Un mousse de Surcouf

Chapitre 6LE SALUT

Combien de temps dura l’évanouissement deWill ?

Il n’aurait su le dire. Un poids énormes’était abattu sur lui et l’avait écrasé. Un instant, il avaitsenti les rayons du soleil l’envelopper comme d’une trame, lefouiller au travers de ses paupières écartées, lui creuser lesprunelles, lui vider le cerveau. Il avait perdu conscience.

Pas complètement toutefois, car il avaitréussi à se soulever un moment, à repousser le faix de cettelumière aveuglante.

Il avait promené autour de lui un dernierregard, un regard plein de vertiges, sur l’immense nappe bleueclapotante. Et, tout au fond du ciel, il avait vu une tacheblanche, à peine perceptible. Était-ce une hallucination ?

Un cri avait jailli de sa poitrine, critraduisant sans doute la dernière pensée concrète que sonimagination avait élaborée.

« Une voile à tribord » Il étaitretombé pour tout de bon, cette fois. Il avait perdu toutsentiment, toute notion des choses. Et il ne se souvenait plus derien.

Et, maintenant, il était descendu dans unhamac, la tête entourée de compresses. Sa prunelle, en reprenantconnaissance de la lumière, n’avait perçu que de l’ombre, une ombrefraîche, et il s’était demandé machinalement si cette obscuritén’était point celle de la tombe.

Tous les retours à la vie ont ce caractère duréveil après un pesant sommeil.

Peu à peu, le sentiment rentra plus précisdans l’âme de l’enfant.

Un mouvement de fléchissement mou, la cadenced’un balancement régulier lui révélèrent tout d’abord qu’il étaitencore sur la mer. Le roulis le berçait doucement, et c’était unalanguissement plein de caresses auquel s’abandonnait le petitWill.

Puis les idées revenaient, pareilles à deslambeaux d’étoffes disparates recousues entre elles par le fil ténud’une sensation lointaine, des données de la mémoire juxtaposéespar l’imagination, sans ordre, sans plan uniforme. Il se revoyaitdans la chaloupe, sous le soleil de feu, épuisé par la soif et lesprivations, luttant péniblement contre l’écrasement de ses forcespar le poids de toute la nature.

Il voyait Evel et Ustaritz tombant l’un aprèsl’autre, abattus, assommés par une chiquenaude des rayons brûlants,Jacques de Clavaillan succombant à son tour et se renversant,inerte, la nuque sur le plat bord, sans mouvement.

Lui-même, Will, survivait, mais d’une viemachinale, automatique, se soulevant parfois pour inspecterl’horizon. Et maintenant, le souvenir lui revenait d’une visionsuprême, d’une voile aperçue au lointain de la plaine bleue.

C’était tout. Quelque effort qu’il fît pourporter sa mémoire plus loin, il ne découvrait rien ; il neparvenait pas à ajouter une seule impression à toutes les autres.Une rupture s’était produite dans la trame de ses pensées, unelacune énorme existait dans son cerveau.

Fatigué de cette recherche vaine, l’enfantferma les yeux et voulut se replonger dans le bon sommeil dont ilvenait de sortir afin d’y retrouver le repos.

Mais on n’impose pas silence au langageintérieur de l’esprit.

Will ne se rendormit pas. Sa pensée le tintéveillé malgré lui.

Alors, il se fit un changement dans l’ordre deses réflexions.

Il voulut se rendre compte du lieu où il setrouvait, mieux connaître son séjour, car, maintenant, il n’avaitplus de doutes : il était bien vivant.

Son regard s’éleva d’abord au-dessus de lui,et, à la faveur du demi-jour, ses prunelles, habituées àl’obscurité, reconnurent une sorte de plafond de bois, très bas,touchant presque son front. De ces planches une odeurcaractéristique se dégageait, une odeur de goudron enduisant lesjoints, fermant l’entrée à l’humidité extérieure. Il était sur unnavire.

Oui, un navire très semblable à laBretagne, celui sur lequel jadis, en compagnie de sonpère, de sa mère et de sa sœur, il avait fait le voyage de Brestjusque dans l’Inde, ou plutôt jusqu’au moment où il avait étécapturé.

La couche sur laquelle il reposait était unhamac de grosse toile suspendu à de forts anneaux de fer et retenupar des crochets. Autour de lui régnait une sorte de corridor, et,en détournant la tête, l’enfant reconnut que ce corridors’allongeait en avant et en arrière de lui, dans les profondeurs dunavire. Ce premier coup d’œil éveilla sa curiosité. Il se mit surson séant et regarda mieux, à droite, à gauche, dans tous lessens.

Ce qu’il vit ne l’étonna pas absolument, maisl’émerveilla néanmoins.

Toute une suite de hamacs s’étendait en ligneà chaque bout du sien. Il y en avait une seconde ligne parallèle del’autre côté du navire, et Guillaume se rendit compte qu’il étaitdans la batterie d’un vaisseau de guerre.

Au-dessous de la rangée des hamacs, des trousclairs de sabords laissaient pénétrer la pâle lumière qui lui avaitpermis de distinguer tous ces détails.

Et, dans les sabords, des canons de cuivreallongeaient leurs gueules luisantes. Au pied des affûts solidementamarrés, des boulets s’étageaient en pyramides régulières.

Sur les flancs des monstrueuses bêtes debronze étaient disposés des écouvillons, des cuvettes, des seaux dediverses grandeurs.

La lueur externe mettait des taches éclatantessur les surfaces arrondies et polies des culasses, sur les longscylindres meurtriers, et Will, en promenant ses regards, en comptavingt-deux, onze de chaque côté.

Alors une crainte lui vint. À qui appartenaitce vaisseau de guerre ?

N’était-il pas anglais ? Est-ce que lesodieux geôliers de Madras n’avaient pas ressaisi leur proie ?À cette heure, où étaient Clavaillan, Evel et PiarrilleUstaritz ? Étaient-ils vivants seulement ?

Toutes ces questions se pressèrent dansl’esprit de l’enfant et le remplirent d’angoisse.

Il s’y mêlait de la douleur et del’effroi : de la douleur à la pensée de ses compagnons decaptivité et de fuite, de l’effroi devant la perspective du sortqui l’attendait.

Ce sentiment cruel le tortura pendant uneinappréciable durée. Mais, lentement, un apaisement se fit. Il serassura progressivement.

S’il était au pouvoir des Anglais et qu’on luivoulût du mal, on n’aurait pas pris soin de le recueillir avec tantde précautions, de l’entourer d’autant de vigilance. On l’eûtprobablement jeté à fond de cale comme une marchandise avariée, enattendant qu’on le lançât par-dessus bord, avec un boulet auxpieds, ainsi qu’il l’avait vu faire sur la Bretagne auxpassagers morts.

Ces réflexions lui parurent suffisammentconcluantes pour calmer ses appréhensions, et il attendit avec plusde Confiance les événements.

Si longues, si compliquées qu’elles eussentété, elles avaient duré fort peu de temps, et il n’y avait pas unquart d’heure qu’il s’était éveillé de son pesant sommeil,lorsqu’une voix qu’il connaissait bien le fit tressaillir.

« Eh bien, petit Will, disait cette voix,ça va-t-il mieux ?

— Monsieur de Clavaillan !s’écria-t-il avec un accent de joie profonde.

— Allons ! je vois que ça ne va pastrop mal, répliqua Jacques, et que mes craintes à ton sujet étaientvaines. Car j’en ai eu de vives, tu sais ?

— Et moi aussi, dit naïvement l’enfant.J’ai eu grand’peur.

— Peur de quoi ? questionnal’interlocuteur en souriant.

— J’ai mis du temps à reconnaître quej’étais vivant et que je ne me trouvais plus sur notre pauvrechaloupe. J’ai même pleuré en pensant à vous et à Evel etPiarrille. J’ai cru que vous étiez morts tous les trois, puisque jene vous voyais pas et que j’avais été pris par les Anglais. Est-ceque Piarrille et Evel sont vivants comme vous ?

— Oui, grâce à Dieu, mon garçon. À direle vrai, Evel n’est pas très valide et il est comme toi couché dansun hamac.

— Mais, moi, c’est fini, monsieur deClavaillan, c’est fini. Je ne suis plus malade.

— Alors, tu voudrais te lever, je parie.Je ne sais si je dois te le permettre.

— Oh ! permettez-le-moi !Laissez-moi aller avec vous voir Evel, dites !

— Bon ! je te le permets. Mais cen’est pas moi qui commande ici. Il faut d’abord que je te présenteau commandant. Tu en seras content, d’ailleurs.

— Au commandant ! Alors, ce ne sontpas des Anglais, comme je l’ai craint ! »

Jacques éclata de rire et ce rire sonnabruyamment dans la batterie.

« Des Anglais ! Ah ! non, pourle coup, ce ne sont pas des Anglais, et je t’assure même quepersonne ne déteste plus les Anglais que le commandant. »

Tout en causant, il avait fait passer àl’enfant des vêtements de toile que Guillaume revêtit avec unempressement plein d’allégresse. Grand et fort pour son âge, legamin eut tout de suite l’allure et les dehors du plus crâne moussequi eût jamais grimpé à la pomme du grand niât.

Quand il fut sur pied, Jacques le prit par lamain, car il était encore un peu sous le coup de l’étourdissementque lui avait causé son insolation.

Will marcha ainsi aux côtés de son grand amijusqu’à l’extrémité de la batterie. Là il gravit un escalier de dixmarches et se trouva à ciel ouvert, ébloui par la clartéextérieure, devant la porte de la cabine du commandant dépendant duroufle surélevé sur le pont.

Jacques poussa la porte devant lui et, dès leseuil, interpella un personnage étendu sur un cadre de bois depalissandre, dans une ombre rafraîchissante.

« Commandant, voici le mousse que vousavez sauvé avec nous. »

Une voix un peu rude répliqua, se faisantpourtant bienveillante :

« Ha ! ha ! Approche un peu,garçon, qu’on voie comment tu es fait. »

Guillaume fit trois pas en avant et dévisageacelui qui parlait. Il ne put retenir un cri.

« Monsieur Surcouf ! »

Le corsaire, car c’était lui, ne putdissimuler son étonnement.

« Ah ! çà, tu me connais donc,gamin ? Et d’où me connais-tu ? Parle, pour voir.

— D’où je vous connais ? Mais dujour où nous vous avons rencontré en mer, et où mon pauvre pèrevous a soigné. Est-ce que vous l’avez oublié ? Même que vousaviez promis à papa de faire de moi un bon matelot. »

Tandis que Surcouf, recouvrant la mémoire,souriait affectueusement, Jacques de Clavaillan intervint pourconfirmer les paroles de Will.

« Ce gamin est le fils du docteurTernant, passager du navire la Bretagne, qui vous pansa,il y a trois ou quatre ans, et fut pris par les Anglais. C’est desa veuve et de ses enfants que vous m’avez donné la mission dem’occuper.

— Oui, oui, je me souviens très bien,Clavaillan, et je suis bien aise que vous avez réussi dans vosdémarches. Comment avez-vous laissé cette pauvreMme Ternant ? Elle avait un autre enfant, si je ne nietrompe, une belle petite fille, ma foi ? Qu’est-elledevenue ?

— Elle est auprès de sa mère, àOotacamund, dans les Nielgherries, et promet d’être aussi belle quesa mère. Je me suis engagé à la prendre pour femme quand elle seragrande, si Dieu me prête vie. »

À ces paroles le cœur de Will se gonfla et lesouvenir de sa mère et de sa sœur fit monter des larmes dans sesyeux.

Le corsaire parut touché de cette preuve desensibilité. Il mit amicalement sa main sur la tête du garçonnet etlui dit doucement :

« Bien, ça, petit. Je vois que tu as boncœur. Tu aimes bien ta famille. Mais apprends ceci : on nepleure pas dans notre métier. Un marin a la peau des joues troptannée pour les mouiller d’autre chose que d’eau salée. Tâche dedevenir vite un homme pour aller délivrer ta mère.

— Oui, commandant, répliqua Will, quiessuya vivement ses paupières du revers de sa main nerveuse etcomprima les hoquets de sa gorge.

Clavaillan, ajouta Surcouf, puisque vous voilàavec nous, je vais vous confier le soin de prendre le commandementde la Liberté, dès que nous serons à la Réunion. Vous pourrezgarder ce moussaillon dans votre équipage, et aussi les deux hommesque vous avez ramenés. »

Il congédia sur ces mots son lieutenant etGuillaume, et alla reprendre sa place sur son banc de quart, afinde presser la manœuvre.

« Tu vas venir déjeuner avec moi, petit,dit alors le marquis. Présentement, nous ne figurons ici qu’à titrede passagers. Nous serons en terre française sous trois jours, etlà tu entreras au service pour tout de bon. En attendant, Ustaritzet moi, Evel quand il sera debout, nous continuerons les bonnesleçons de Madras. Tu pourras grimper aux haubans tout à ton aise etachever l’apprentissage que tu as si rudement commencé à bord de lachaloupe. »

Will descendit de nouveau dans la batterie,afin d’embrasser le pauvre Evel.

Il trouva le Breton très affaibli. Parbonheur, la congestion cérébrale, due à l’action des rayonssolaires, avait pu être détournée. Evel avait repris ses sens, et,bien qu’il souffrît beaucoup de la tête, avait retrouvé l’usage dela parole.

Il voulut raconter à l’enfant les péripétiesde leur sauvetage. Mais Jacques de Clavaillan s’y opposa et fitobserver rigoureusement les mesures de précaution imposées par lapratique de cette zone redoutable.

Un repos absolu pouvait seul assurer le promptet complet rétablissement du malade.

Mais le silence était imposé à Evel, il nel’était pas à son compagnon.

Le Basque put donc se dérouiller la langue etraconter à Guillaume, avec un grand luxe de détails, l’événementmiraculeux qui les avait arrachés à la mort.

Il le fit avec cette faconde joyeuse quel’homme du Midi ne perd jamais.

« Cric ! dit-il pour commencer,selon le formulaire obligé des matelots.

— Crac ! » répondit le gaminqui n’aurait eu garde de pécher contre cette règle à laquelle aucunapprenti marin ne saurait se soustraire sans forfaiture.

Et le reste de la formule fut prononcé :« Une morue dans ton sac, une ! etc. »

« Donc, pitchoun, fit enfin Ustaritz,sache que nous étions au plus bas, et même que moi qui te parle,j’étais déjà descendu au tréfonds de l’enfer lorsque…

— Piarrille, interrompit naïvementGuillaume, est-ce que tu n’es pas né à Marseille ? »

« L’enfant de quelqu’un »,l’Euskare, bondit à cette hypothèse insultante.

« Né à Marseille, moi, moi, un Moco,petit ? Et pourquoi me demandes-tu ça ?

— C’est parce que, à bord de laBretagne, chaque fois qu’un passager racontait unehistoire extraordinaire, mon père disait : « Il est deMarseille, celui-là ! »

Piarrille Ustaritz, originaire d’Azcoïtia, oupeut-être de Saint-Jean-de-Luz, haussa les épaules.

« Ton père était un Breton, comme cetteandouille d’Evel, petit ; ça se voit tout de suite, et, saufle respect des morts, tu feras bien de ne pas lui ressembler, sansquoi tu pourrais devenir un grand médecin, possible, mais tu neserais qu’un failli chien de matelot. »

Guillaume se le tint pour dit et n’osa plusinterrompre le conteur.

Mais celui-ci avait sur le cœur la suppositiondésobligeante de son auditeur.

Il voulut en détruire l’effet sur-le-champ, etreprit avec une solennelle emphase :

« Apprends, gamin, que je me nomme PierreUstaritz, dit Piarrille, par abrégé, natif des Pyrénées, en laprovince de Gascogne, que je suis Basque et que j’ai eu l’honneurd’être mousse et même matelot, sous M. le bailli de Suffren,que j’ai été prisonnier des Anglais et retenu dans l’Inde où, fautede mieux, j’ai essayé de planter du café, ce qui ne m’a pas réussi.C’est pourquoi, comme l’ami Evel, je me suis décidé à suivre lemarquis le jour où il nous a offert de filer avec lui.

« Maintenant, te voilà renseigné, et jeme plais à croire que tu ne commettras plus la sottise de me croired’un autre pays que le mien. Je te ferai voir, d’ailleurs, toute ladifférence qu’il y a entre un Basque et un Marseillais. »

Will accepta docilement cette leçond’ethnologie peu compliquée.

« Mais, reprit le Basque, tu attends demoi que je te dise comment nous avons été sauvés. Ce n’est pas trèscommode, attendu que tu en sais presque autant que moi, puisquec’est toi qui es tombé le dernier au fond du bateau.

« Voilà donc que nous étions tous affaléssous le grand soleil, en train de passer tout doucement dansl’autre monde, lorsque quelque chose qui ressemblait à un fortpincement m’a secoué. Et, sandious, la douleur était si vivequ’elle m’a réveillé.

« Du coup, je me suis redressé, ce quim’a montré une nuée de frégates et d’autres bêtes à grandes ailess’envolant de dessous la chaloupe. Il y en avait assez pour nousdévorer tous, en un quart d’heure, si nous avions été morts.Seulement, nous ne l’étions pas. Au mouvement que je fis, toutecette vermine s’envola avec des cris, et je m’aperçus alors que majambe gauche saignait. C’était encore heureux que la sale bête fûtvenue me prendre par là au lieu de me vider un œil, comme elleaurait pu le faire d’un coup de bec. Et donc, il était solide, cebec, et il m’avait emporté un pouce de chair.

« Je n’étais pas bien solide, de vrai.Cependant, je parvins à me tenir debout et, alors, ce que je visacheva de me rendre des forces.

« À un quart de mille de nous, un grandnavire s’approchait tout doucement, et à une dizaine d’encablures,un canot s’avançait avec huit rameurs.

« Je n’eus pas le temps de réfléchir, et,d’ailleurs, je ne l’aurais pas pu, tant ma tête tournait dans tousles sens. Presque aussitôt le canot nous accosta. Deux matelotssautèrent sur notre bord, et l’un d’eux m’interrogea.

« Mais faut croire que j’étais paralyséde la langue, car je ne pus articuler un seul mot. Je fis entendreune espèce de grognement sourd, et l’homme qui m’avait questionnédit à l’autre en français :

« “Le pauvre gars me paraît bien malade.Il est idiot, pour le sûr et le certain.

« — Dame ! répondit le camarade,c’est peut-être le soleil qui lui donné sur lacoloquinte ?

« “Ça s’est vu, ces choses-là, pas plusloin que chez nous.”

« Alors, il vint à moi, en me faisant dessignes, et, comme le canot était bord à bord avec la chaloupe, ilm’aida à y monter en me tendant la main.

« Deux autres des matelots vinrent lesrejoindre sur la chaloupe, et, l’un après l’autre, on vous tiratous, toi le premier, pitchoun et on vous embarqua dans le canot dugrand navire. Quand ce fut le tour de M. de Clavaillan,l’un des hommes, le plus vieux, après l’avoir regardé, jeta uncri :

« Sainte Mère ! mais c’est lelieutenant que nous « avons ramassé là ! »

« Lorsque tout le monde fut dans lecanot, celui-ci vira de bord, traînant la chaloupe à la remorque,et revint vers le vaisseau qui continuait à revenir vers nous.

« Pendant ce temps, le barreur du canotavait débouché une gourde et nie l’avait tendue en me disant avecun gros bon rire :

« “Tiens, matelot, croche là dedans etrince-toi le goulot. Ça te fera du bien.”

« Il avait raison. Je crois bien qu’à cemoment-là il y avait quarante-huit heures que nous n’avions pas buune goutte. C’était du bon vin de France qu’il y avait dans lebidon du quartier-maître.

« J’en bus deux lampées qui meremontèrent tout de suite. Elles me délièrent la langue.

« Ils furent encore plus étonnés que moide me voir parler.

« “Ah ! çà, tu n’es donc plusidiot ? » me cria le premier que j’avais vu.

« – Idiot ! répondis-je. Tu l’espeut-être plus que moi, matelot ?”

« Il ne se fâcha pas. Il enjamba le bacet vint s’asseoir à mon côté.

« Alors, il se mit à me poser desquestions, me demandant qui j’étais, qui vous étiez, vous autres,d’où nous venions. Et quand je lui eus dit que nous nous étionssauvés de chez les goddems sur cette mauvaise barque, il n’yvoulait pas croire. Heureusement que le vieux qui avait reconnuM. Jacques me donna raison. D’ailleurs, nous étions arrivés auvaisseau.

« C’est, ma foi, un beau vaisseau, petit,une corvette digne de celui qui la commande, et qui porte trentebeaux canons sur le pont et dans la batterie.

« On nous fit tous monter par l’échellede coupée. Quand je dis qu’on nous fit monter, je veux dire que jefus seul à monter.

« Les autres arrivèrent en haut sur lesépaules des camarades, toi le premier, vu que tu ne pèses paslourd.

« On nous mena tout droit dansl’entrepont ; on nous donna des hamacs avec des matelas detoile, et le capitaine Surcouf vint tout de suite nous voir.

« C’est un rude gars, le capitaineSurcouf. Eh bien ! en reconnaissantM. de Clavaillan, il se mit à pleurer comme un enfant età l’embrasser de tout son cœur, si bien que M. Jacques finitpar se réveiller, lui aussi.

« Pour Evel, ce fut plus long.

« On le bassina avec de la moutarde pourlui faire descendre le sang qu’il avait dans la tête, et tu as puvoir qu’il n’est pas encore remis de la secousse. Quant à toi, ont’entoura la tête de linges mouillés et l’on te laissa bientranquille à l’ombre pour te reposer. »

Will avait écouté de toutes ses oreilles cerécit assez décousu.

Lorsque Ustaritz eut terminé, il lui posa àson tour quelques questions.

« Quand tout cela est-il arrivé ? Jeme souviens que j’avais aperçu le vaisseau avant de tomber au fondde la chaloupe. Mais, sur le moment, je n’avais pas la force dem’assurer que je ne rêvais pas tout éveillé.

— C’est arrivé avant-hier, pitchoun. Nousavons dormi longtemps, probable.

— Et comment s’appelle le vaisseau surlequel nous naviguons maintenant ?

— Il s’appelle la Confiance,petit, et, de vrai, il mérite son nom.

— La Confiance, c’est un beaunom, en effet matelot. Je l’aime.

— Je te crois que tu peux l’aimer !Sans lui, à cette heure, les mouettes nous auraient tous “mangéssans nous laisser le loisir de dire ouf !” »

On comprend que cette narration eût mis engoût le garçonnet.

Aussi, dès que le Basque eut achevé son récit,Guillaume, se rappelant les prescriptions de Clavaillan, mitPiarrille en demeure de lui donner sa première leçon de manœuvredans les mâts de la corvette.

Quelle que fût sa vantardise habituelle deGascon, Ustaritz dut confesser que vingt-quatre heures lui étaientencore nécessaires pour se remettre sur pied.

Ce ne fut donc qu’une prolongation du reposprescrit, et Guillaume dut regagner son hamac, afin d’y achever sajournée.

Il ne s’en plaignit pas, du reste, ses membresétant très las du long séjour qu’ils avaient fait dans la chaloupede milord Blackwood.

Le lendemain, quand il s’éveilla aux noteséclatantes de la trompette sonnant la diane dans la batterie, ilfut prompt à quitter sa couche afin de prendre sa part des fatigueset des travaux de ses compagnons de route.

Maintenant, il était tout fier d’habituer sonesprit et son corps à ces épreuves de la vie et de la mort,épreuves que tout vrai matelot doit se sentir sans cesse prêt àsubir.

Il n’avait plus bien longtemps à supportercette expérience première.

Deux jours ne s’étaient point écoulés que lescôtes de l’île Bourbon apparurent paraissant sortir lentement desprofondeurs de la mer.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer