Une Histoire de revenants

Chapitre 3TERREURS NOCTURNES

 

Il était huit heures du soir, à peu près,quand Étienne le manchot et son camarade quittèrent l’auberge dufaubourg de Redon. Le premier pas qu’ils firent les mit dans lacampagne, car, après le petit enclos du cabaret, il n’y avait plusde maisons. La gourde de Mathurin avait été remplie jusqu’augoulot, selon son désir, et la gourde était grande. Il y avait dequoi prendre du cœur.

Les deux sergents montèrent la rampe ensilence, baissant la tête pour éviter le vent chargé de poussièreet marchant à grandes enjambées. À mesure qu’ils avançaient, lechemin, taillé dans l’ardoise, tournait et s’enfonçait entre deuxmurailles à pic. Mathurin regardait souvent en arrière ; tantqu’il vit briller au bas de la montée les quelques lumières éparsesqui indiquaient l’emplacement de la ville, ce fut bien ; maisquand le mur d’ardoise se ferma pour éteindre la dernière lueur,Mathurin tira un gros soupir du fond de sa poitrine.

Ils étaient, Étienne et lui, dans une sorte detunnel dont le ciel bas et noir formait la voûte. Le vent d’orages’engouffrait là-dedans avec une violence furieuse. Puis, quand levent se taisait par hasard, c’était tout à coup un silence morne aumilieu duquel les pas de nos deux voyageurs retentissaientétrangement.

— Il y a dix ans que je n’ai passé ici, ditMathurin d’une voix mal assurée, en avons-nous pour longtemps àrester entre ces roches ?

— Un demi-quart d’heure, répondit Étienne.

— Ma foi ! gronda Mathurin, qui enviaitle calme de son compagnon, j’ai franchi, en ma vie, des défiléspleins de neige, où les camarades tombaient gelés tout le long duchemin ; je ne sais pourquoi je n’avais pas froid, comme ici,jusque dans la moelle de mes os.

Il faisait chaud pourtant, et le pauvre sergent Mathurin avait dela sueur aux tempes. Au sommet de l’une des rampes voisines, unevoix triste s’éleva qui chantait la houpée despâtours. Une autre voix répondit sur la rampe opposée, etce fut, durant quelques secondes, comme un échange de sonsplaintifs et prolongés. Puis les clochettes des chèvres tintèrentet le vent apporta le beuglement des bœufs, ramenés à l’étable.

Mathurin se redressa tout brave ; cesbruits mélancoliques et connus lui parlaient au moins du mondevivant. Le pâtour aux pieds nus, et la bergerette, quiparlaient d’une roche à l’autre, les troupeaux mugissants, lesclochettes aiguës, tout cela, c’était la bonne voix du pays, etMathurin l’aimait bien, son pauvre pays de Bretagne. À cette heure,s’il eût été, les pieds au feu de quelque ferme amie, entouré desgars et des fillettes, des métayers et des bonnes femmes, à laveillée du bourg d’Orlan, il n’y aurait pas eu, dans toutl’univers, d’homme plus heureux que Mathurin le sergent.

Mais elles sont si longues, ces lieuesbretonnes ! et la Grand-Lande cache tant de spectres derrièreses rochers blancs entourés de bruyères !

Étienne avait eu raison de le dire : Mathurin avait oublié àl’armée les traditions superstitieuses du pays. Le feu du bivouacest souverain pour guérir ces vagues terreurs. Pas une seule foispeut-être, depuis qu’il avait endossé l’uniforme, Mathurin n’avaitsongé à ces rondes fantastiques que les kourils mènentautour des croix de granit, — aux miaulements lugubres desChats Courtauds, tenant leurs conseils sur les hautséchaliers, — aux grosses bêtes, ce gigantesque attelage deSatan, qui ont pour cornes des chênes séculaires et qui broutentles futaies, comme les brebis paissent l’herbe de la prairie, — auxCorniquets, ces madrés lutins qui sautent sur la nuque duvoyageur et l’abandonnent étranglé dans les fondrières, — auxLaveuses de Nuit, ces grandes filles pâles qui ont desyeux sans regard et qui forcent le passant à tordre à rebours lelinge humide des suaires.

Mais ces souvenirs-là dorment et ne meurentpas ; le paysan breton peut faire le tour du monde etretrouver intactes ses impressions d’enfance en remettant le piedsur la terre de Bretagne. Il y a là dans l’air quelque chose qui nepeut être défini : la solitude des nuits se peuple, le silenceparle, le vide prend un corps ; chaque roche semble une formeaccroupie, chaque arbre étend de longs bras menaçants etdécharnés ; des plaintes passent dans la brume, où l’on sentflotter les voiles que le vent secoue derrière lesBelles-de-Nuit, ces vierges mortes avant l’heure desfiançailles.

Dans les nuages, vous voyez des montagnes quidéchirent leurs flancs, des forêts immenses bordant la sombreprofondeur des grands lacs, des tours de cathédrales et lacolossale figure couchée qui passe toujours en regardant laterre.

Puis, au loin, sur le chemin parcouru, vousentendez crier l’essieu du Char noir. Personne ne l’a vujamais, ce char, mais chacun a pu ouïr cent fois en sa vie legrincement funeste de ses roues. Carriguel an ancou, ditla vieille langue galloise : la brouette de lamort !

Puis les branches du taillis s’agitent ;un son de cor se prolonge sous le couvert ; un chevreuilbondit et coupe le sentier, ses yeux sont deux charbons, ses ospercent son cuir. Derrière le chevreuil, un squelette de chevalpasse, rapide comme l’éclair ; sur cette monture bizarre il ya un chevalier de grande taille, portant une armure d’aciercomplète, sauf le casque, qui manque. Et à quoi bon lecasque ? Sur les épaules du cavalier il n’y a point detête.

C’est le chasseur décédé qui court la forêtdepuis la tombée de la nuit jusqu’à l’aube.

Et là-bas, ces petites flammes pâles quivoltigent sur le cressonnet des douves : âmes en peinecherchant les prières perdues, comme le mendiant qui attend lesmiettes de la table opulente. Et plus loin, au tournant de larivière, cette forme balancée, blanche comme une statue d’albâtre,qui grandit quand vous vous éloignez jusqu’à toucher du front lesétoiles…

Il y avait déjà du temps qu’on n’entendaitplus ni le pâtour, ni la bergerette, ni les grelots deschèvres, ni les mugissements des troupeaux.

— Mathurin, dit tout bas Étienne, pourquoim’as-tu parlé de Geneviève, veuve et libre ?

— Pourquoi ? répéta Mathurin ; plustard… pas ici ! j’étouffe entre ces murailles sombres.

Afin de se remettre un peu, il ôta pour lapremière fois le bouchon de sa gourde et but une gorgée. Étiennecontinuait de marcher.

— En veux-tu ? demanda Mathurin parderrière.

Étienne ne répondait point ; il avait latête basse, et ses pensées l’absorbaient.

— Veuve et libre ! se disait-il, ce n’estpas possible. Comment Filhol pourrait-il être mort, puisque je nel’ai jamais revu ni dans la veille, ni dans le rêve, lui quim’avait promis !

Mathurin se hâtait pour le rejoindre ; lanuit du chemin creux s’éclairait peu à peu, parce que les rampess’abaissaient, en même temps que le ciel devenait moins sombre. Laroute tourna brusquement, et ce fut comme un coup de théâtre.L’horizon s’ouvrit à perte de vue au-devant de nos deuxvoyageurs ; la muraille continuait sur la droite ; àgauche, c’était le vide, car le chemin, qui jusqu’alors avait percéla montagne, se collait maintenant à son flanc.

Pour un instant, le vent avait eu raison desnuages, tout épais et lourds qu’ils fussent ; il y avait degrands déchirements qui laissaient voir çà et là l’azur étoilé duciel ; le croissant de la lune se montrait par intervalles,pour se noyer bientôt sous les vapeurs amoncelées, puis reparaîtrevictorieux et rayonner au milieu des nuages.

Par le beau soleil, c’est un grand et richepaysage qui se présente aux yeux du voyageur arrivé aux revers dela montée de Saint-Pern. Sous ses pieds, la carrière d’ardoisedescend à une profondeur immense, fouillée selon le caprice de sesveines ; gardant ici de petits mamelons tapissés d’herbe et defleurs pour se plonger un peu plus loin dans des abîmes que l’œilne peut sonder.

À cent pas du pied de la montagne, la rivièred’Ise, affluent de la Vilaine, égare les gracieux replis de soncours et vient baigner les pieds de la chapelle qui sert deparoisse à la ville des carriers. Au-delà de l’Ise, la prairiepeuplée de troupeaux monte en pente douce jusqu’aux guérets dubourg de Bains, où le passage se relève pour atteindre, à traversles plantations de pins, les hauteurs arides de la Grand-Lande.Tout est plein de mouvement et de vie dans cette fourmilière detravailleurs.

Mais la nuit, cela change. On se couche debonne heure aux carrières de Saint-Pern, pour se lever de grandmatin. Le silence remplace les mille bruits du travail, les feuxsont éteints, les cahutes disparaissent dans l’ombre etl’exploitation tout entière ressemble à un trou noir qui n’a pointde fond.

Étienne s’arrêta ; Mathurin avait commeun vertige en voyant le vide qui bordait la route.

— Je n’ai jamais éprouvé rien de pareil,pensait tout haut Étienne, je croyais pourtant que j’allais êtrebien heureux en respirant le premier air qui vient du pays. Voicil’Ise où je me suis baigné tant de fois ; j’ai conduit letroupeau du manoir jusque dans ces prairies. Regarde, Mathurin,maintenant que la lune éclaire : voici la futaie de Grandpré,voici le Moulin-Neuf, en avant du bourg de Bains, et il me sembleque je distingue les deux ailes du beau château de Moeil.

— Tu vois tout cela, toi, dit Mathurin quis’était reculé jusqu’à la rampe opposée, tu es bien heureux !moi, je ne vois que ce diable de précipice où tu vas tomber, têtepremière, si tu restes comme cela sur le bord. Je vois l’ombre desnuages courir dans la campagne, et tout là-bas, le dos de laGrand-Lande qui semble éclairé par je ne sais quelle lueurdiabolique.

Il disait vrai. Le croissant venait de secacher pour nos deux voyageurs, mais il blanchissait vivementl’horizon et, derrière les premiers plans du tableau assombri, laGrand-Lande ressortait au loin, tranchant sur le noir del’horizon.

— Cela n’est pas naturel, reprit Étienne enparlant de ses propres impressions.

— Non, non, s’écria Mathurin, ce n’est pasnaturel ! et il faut aller ailleurs que sur la Grand-Lande, àcette heure de nuit où nous la traverserons pour nos péchés, sil’on veut voir des choses naturelles. Il serait encore temps deretourner à Redon, qu’en dis-tu ?

Étienne remit son bâton sur son épaule etreprit sa marche. Ils descendirent le chemin en silence.

— Est-ce que les lois du mariage sont changéesaussi en Bretagne ? demanda Étienne tout à coup.

— Pourquoi cela ? fit Mathurin.

— Je crois qu’ils appellent cela le divorce,reprit Étienne. Il faut donc que le divorce soit établi chez nous,puisque tu me parles de Geneviève, veuve et libre ?

— Quant à ça, dit Mathurin entre haut et bas,je n’y entends goutte. Mais hâtons le pas, si tu veux, « Oragequi traîne devient tempête » et le mieux pour nous est degagner vitement le haut pays.

Le jeune sergent ne bougea pas. C’était toujours la même idée quile tenait depuis le commencement du pays.

— Alors, dit-il en tâchant de bien voir laphysionomie de son compagnon, tu as ouï dire que Filhol de Treguernest mort ?

— Un peu plus tôt, un peu plus tard, répliquaMathurin qui était sur les épines, il faut bien finir par là ;nous mourrons tous.

Malgré l’obscurité, on pouvait deviner sur levisage d’Étienne une agitation extraordinaire.

— Ils ont menti, ceux qui t’ont dit cela,ajouta-t-il en reprenant sa marche : quand Filhol de Treguernmourra, c’est moi qui le saurai le premier.

Mathurin n’avait garde de discuter ; ilavait embrassé déjà trois ou quatre fois sa gourde, mais le cœur nelui revenait point. C’était, pour l’heure, un triste compagnon quece manchot d’Étienne. Impossible de lui arracher une paroleraisonnable ! Mathurin l’entendait murmurer entre sesdents :

— Et si Dieu n’avait pas voulu ? Si lestrépassés ne pouvaient pas accomplir les promesses faites durant lavie ?

La route montait. Sur la gauche on apercevait,quand une éclaircie se faisait, les hautes cheminées du château duMoeil. En avant, une grande masse sombre coupait le chemin :c’était la futaie de Grandpré.

Encore quelques pas, et les vieux chênesarrondissaient en voûte leurs cimes énormes. Une fois engagés sousla futaie, nos deux soldats ne virent plus littéralement ni ciel niterre. La respiration de Mathurin s’embarrassait dans sagorge : il avait peine à suivre le pas égal et toujourstranquille de son compagnon. Le vent ne lui soufflait plus auvisage comme naguère, tout au plus s’engouffrait-il parfois sous lafutaie, frappant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, decapricieuses et courtes rafales. Mais la tempête pesait sur lefaîte des chênes, et les gros troncs se balançaient en gémissant.Mathurin était plus mort que vif.

— En voici un ! dit tout à coup Étienne,qui s’arrêta court et sembla prêter l’oreille.

— Un quoi ? balbutia Mathurin au comblede l’épouvante.

— Écoute !

On entendait distinctement, mais sans pouvoirpréciser la direction, le bruit d’un cheval galopant sous lafutaie.

— Le Chasseur trépassé… commença Mathurin.

— Ils étaient deux à l’auberge, interrompitÉtienne ; celui-ci arrivera le premier.

— Pas de beaucoup ! se reprit-il enprésentant son oreille à une autre aire de vent, car j’entends unsecond cheval.

— Et en voici un troisième arrêté au beaumilieu de la route ! s’écria Mathurin, qui étendit ses mainsen avant comme pour repousser une vision. Seigneur Dieu !quelle nuit !

Il y avait, en effet, un cavalier immobile aucentre d’une clairière formant carrefour qui s’ouvrait à quaranteou cinquante pas. Rien n’interceptait à cet endroit les rayons dela lune, tamisés par les nuages plus légers. Le cavalier semblaitentouré d’une auréole de lumière. Il avait la tête nue ; ondistinguait déjà son visage maigre et pâle sous les mèchesflottantes de ses cheveux grisonnants. Il était de haute taille etles plis d’un manteau de longueur inusitée tombaient de ses épaulesjusqu’aux jambes de son cheval.

On le vit faire un geste de la main, et savoix s’éleva pendant que le vent faisait silence.

— Holà ! cria-t-il, si vous êtes deschrétiens, répondez-moi : avez-vous vu deux cavalierstraverser la futaie en se dirigeant vers le bourgd’Orlan ?

— Le commandeur Malo ! murmura Étienne.Quand il vient au pays, c’est qu’un malheur est prêt de frapper àla porte de Treguern !

— Nous avons entendu le galop de deux chevaux,reprit-il tout haut ; nous n’avons rien vu.

Le cavalier tourna la tête de sa monture versla Grand-Lande.

— Écoutez ! s’écria Étienne, ils sontbien près désormais et ils vont vous rejoindre ; si vous avezbesoin de secours, parlez, Malo de Treguern.

Les éperons du cavalier touchèrent le flanc desa monture, qui bondit et disparut sous le couvert. On put entendrenéanmoins sa réponse. Il avait dit :

— Je vais où Dieu me mène et je n’ai besoin depersonne !

Avant qu’Étienne et Mathurin eussent franchiles quelques pas qui les séparaient de la clairière, la poudre dela route s’éleva en tourbillon sous les pas des deux chevaux qui secroisèrent comme des flèches pour se perdre presque aussitôt aprèsdans l’ombre. Un instant encore on entendit le double galop sousles voûtes de la futaie, puis tout se tut, excepté l’orage quienflait sa voix menaçante.

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