaient plus que les comparses.

L’homme si miraculeusement survenu étaitimmobile, l’arme étendue et fermement fixée au creux de l’épaule.D’un regard imperturbable il suivait toutes les ondulations de labête, attendant le moment propice pour faire feu à coup sûr.

Comme s’il eût eu conscience du péril qui lemenaçait, le tigre ne tenait pas en place. Il allait et venait danstous les sens, par bonds inégaux et gracieux qui faisaient valoirtoute l’élégance de sa forme et des chatoyants reflets de sa robed’or.

Il cherchait à tourner son adversaire, n’osantl’attaquer en face.

Mais celui-ci ne le perdait pas de vue et,quelques feintes savantes qu’exécutât le félin, il retrouvaittoujours devant lui la gueule menaçante du fusil.

Las sans doute de ce manège inutile, il sedécida à charger.

Ses pieds quittèrent le sol et il s’enlevad’un essor prodigieux.

Une détonation ébranla les échos de la forêtet roula longuement sous les voûtes feuillues. Le monstre n’achevapoint son élan.

Il retomba lourdement à la place qu’il venaitde quitter.

Une ou deux convulsions suprêmes l’agitèrent,et il resta immobile.

Il était mort.

La balle avait fait infailliblement son œuvre.Elle était entrée dans le poitrail, au défaut de l’épaule,perforant le cœur, foudroyant l’animal.

Le chasseur s’approcha du superbe cadavre etle toucha du pied.

Alors, voyant qu’il ne remuait plus, tandisqu’un flot de sang s’épanchait par la gueule ouverte du monstre, ilse tourna vers l’arbre.

Allons ! cria-t-il aux enfants,vous pouvez redescendre. Le mangeur d’hommes ne mangera pluspersonne.

Il disait cela d’une voix fraîche et jeune,pleine d’intonations amicales.

Guillaume et Anne se sentirent tout de suitegagnés par cet accent et par ces paroles, d’autant plus quel’inconnu leur avait parlé en français.

D’ailleurs, qu’auraient-ils pu craindre delui ? N’était-il pas leur sauveur ? ne venait-il pas deles arracher au plus effroyable des périls ?

Ils se rendirent donc à l’invitation ets’empressèrent de descendre.

Là, serrés l’un contre l’autre, pleins d’unetimidité admirative, ils se mirent à considérer le nouveau venu detous leurs yeux, sans prononcer une parole.

Le chasseur éclata d’un beau rire qui achevade les gagner.

Ah çà ! s’écria-t-il, qu’avez-vousdonc contempler ainsi ? Ne voyez-vous pas que le bâgh est mortet qu’il n’y a plus de danger ?

Ce fut Anne qui la première recouvra sonsang-froid.

Vous êtes bien bon, monsieur, dit-elle,d’avoir tué le bâgh. Pourquoi parlez-vous en français ? Vousn’êtes donc pas Anglais ?

Pas plus que vous, mes enfants, réponditl’étranger avec émotion, et je vois que vous êtes précisément ceuxque je cherche, les enfants du docteur Ternant.

Papa est mort, dit tristement Anne, iln’y a plus que maman.

Les yeux de l’inconnu se mouillèrent, ce quiacheva de le rendre sympathique aux enfants. Il passa vivement lamain sur ses paupières et dit :

Conduisez-moi vers votre mère. Je suisun ami de votre père.

Cependant le bruit du coup de feu avait étéentendu des deux maisons.

Des gens empressés accouraient ; des voixappelaient dans l’éloignement :

Anne ! Will ! Oùêtes-vous ?

Et, parmi ces voix, une dominait, pleined’angoisses, une voix de femme.

Voilà maman , fit le petitGuillaume, contrit.

Et, n’obéissant qu’à son cœur, le petit garçonrépondit :

Nous sommes ici, maman chérie. Tu peuxvenir.

Mme Ternant apparut essoufflée,haletante, et, comme une lionne affolée, se jeta sur les deuximprudents, qu’elle étreignit passionnément, sans faire attention àla présence de l’étranger, debout, appuyé sur son fusil.

En même temps qu’elle, Patrick O’Donovan etles aînés de ses fils, des domestiques des deux sexes,envahissaient la clairière et s’arrêtaient, frappés d’une stupeuradmirative, devant le cadavre gigantesque du bâgh.

Mes enfants, mes cherspetits !  pleurait Mme Ternant, qui n’avait pas laforce d’adresser des reproches aux deux délinquants.

Mais Patrick s’était avancé vers l’inconnu etlui avait tendu la main.

Je devine, lui dit-il en anglais, quec’est vous qui avez tué la bête et sauvé les deux enfants. Je vousen fais tous mes compliments.

Oui, s’écria Guillaume, échappant àl’étreinte de sa mère, c’est le gentleman qui est venu pendant quenous étions dans l’arbre et qui a tué le bâgh.

Et, ajouta Anne, tout à fait remise deson émotion, sans lui, Will était mangé.

Alors Mme Ternant, rendue à la réalité,s’approcha du jeune homme et le remercia avec effusion, des larmespleins les yeux.

Je ne sais qui vous êtes, monsieur, maisje sais que je vous dois la vie de mes enfants.

L’inconnu salua gracieusement et baisa la mainde la veuve.

Madame, dit-il, je suis le marquisJacques de Clavaillan et je viens vous apporter le dernier souvenirdu bon Français qui fut votre mari.

Un souvenir de mon mari ? s’écria la pauvre femme, au comble de l’émotion. Et elle pria levoyageur de vouloir bien accepter l’hospitalité sous son toit.

Pendant ce temps, les serviteurs hindousfaisaient un brancard et chargeaient le gigantesque félin pourl’emporter au domicile de la veuve.

Mme Ternant donna l’ordre à son babourchide préparer un repas qui pût rassembler à la même table, outre lechasseur providentiel qui avait sauvé Anne et Guillaume, tous lesmembres de la famille O’Donovan, ses amis.

Il y eut fête, ce jour-là, dans le bungalowdes pauvres exilés.

Il y avait cinq ans que la veuve n’avait pasrevu ses compatriotes, cinq ans que son oreille n’avait pas perçule son du cher parler national, de la langue maternelle, cettelangue de France, douce au cœur.

On interrogea donc le visiteur ; onvoulut savoir comment il avait pu connaître la résidence descaptifs de la Bretagne et les retrouver.

Certes, expliqua le jeune homme, ça n’apas été facile. L’état de guerre continue entre les deux nationsrendait toute investigation ardue, pour ne pas direimpossible ; niais, dès que la paix a été signée entre lecabinet de Saint-James et le gouvernement du Premier Consul, j’aipu reprendre des recherches qui me tenaient au cœur.

Il raconta alors comment, fils d’émigré, ilavait, à quinze ans, couru les mers, de l’Ile-de-France auxAntilles, saisissant toutes les occasions de se battre contre larivale séculaire de la France ; comment à vingt-quatre ans ilavait rencontré Surcouf, à peine plus âgé que lui de quatreans ; comment, fait prisonnier à la suite d’un violent combatà Colombo, combat dans lequel il avait été laissé pour mort, ilétait demeuré captif des Anglais, qui, par estime pour sa valeur,ne l’avaient ni fusillé, ni pendu, selon la loi martiale appliquéeaux corsaires, mais retenu dans une étroite geôle.

C’était ainsi qu’il avait fait la connaissancedu docteur Charles Ternant, qui l’avait soigné avec un dévouementinfatigable, et qu’il s’était juré de lui payer sa dette dereconnaissance, en même temps que celle de Surcouf, son chef et sonami.

Madame, dit-il en terminant, j’ai dûdifférer le paiement de cette dette jusqu’à la paix, car il n’étaitpas en mon pouvoir de remplir plus tôt ce cher devoir de mon cœur.C’est entre mes bras qu’est mort le docteur Ternant, et son plusgrand chagrin, je puis vous l’assurer, était de penser à l’état dedétresse auquel la captivité avait pu vous réduire, vous et voschers enfants.

Je l’ai rassuré en lui promettant que,sitôt libre, je m’attacherais à vous rejoindre pour vous porter ledon de ma reconnaissance et de celle de Surcouf. Il a plu à Dieu dem’accorder cette faveur. Permettez-moi donc de m’acquitter de madette.

Ce disant, le marquis de Clavaillan tirait desa ceinture de cuir un portefeuille bien garni. Il y prit uneenveloppe de papier de laquelle il fit sortir quatre traites dequatre cents livres sterling chacune sur une maison anglaise deMadras.

Il y eut un moment d’effarement au pauvrefoyer.

Ces quarante mille francs, tombant pour ainsidire du ciel, constituaient une véritable fortune pour lesexilés.

Mme Ternant ne put retenir ses larmes, ceque voyant, les enfants pleurèrent avec leur mère, si bien queJacques de Clavaillan, plus ému qu’il ne voulait le paraître,essaya de donner un autre cours à la conversation en jetant uneexclamation joyeuse :

« Si ma présence ici provoque des larmes,je n’ai qu’une chose à faire, c’est de repartir au plus vite,c’est-à-dire dès ce soir. »

Cette plaisante menace ramena tout aussitôt lagaîté.

On parla d’autre chose. On fit raconter aujeune et vaillant aventurier ses prouesses. Il s’y prêta de bonnegrâce et émerveilla son auditoire par le récit des exploitsfabuleux du corsaire.

Guillaume l’écoutait, bouche bée, les yeuxétincelants.

Tout son petit corps frémissait. Une généreuseardeur éclatait dans son regard, dans son attitude. Parfois debrèves imprécations jaillies de ses lèvres exprimaient au narrateurle vif intérêt que le garçonnet prenait à son récit et soulignaientles épisodes les plus pathétiques. Jamais conteur n’obtint pluschaud ni plus sincère succès.

Quand il eut fini, le petit Will se leva d’unbond et courut au jeune homme, qu’il enlaça de ses bras avecpassion.

Je veux être marin comme vous, monsieurde Clavaillan, marin comme Surcouf. Je veux faire la guerre auxAnglais et ramener maman et Anne en Bretagne.Conduisez-moi auprès de Surcouf. Je veux aller avec vous.

Et, comme Mme Ternant poussait un crid’alarme, il reprit :

Oh ! ne t’inquiète pas, maman. Cen’est pas toi, une Bretonne, qui voudrais m’empêcher d’être marin.N’oublie pas, d’ailleurs, que papa lui-même a promis à Surcouf deme donner à lui.

Il ne fallait pas s’attendre à un consentementimmédiat.

Le cœur d’une mère ne se résigne point ainsi àla séparation.

Mme Ternant pleura derechef et fit desreproches à son fils.

Guillaume, lui dit-elle, est-il vraimentpossible que tu songes à t’éloigner de nous ? N’est-ce pasassez d’avoir perdu ton père ? Qu’allons-nous devenir, ta sœuret moi, deux pauvres femmes sans protection, si tu nous quittes àton tour ?

Mais Will avait la riposte prompte et nemanquait pas d’esprit :

Maman, répliqua-t-il, de quel secourspeut vous être un enfant de dix ans au milieu des difficultés de lavie ? Tandis qu’à cet âge je puis commencer l’apprentissage del’existence et devenir un homme en passant par la bonne école. Jeserai l’élève de M. le marquis de Clavaillan, le mousse deSurcouf.

Le mousse de Surcouf !  répétaMine Ternant comme un écho lamentable.

Quelqu’un intervint, et prit fait et causepour Guillaume. Ce fut sa sœur.

« Maman, fit résolument Anne, je croisque Will a raison et que c’est en commençant de bonne heure qu’ilsera plus tôt un homme.

– Je suis donc d’avis que tu le laissessuivre M. de Clavaillan, si M. de Clavaillanconsent à se charger de lui.

— Certainement, que je m’en charge, ditallègrement Jacques. Et puisque vous parlez si gravement, ma petitehéroïne, je vous déclare que, dès que vous serez en âge de vousmarier, je viendrai demander votre main à Ternant. J’espère qu’ellene refusera pas.

— Ni moi non plus, » s’exclamaétourdiment la fillette.

Ainsi furent décidées en une seule soirée lavocation de Guillaume et les fiançailles d’Anne, sa sœur. PatrickO’Donovan en fut témoin.

M. de Clavaillan fut, un moisdurant, l’hôte de la famille Ternant, après quoi il partit,emmenant Guillaume avec lui.

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