Une Histoire de revenants

Chapitre 4LA CROIX-QUI-MARCHE

 

Désormais, le pauvre sergent Mathurin nevivait plus du tout dans le monde réel. Il avait la fièvre et lecontenu de sa gourde ne faisait qu’exalter ses frayeurs. Cecavalier au long manteau noir, planté au centre de la clairière,lui avait paru plus grand qu’un homme ; ses yeux éblouisavaient vu des traînées de feu derrière ces deux autres cavaliers,dont la course désordonnée avait soulevé en tourbillons la poudrede la route.

La présence d’Étienne ne le rassuraitplus ; au contraire, ce n’était pas sans terreur qu’ilmesurait la marche assurée et toujours tranquille de son jeunecompagnon ; puisqu’il restait si calme, c’est donc qu’il sesentait là dans son élément ! Et maintenant que le pauvreMathurin y songeait, il se souvenait bien de lui avoir trouvé unair étrange lorsqu’il l’avait rencontré, la veille, sur le cheminde Paris.

Étienne lui-même était peut-être un de cesmorts qui reviennent et qui attirent les vivants sur la pente ducimetière. Cela s’était vu, et ce soupçon tardif ne manquait pointde sagesse, Mathurin se l’avouait en frémissant. Et pourtant ilsuivait Étienne, il le suivait comme un chien, on peut le dire,faisant les mêmes détours et n’osant pas le perdre de vue un seulinstant.

C’est toujours ainsi. Une chaîne plus forteque l’acier attache le vivant au mort, dans toutes les légendes.Certes, une heure ou deux auparavant, sous le porche du cabaret,dans le faubourg de Redon, Étienne avait une honnête figure,Mathurin ne pouvait dire non ; mais cela ne le rassuraitpoint, parce qu’il pensait : Pourquoi ne la montre-t-ilplus, sa figure ?

Par le fait, Étienne ne s’était pas retournéune seule fois depuis le pont de Saint-Pern. Il allait droit devantlui, sans hésiter jamais, comme si le soleil eût éclairé lesobstacles de la route. Il y avait déjà du temps que le bruit deschevaux galopant s’était perdu sous le couvert. Étienne s’appuyasur son bâton au centre du carrefour.

— J’ai bien reconnu le cloarec !murmura-t-il en parlant pour lui-même, il a suivi le même sentierque le commandeur Malo. L’autre a pris la traverse qui mène aumanoir de Treguern… Mathurin !

— Après ? fit celui-ci, qui se tenait àquelques pas, appuyé, lui aussi, sur son bâton.

— Ta mère t’a-t-elle parlé dans sa lettre deMarianne la demi-sœur ?

— Puissé-je la revoir en ce monde, ma pauvrevieille mère ! grommela Mathurin. Elle m’a parlé de ceci et decela, monsieur Étienne, ajouta-t-il, mais je n’ai pas la mémoirebien claire à l’heure qu’il est.

— Pourquoi m’appelles-tu monsieur ?demanda le jeune sergent, qui se tourna, étonné.

Mathurin vit le mouvement et ferma les yeux,comme s’il eût craint d’apercevoir la tête qui a deux trous à laplace des yeux.

— Ce n’est pas par malice, répliqua-t-il entâchant de sourire. Quant à Marianne de Treguern, la demi-sœur deFilhol, il y a je ne sais plus quelle histoire où le nom ducloarec Gabriel se trouve encore mêlé. Mais que nousimporte cela ? Je donnerais de bon cœur tout ce que j’ai dansmon sac pour être au bout de la Grand-Lande, devant le moulin deGuillaume Féru.

— Nous y arrivons, dit le jeune sergent, quise remit en route, et tu garderas tout ce que tu as dans ton sac,mon ami Mathurin… mais, d’ici là, il faut que je sache desnouvelles.

— Des nouvelles ? et à qui donc endemanderez-vous ? D’ici au moulin de Guillaume Féru, c’est laGrand-Lande ; et sur la Grand-Lande, je ne connais pas uneseule demeure humaine.

— Celui qui me donnera des nouvelles, prononçale jeune soldat, dont la voix baissa malgré lui, n’est peut-êtreplus dans une demeure humaine.

Le sergent Mathurin ne pensait pas que sonépouvante pût augmenter. Il se trompait et, pour le coup, son cœurdéfaillit.

— Au nom de Dieu ! monsieur Étienne,balbutia-t-il, ne tentez pas les secrets de la tombe !

— Tu m’as dit que Geneviève était veuve etlibre, répliqua Étienne d’un ton ferme, je veux savoir si c’estvrai. Je veux le savoir de celui qui doit me l’apprendre, de par sapromesse solennelle.

— Écoute, mon ami, mon frère, s’écriaMathurin, qui trouva dans sa détresse même le courage de serapprocher ; je vois bien où tu veux aller : c’est lechemin des Pierres-Plantées, c’est le chemin de laCroix-qui-Marche ! À ceux qui passent par là, il arrivetoujours malheur !

— C’est par là pourtant qu’il faut que jepasse, répondit Étienne.

Mathurin essaya de l’arrêter et prit un accentde supplication plus vive.

— Ce n’est pas le chemin du village !dit-il, les larmes aux yeux, car à cette heure il était plus faiblequ’un enfant. Dis-moi si tu es mort, Étienne, et ne m’entraîne pasà ma perte !

Le pâle visage du jeune sergent eut unsourire.

— Il faut que j’aille m’asseoir cette nuit surles degrés de la Croix-qui-Marche, dit-il.

Mathurin tomba sur ses genoux et s’écria, enjoignant les mains :

— Mon vrai camarade, si c’est pour avoir lacertitude de la mort du dernier Treguern, ne va pas si loin, car jepuis te la donner, par malheur. Filhol de Treguern est décédé enson manoir, il y a bientôt un an.

— Je ne te crois pas ! dit Étienne.

Quelques heures auparavant, il n’eût pas faitbon de dire comme cela, en face, au sergent Mathurin : Jene te crois pas ; mais Dieu sait qu’en ce moment iln’était pas susceptible !

— Je ne te crois pas, répéta Étienne, et si laparoisse d’Orlan tout entière venait me dire comme toi, jerépondrais encore : C’est impossible ! entre Treguernet moi il y a un pacte, et Treguern est le fils deschevaliers : pourquoi aurait-il oublié sapromesse ?

Le pas du jeune soldat s’allongeait malgrélui, et il parlait maintenant avec une certaine agitation.

— Alors, dit Mathurin, dont la voixs’étouffait dans sa gorge, tu crois que le mort t’attend auxPierres-Plantées ?

— Je prie Dieu qu’il n’y ait point de mort,répondit Étienne.

Puis il ajouta en voyant que Mathurinralentissait sa marche :

— Voici mon chemin. L’autre sentier conduittout droit au bourg d’Orlan. Je n’ai pas besoin de toi pour aller àla Croix-qui-Marche. Séparons-nous ici.

Ils avaient atteint la lisière de la futaie,la lande était devant eux éclairée par cette lumière fantastique etchangeante que les nuages laissaient tomber dans leur course.C’était comme un immense tapis ras et tout noir sur lequeltranchaient çà et là des roches d’une blancheur éclatante. Aussiloin que le regard pouvait atteindre, les choses étaientainsi : des points blancs sur un fond noir.

Elles sont là, dressées et alignées dans unordre bizarre. On dit que chaque année il en vient une nouvelledurant la nuit du vendredi-saint. Qui donc les a dressés, cescolosses de pierre que nulle force humaine ne pourraitsoulever ?

Les deux sentiers désignés par Étienneformaient un angle très aigu. L’un d’eux montait vers le dos de lalande, au plus épais des Pierres-Plantées ; l’autre suivait leplat et s’en allait vers les champs cultivés. Mathurin hésitaitgrandement. L’idée de s’engager tout seul dans un des sentiers dela lande lui donnait un avant-goût de son agonie.

— Va donc ! murmura-t-il d’une voixbrisée, je te suis. Mais que ma perte retombe sur toi, si je n’aipas de confession à ma dernière heure !

Pendant un quart d’heure, ils marchèrent sanséchanger un mot. Par intervalles, des gouttes de pluie, largescomme un écu, tombaient avec bruit et sonnaient à la ronde. Cen’était pas assez pour abattre la poussière du chemin. Au bout dequelques secondes, le ciel se refermait et le croissant quidescendait vers l’horizon diamantait les sommets humides destouffes de bruyère.

Il y a des roches debout sur presque toutel’étendue de la Grand-Lande. On appelle plus particulièrement lesPierres-Plantées une sorte d’enceinte irrégulièrement ovale qui estformée par plusieurs rangs de roches concentriques et au milieu delaquelle se trouve une table en granit, pareille à celle que nousavons décrite sous le nom de la Pierre-des-Païens. Autour del’enceinte, les roches s’éloignent en radiant, et si l’on voyait dehaut, en ballon, par exemple, l’ensemble de ce gigantesquemonument, on trouverait qu’il figure une étoile à treize branchesinégales.

La Croix-qui-Marche est située à une centainede pas de l’enceinte, en un lieu où la lande, moins aride, laissecroître quelques broussailles. Elle est beaucoup plus haute que lecommun des croix de carrefour et taillée dans un seul bloc degranit. Le caractère des sculptures à demi-effacées qui la couvrentlui donne une date fort ancienne. Il y a sur l’arbre des monstrescornus et des têtes de démons. Elle est élevée sur trois marches degrès et entourée de grandes ardoises fichées en terre. Un jour, enun temps que nous ne saurions point dire, Tanneguy de Treguern, lebon chevalier, poursuivi par une douzaine d’Anglais et perdant sonsang abondamment, vint tomber sur les degrés de la croix. La croixétait alors un peu plus loin et l’on voit bien encore la tracecarrée de sa base à quelques pas de là.

Quand les Anglais se montrèrent, sortant desrochers, Treguern prit son épée et tâcha de se relever ; maisil ne put, parce que tout son sang baignait les marches de lacroix. Il dit : « Sainte croix, rends-moi mon sang pourque je meure debout, comme un chevalier, ou viens à monsecours ! »

La croix se mit en marche, jetant assezrudement de côté le bon Tanneguy de Treguern ; quand lesAnglais hérétiques virent ce miracle, ils se serrèrent les unscontre les autres dans leur épouvante, tellement qu’à douze qu’ilsétaient, ils n’occupaient pas plus de place que le degré inférieurde la croix. Celle-ci vint jusqu’à eux, se souleva de terre et leurfit de sa large base une tombe après les avoir broyés.

On raconte ainsi l’origine de ce nom : LaCroix-qui-Marche ; mais on la raconte encore autrement et il ya bien sur ce thème un demi-cent de légendes.

Étienne pénétra dans l’enceinte desPierres-Plantées ; il ne s’arrêta qu’au pied même de lacroix.

— C’est ici, dit-il en se découvrant, que noussommes venus une fois, Filhol de Treguern et moi, à l’heure deminuit. C’est ici que chacun de nous a dit, sous serment :« Si je meurs le premier, je reviendrai t’apprendre ce qu’il ya sous la pierre du tombeau. »

Les jambes de Mathurin chancelaient, et il luisemblait que la terre allait s’entr’ouvrir sous ses pieds.

— Nous étions assis sur les marches de lacroix, dit encore Étienne, je vais m’asseoir sur les marches de lacroix.

Comme il le disait, il le fit. Mathurinn’avait plus de sang dans les veines.

— Filhol ! prononça Étienne d’une voixtremblante, non pas de crainte, mais d’émotion, si tu es mort,souviens-toi de ta promesse !

Une voix distincte s’éleva dans le silence dela nuit pour répondre :

— Je suis mort, et je me souviens.

Mathurin poussa un cri d’angoisse et tomba laface contre terre. Il ne bougea plus. Étienne se leva tout droit,respirant avec force et promenant sous les broussailles quienvironnaient la croix son regard avide. Le rouge de la fièvreétait à son front, l’audace de la fièvre était dans son cœur. Il nevit rien ; le vent laissait les broussailles immobiles, et nulobjet vivant ne se montrait sur le fond noir de la bruyère.

— Où es-tu ? demanda-t-il.

— Dans l’air que tu respires, répondit lavoix.

— Ne peux-tu te montrer à moi ?

Il y eut un silence, et le premier éclairdéchira la nue vers l’occident. Quand la voix répondit de nouveau,elle semblait s’être éloignée et, comme le vent grondaitfurieusement, c’est à peine si Étienne put saisir le sens de sesparoles. La voix disait :

— Quand tu seras seul et que la lune seradescendue sous le clocher d’Orlan, Je te donne rendez-vous à laPierre-des-Païens. Ne crois rien de ce qui te sera dit contreGeneviève, ma femme.

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