Une Histoire de revenants

Chapitre 1LE MOULIN DE GUILLAUME FÉRU

 

La vieille église se cachait dans un pli duvallon ; le clocher montrait son coq de cuivre, incliné sur satige, que le temps avait faussée, au-dessus d’un groupe de chênesébranchés, ressemblant de loin à des géants difformes.

C’était un carrefour de la Grand-Lande, entreRedon et Malestroit, au pays de Bretagne. Il y avait là une tablede pierre couchée sur trois supports inégaux. L’ajonc épineux, lesgenêts et la haute fougère formaient comme une haie autour de cemonument druidique que jamais paysan du bourg d’Orlan n’avait osétoucher du pied ni du doigt : on l’appelait laPierre-des-Païens.

On disait que, sous cette table de granit, secreusait un trou de forme ovale, caché par les ronces, et que cetrou donnait accès dans une caverne qui rejoignait les souterrainsdu manoir de Treguern.

On disait cela ; mais personne n’y avaitété voir, car la ceinture de fougère, de genêts et d’ajoncs étaitintacte et ne présentait pas d’ouverture apparente pouvant livrerpassage à un lapin.

Il était à un quart de lieue de là, le manoirde Treguern, montrant ses murailles mélancoliques, à mi-côte, audevant de la forêt ; tristesse, abandon, pauvreté, voilà ceque disait le lierre pendu aux crevasses de ses murailles et ce querépétaient ses grandes fenêtres où le vent chassait la pluie parles trous des carreaux, brisés depuis longtemps.

Il y avait dans le chœur de l’église d’Orlanune tombe orgueilleuse en granit noir qui portait, couchée, lastatue d’un chevalier. On l’appelait le tombeau deTanneguy, et c’était là, disait-on, que reposaient les restesdu premier sire de Treguern : Tanneguy-Filhol-Aimé Le Mâdre,créé comte de Treguern par le roi Louis XII, en l’an 1513.

Après cette tombe, sur les limites du chœur etde la nef, on trouvait un autre monument funèbre, aussi en granitnoir, mais qui était plus modeste et qui ne portait point destatue. C’était le dernier asile du second seigneur de Treguern.Puis venait, pour le troisième, un simple cube de maçonnerierecouvert d’une pierre sans ornement. Puis, pour le quatrième, rienqu’une dalle d’ardoise à fleur de sol. Il fallait sortir del’église pour trouver le cinquième, qui avait une croix de marbreau lieu le plus haut du cimetière.

Le cimetière allait en pente, comme l’uniquerue du bourg d’Orlan qui le bordait. Le sixième Treguern suivait lapente et descendait ; la croix, où ses noms et ses titresétaient inscrits, était en grès brut de Saint-Pern et moins hauteque celle de son devancier. Le septième n’avait déjà qu’une croixd’ardoise grise. Pour le huitième, on avait relié ensemble deuxtiges de fer qui s’étaient rouillées et ne gardaient plus traced’inscription. Puis c’étaient des croix de bois qui s’en allaient,descendant la pente, toujours plus petites et plus pauvres, jusqu’àla dernière, qui était non point plantée, mais étendue sur unesépulture toute fraîche où l’herbe n’avait pas eu le temps depousser. Sur celle-ci on lisait en piètres caractères :Filhol-Aimé-Tanneguy Le Mâdre, chevalier, comte de Treguern, août1800.

L’inscription disait encore qu’il était décédéà l’âge de vingt-et-un ans, et invitait les chrétiens à prier pourle repos de son âme.

Il y a des familles qui montent, comme si laProvidence les conduisait par la main ; il y a des famillesqui descendent, comme si la main de Dieu pesait sur elles. Treguernavait possédé autrefois tout le pays, depuis la Vilaine jusqu’àl’Oust : entre Redon et Vannes, nul ne pouvait se dire plusgrand seigneur que Treguern. Mais cette pente du cimetièreracontait l’histoire de la décadence ; il y avait loin dutombeau de Tanneguy, le fier mausolée, à ce petit tas de terreremuée fraîchement, où se couchait l’humble croix qui portait lenom de Filhol, dernier comte de Treguern.

À la Pierre-des-Païens, six chemins secroisaient, formant une large étoile : cette place,irrégulièrement ronde, se trouvait située à quelque trois cents pasdu coteau qui dominait le bourg d’Orlan. L’un des chemins montaittout droit entre deux levées de terre de bruyère, jusqu’au sommetde la colline où se perchait un moulin à vent. La route qui faisaitface de l’autre côté de la pierre druidique, s’en allait vers lesprairies où la petite rivière d’Oust égarait son cours sinueux. Àgauche, un troisième sentier se dirigeait vers le village, tandisque le quatrième, remontant un peu la pente, aboutissait à un grandbâtiment demi ruiné dont les toits de chaume avaient pour couronneune vieille tour crénelée. C’était une ferme, bâtie sur les ruinesd’un manoir noble, et qui portait encore le nom deChâteau-le-Brec.

Les deux sentiers de droite ouvraient leurangle davantage. Le premier suivait parallèlement le plateau de lacolline pour gagner le manoir de Treguern et la forêt ; lesecond tombait plutôt qu’il ne descendait au fond d’un ravin sombrequ’on nommait le Trou-de-la-Dette.

On était au mois d’août de la première annéede ce siècle. Il faisait nuit ; le vent chaud et chargéd’électricité plaignait dans la bruyère ; la lune à sonpremier quartier inclinait déjà son croissant à l’horizon,découpant les silhouettes noires de Château-le-Brec, avec sa tourdentelée, et de l’église d’Orlan dont le clocher dépassait la cimedes plus hauts arbres. Des nuages sombres et pressés couraient auciel.

Deux femmes marchaient avec lenteur dans lesentier qui venait du manoir de Treguern. L’une avait une forêt decheveux gris sous le capuchon brun des paysannesmorbihannaises ; l’autre semblait toute jeune. Elle n’avait nichapeau, ni capuce, mais un voile qui s’attachait aux tresses deses cheveux retombait sur son visage. Une fois que le vent soulevales plis de ce voile, au moment où la lune brillait entre deuxnuages, sa compagne s’arrêta pour la regarder en face.

— Courage, Marianne ! murmura-t-elle.

La jeune femme avait des larmes plein lesyeux.

— Où est-il, dit-elle, à cette heure où jesouffre, et où je vais peut-être mourir ? Où est monmari ?

La vieille paysanne la soutint entre ses bras,parce qu’elle la vit chanceler.

— Courage, Marianne ! dit-elleencore ; je n’aime que toi sur la terre, toi et lui. Tu serasriche, Marianne, Marianne de Treguern, et tu vivraslongtemps !

Un soupir souleva la poitrine de la jeunefille.

— Douairière, prononça-t-elle avec effort,dites-moi plutôt que je serai heureuse !

La vieille paysanne secoua la tête, et unsourire amer vint parmi les rides de ses lèvres.

— Oui, oui, Marianne, répliqua-t-elle de ceton que l’on prend pour calmer l’impatience des enfants, tu serasbien heureuse ! Ton mari est à chercher la fortune.

C’était une femme de grande taille, dont levisage sévère semblait de marbre. La lande était déserte et muette.La Pierre-des-Païens ressortait, blanche, au milieu du sombrefourré, comme ces nappes de lin qu’on étend sur la verdure pour quela rosée des nuits les lustre et les satine.

— C’est là ! dit Marianne de Treguern,qui frissonna en détournant les yeux ; c’est là qu’il revient,mon frère défunt, mon pauvre frère !

La vieille femme haussa les épaules ets’arrêta, appuyée sur le long bâton blanc à crosse qu’elleportait.

— Qui l’a vu ? murmura-t-elle, voilà biendes fois que je passe ici après la nuit tombée, pourquoi ton frèrene se serait-il pas montré à moi comme aux autres ?

— Parce que vous m’aimez trop, douairière,répondit Marianne à voix basse, et parce que vous n’aimez pas assezles autres enfants de mon père.

Douairière Le Brec approcha d’elle la jeunefille et la baisa. Vous eussiez éprouvé un sentiment étrange envoyant les caresses de cette femme qui ne semblait point faite pouraimer. Son visage dur repoussait toute idée tendre ouféminine ; il y avait, dans le dessin hardi de ses traits, jene sais quelle fierté tragique.

— Voici longtemps que le Brec et Treguern sontennemis, dit-elle en redressant sa grande taille, tandis que levent d’orage emportait en arrière les mèches grises de sescheveux ; longtemps ! Le premier homme qui s’appela LeBrec de Kervoz détesta le premier homme qui eut nom de Mâdre deTreguern. Il se trouva pourtant une fille des Le Brec qui épousa unfils de Treguern. Celle-là était ma sœur ; je l’aimais sitendrement, que je lui donnais ma légitime, afin de contenterl’avarice du Treguern. Je t’aime parce que tu es sa fille ;c’est mon sang qui m’attire à toi ; mais ma pauvre sœur Jeannemourut en te mettant au monde, et une autre prit sa place dans lamaison du Treguern. Pourquoi aimerais-je les enfants que l’ennemide notre race eut plus tard d’une étrangère ?

Un bruit se fit parmi les broussailles quientouraient la table druidique. Marianne se rejeta en arrière et laterreur fit claquer ses dents. Douairière Le Brec étendit son bâtonblanc vers la pierre. Elle ne tremblait pas.

— Si c’est toi, défunt Filhol de Treguern,dit-elle, à voix haute, ne te cache pas ! Je suis Françoise LeBrec, et celle-ci est Marianne ta sœur. Nous te demandons pourquoitu ne gardes pas le repos de la tombe ?

Marianne cacha son visage dans le sein de lavieille femme ; la frayeur lui ôtait le souffle.

Si elle s’attendait à voir paraître le pâlefantôme du dernier Treguern, ou à entendre sa voix changée,l’événement trompa sa crainte : rien ne se montra au-devant dela table, aucune voix ne s’éleva dans les ajoncs. Seulement, lebruit continua, et, malgré la nuit, on put deviner que la cime desgenêts s’agitait faiblement.

Le croissant, descendu au niveau du clocher,voguait dans une petite flaque d’azur entourée de grands nuages. Aubout de quelques secondes, et au moment où la lune glissait déjàune de ses cornes sous la nuée, on put voir une forme humaine quisortait des broussailles, de l’autre côté de la Pierre-des-Païens.Si c’était un spectre, c’était un spectre de femme. L’apparitiontraversa le chemin circulaire d’un pas lent et gracieux. Elle passaà une cinquantaine de pas de douairière Le Brec et de sa compagne.Un instant, elles purent apercevoir un visage d’une beautéangélique, autour duquel retombaient, éparses, de grandes bouclesde cheveux blonds. Douairière Le Brec étendit son doigt ridé ;un sourire amer et méchant releva les coins de sa bouche.

— La reconnais-tu ? demanda-t-elle.

— Geneviève ! murmura Marianne.

— Oui, Geneviève, répéta la douairière,Geneviève, la veuve de ton frère Treguern.

— Où va-t-elle ?

— Voir son fils comme tu vas voir le tien.N’ont-ils pas la même nourrice ?

— C’est vrai, ma mère, dit Marianne, vousl’avez voulu ainsi.

Le sourire de la vieille femme devint plusincisif.

— Nos prophéties de Bretagne ne mententjamais, dit-elle. Le nom de Treguern se relèvera.

— Je suis la femme de Gabriel Le Brec, ditMarianne avec indifférence : que m’importe cela ?

Douairière Le Brec lui prit la main et laregarda en face. Ses yeux brillaient d’un enthousiasme étrange.

— Quelquefois, dit-elle, le hasard s’amuse. Cen’est pas avec les oreilles de mon corps que j’entends cela, car ilest loin, mon fils, mon Gabriel, mais je le sens venir. N’est-ilpas assez beau, n’est-il pas assez hardi pour prendre ce nom deTreguern qui n’est plus à personne ?

— Le commandeur Malo… commença Marianne.

— Le commandeur Malo est chevalier de Malte,un chevalier de Malte est comme un prêtre : il n’y a que lepetit enfant…

En parlant ainsi, la voix de la vieille femmesemblait perdre sa fermeté naturelle, pour prendre un accent defanfaronnade. On eût dit que celui-là dont-elle prononçait le nom,le commandeur Malo, lui faisait peur.

— Allons, marche, reprit-elle avec unesoudaine rudesse. Tu dors sous le toit de Treguern, mais tu es lafemme de Gabriel Le Brec, mon fils ; marche, ma fille, tuseras riche !

— Serai-je heureuse ? demandaMarianne.

On n’entendait plus rien sur la lande ;les deux femmes firent le tour de la Pierre-des-Païens, ets’engagèrent dans le sentier à pic qui montait au moulin, entre lesdeux levées de terre de bruyère.

Comme elles étaient au milieu de la montée,elles entendirent la porte du moulin s’ouvrir et se refermer.

— Geneviève est arrivée la première, ditMarianne. Elle vient pour le baptême de son enfant. Quand fera-t-onle baptême du mien ?

— Quand tu voudras, répondit la vieille. Voilàque les prêtres sont revenus dans les églises. Le monde allait biensans cela… Holà ! Guillaume !

Elle frappa la porte du moulin avec son bâtonet répéta :

— Holà ! Guillaume Féru : c’est moi,douairière Le Brec, ta dame !

Les gros sabots de Guillaume sonnèrent sur lesdalles de l’intérieur ; une seconde fois la porte tourna surses gonds rouillés.

— Que Dieu vous bénisse, douairière, dit lemeunier Guillaume, qui n’apercevait point encore Marianne. Vousauriez pu attendre à demain, car il va faire gros temps, et je nemettrai pas ma toile au vent cette nuit.

— Tu te trompes, Guillaume Féru, répliqua ladouairière, ce que je voudrai, tu le feras, je veux voir tafemme.

Guillaume se mit à rire.

— Oh ! oh ! dit-il, nous avonsmarché sur de la mauvaise herbe ! Fanchette n’est pas là,justement, on est venu la chercher à la brune…

— Tu mens ! interrompit douairière LeBrec, qui mit sa main sèche sur le bras du bonhomme.

Celui-ci voulut se reculer, mais la Le Brecétait plus forte que lui.

— Tu mens, répéta-t-elle en le regardant dansle blanc des yeux. Va me chercher Fanchette, tout de suite. Je leveux !

— Le roi disait : Nous voulons,grommela Guillaume Féru qui n’avait pas l’air trop presséd’obéir.

Cependant le regard qu’il jeta sur la vieillefemme exprimait une crainte.

— Voyez-vous, douairière, reprit-il, faut dela justice : Fanchette ne peut pas être ici et au bourg deBains.

Douairière Le Brec lâcha les bras dumeunier.

— Lève-toi, dit-elle en prenant Marianne parla main.

Marianne obéit.

— Range-toi, dit encore la vieille femme ens’adressant à Guillaume.

Celui-ci hésitait et ne bougeait pas.Douairière Le Brec fit un pas vers lui.

— Prends garde ! dit-elle d’un accent siimpérieux que le meunier courba la tête malgré lui, je sais ce quise passe chez toi mieux que toi, et ceux qui m’ont résistéjusqu’ici ont eu du malheur.

Guillaume était tout pâle.

— Je ne parle pas ainsi, continua douairièreLe Brec, parce que je suis ta dame ; je parle ainsi parce quetu aimes Fanchette, ta femme, et parce que vous restez tous lesdeux souvent, le soir, bien longtemps, à regarder votre petitenfant dans son berceau.

Les sourcils du meunier s’étaient froncésviolemment, mais il tremblait.

— Je ferai ce que vous voudrez, douairière,murmura-t-il après un silence, ne jetez pas vos sorts sur nous.

— À la bonne heure, dit la vieillefemme ; Fanchette m’entend-elle ?

— Oui, répondit une voix altérée, qui semblaitpartir de la pièce voisine. Je vous entends bien, douairière ;ce que vous voulez sera fait.

— Pour ce qui est de toi, Fanchette, reprit lavieille femme, je pense que tu m’obéiras, car tu me connais et tues bonne mère. Mais Guillaume ton mari…

— Vous resterez ici et vous veillerez,interrompit le meunier d’un ton bourru.

— Cela ne suffit pas, dit la douairière. Tuvas monter au blutoir, Guillaume Féru, et je vais tirer sur toi leverrou de la trappe.

— Prisonnier dans ma propre maison ! serécria le bonhomme.

— Comme cela, poursuivit encore douairière LeBrec, tu ne seras point tenté par la curiosité.

— Monte, mon homme, dit la voix de Fanchette,monte pour notre pauvre petit !

Le meunier mit le pied sur l’échelle quiconduisait à l’étage supérieur. Comme il allait disparaîtreau-dessus de la trappe, il se retourna, parce que l’échelleoscillait sous un poids nouveau. C’était douairière Le Brec quimontait derrière lui pour mettre le verrou.

— Quand tu vas être là-haut, dit-elle, pour nepas perdre ton temps, tu moudras une somme de grain ou deux.

— Par le vent qu’il fait ! une veille defête gardée !

— Il le faut, prononça la douairière d’un tonpéremptoire.

La trappe ouverte retomba ; le grosverrou entra de force dans sa gâche ; douairière Le Brecredescendit les degrés de l’échelle et entraîna Marianne vers laseconde chambre.

— Ouvre la porte, Fanchette, dit-elle.

La seconde chambre était plongée dans uneobscurité complète. Sans doute que la vieille femme s’attendait àcela, car elle ne fit aucune observation.

— Fanchette, dit-elle seulement, si tu faiscomme on te commandera, ton fils Josille grandira et deviendrafort… Approche, je ne suis pas seule.

Fanchette vint dans l’ombre et reconnutMarianne.

— La demi-sœur ! pensa-t-elle, lademi-sœur du défunt Treguern ! »

Marianne entra. Douairière parla bas àFanchette assez longtemps. Elle dit en sortant :

— Je sais que l’autre est là ; soisadroite !

Puis elle resta dehors où le vent soufflaitavec une violence croissante ; de larges gouttes de pluiecommençaient à tomber. Douairière Le Brec rejeta la capuche de samante en arrière pour que le vent et l’eau du ciel pussentrafraîchir sa tête qui brûlait.

Elle se mit de l’autre côté du chemin, au pieddu talus, et demeura immobile, appuyée sur son grand bâton blanc.Elle regardait le moulin aux fenêtres duquel une lueur pâles’alluma ; Guillaume, obéissant, venait de donner les ailes auvent d’orage qui les saisit furieusement. Douairière était immobileet pensait :

— Ils sont deux enfants du même jour et dumême sang : lequel sera comte ?… Gabriel !Gabriel ! où peut-il être à cette heure et pourquoi tarde-t-ilainsi ! »

Ses lèvres se crispèrent, tandis qu’ellemurmurait :

— Si je pouvais prier !

Mais, presque aussitôt, son front affaissé sereleva, et son œil défia la sombre nuit du ciel. Le premier éclairdéchirant les nuages illumina son visage orgueilleux qui semblaitprovoquer la toute-puissance de Dieu. Un coup de tonnerre prolongeaau loin sur la lande ses échos graves et sourds.

Quand la foudre se tut, on put entendre aurevers de la montée, sur la route de Redon, une voix mâle et sonorequi chantait à tue-tête, malgré le tonnerre et malgré la pluie, unejoyeuse chanson d’Ille-et-Vilaine. Douairière Le Brec crut rêver.La route de Redon était là devant elle ; mais il faisait noirmaintenant comme dans une cave, et les objets disparaissaient à ladistance de quinze pas. Du fond de ces ténèbres partit un doubleéclat de rire bien franc, et une autre voix se joignit à lapremière pour répéter à plein gosier le refrain de laronde :

Veux-tu boire, j’ai de l’iau,

Plein ma seille, plein mon siau,

Jean, ma pauv’ vieille ;

Digue, digue, digue diguedou !

J’nai point d’ l’iau, j’ai du bon cidre doux

Plein mon siau, plein ma seille !

— Il faut être le diable pour chanter en cemoment ! grommela Guillaume Féru, qui grelottait derrière lasaillie de sa fenêtre et qui suivait avec épouvante le mouvementdésordonné de sa machine.

— On dirait la voix du gars Étienne qui estparti soldat, pensait la vieille femme. Pourquoi revient-il ici,lui qui a encore cinq ans à faire la guerre ?

— Dame Le Brec ! s’écria le meunier,voici l’arbre qui va se rompre et les meules qui vont éclater commeverre. Au nom de Dieu, faut-il amener ?

— Laisse l’arbre se rompre, Guillaume Féru,répondit la vieille femme, et les meules éclater comme verre.

Guillaume fit le signe de la croix et secoucha sur un sac de farine. Ceux qui arrivaient par la route deRedon se rapprochaient. Douairière Le Brec traversa le chemin,changé en torrent ; l’eau fangeuse et couverte d’une écumejaunâtre lui montait jusqu’aux genoux. Elle s’accroupit contre lemur, sur la terre mouillée. Les joyeux compagnons, qui narguaientla tempête en chantant, étaient maintenant si près qu’on pouvaitles voir avancer dans l’ombre.

— Eh bien ! s’écria l’un deux avec uneimperturbable gaîté, on ne peut dire que nous amenons le beau tempsau pays, mon Mathurin !

— Pourvu que nous n’ayons pas perdu notreroute, mon Étienne ! répliqua Vautre. Attends donc !j’aperçois une lumière…

— Digue diguedou, bon cidre doux ! voilàune lumière qui vient fort à propos ! mais entends-tu cetapage ?

Ils s’arrêtèrent.

— Je crois que c’est un moulin… commençaMathurin.

— Parbleu ! répondit Étienne, voilà queje me reconnais ! Nous sommes dans le chemin qui descend à laPierre-des-Païens, et c’est le moulin de Guillaume Féru.

— Quel diable de sabbat fait-il donc làdedans, ce soir, le père Guillaume ?

— Si tu veux le savoir et te sécher un peu,nous n’avons qu’à frapper à la porte.

Mathurin hésita un instant. Douairière Le Brecretenait son souffle.

— Quand il tomberait des obus et desbaïonnettes, dit enfin Mathurin, la première maison où j’entreraicette nuit sera la maison de ma bonne femme de mère. C’est ici quenous allons nous séparer, ami Étienne. Tu vas tout droit, moi jetourne à gauche. Embrassons-nous, et au revoir !

La voix d’Étienne s’imprégna demélancolie.

— C’est vrai, dit-il, toi, tu as une mère.

Un second éclair brilla en ce moment ; lalande inondée sortit de l’ombre. Douairière Le Brec vit à quelquespas d’elle, sur le sommet du coteau, deux jeunes gens vêtus del’uniforme qui se tenaient embrassés. C’étaient deux beauxsoldats ; mais à l’épaule de l’un d’eux pendait une manchevide.

Les yeux de douairière Le Brec s’ouvrirenttout grands.

— Oh ! dit-elle en respirant avec force,Étienne, l’ami de Treguern, a perdu son bras droit : Gabriel adu bonheur !

L’éclair était passé.

— Bonne chance ! dit Mathurin.

— Bonne chance ! répondit Étienne.

Mathurin prit le sentier qui conduisait à laforêt, Étienne appuya contre son épaule le bâton qui soutenait sonpetit paquet de voyage et se dirigea tout droit vers la porte dumoulin.

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