Une Histoire de revenants

Chapitre 13ENTRÉE DE TANNEGUY À PARIS

 

Une diligence petite et de pauvre aspectentra, en rasant la borne, dans la cour des Messageries de France,situées alors rue du Bouloi. Trois chevaux ruisselants de sueur ettout gris de poussière la traînaient ; elle était composée dedeux compartiments : un intérieur et un coupé. Le jour s’enallait tombant ; la soirée était brûlante.

Pendant que les trois chevaux soufflaient, surle pavé déchaussé de la cour, le conducteur descendit du trôneincommode qu’il occupait sous le prolongement de la bâche et touchale sol en grondant :

— Versé deux fois ! cette vieillecarriole est endiablée, c’est fini ! J’aime mieux demander monpain que de me remettre là-dedans !

Le fait est que la petite diligence avait unfaux air de corbillard. Cependant, la portière du coupé et celle del’intérieur s’ouvrirent en même temps. Par la portière du coupésortit un personnage dont le costume rappelait un peu celui desfrères de la doctrine chrétienne. Il avait une figure longue, pâleet triste.

— Avec ça, quand on charge des têtespareilles ! murmura le conducteur.

Il n’acheva pas : un domestique à livrées’élançait vers le voyageur du coupé pour le recevoir.

— Bonjour, monsieur le commandeur, dit-il avecun empressement où le respect et la crainte se mêlaient à doseségales. Madame la marquise m’a envoyé ici vous attendre. Avez-vousdes bagages ?

Celui qu’on appelait le commandeur montra dudoigt trois vastes caisses carrées que les déchargeurs venaient demettre à découvert.

— Je ne sais pas si nous pourrons placer celadans la calèche, objecta le domestique.

— Voilà un monsieur qui a plus de bagages quemoi ! prononça une voix jeune et gaie, devant la portière del’intérieur.

Cette voix appartenait à un grand garçon,merveilleusement découplé, qui secouait sa jaquette de voyagecouverte de poussière. Ses regards tombèrent sur le commandeur etil demeura bouche béante.

— Ah ça ! pensa-t-il tout haut pendantque son visage perdait soudain son expression de franche humeur,est-ce que ces visions-là me suivront au bout du monde !

Il se tourna vers l’intérieur de la diligenceoù une voix flûtée et grêle disait :

— C’est ridicule, un marchepied si haut quecela ! Donnez-moi un peu la main, monsieur Tanneguy,voulez-vous ?

Mr Tanneguy, c’était notre beau grand luron,tout frais arrivant de son village où il avait eu, paraîtrait-il,quelques visions du genre lugubre.

Quiconque eût entendu la voix aigrelette,partant de l’intérieur, se fût dit, à coup sûr : il y a làune vieille dame. Celui-là se serait trompé de sexe et d’âge.Une petite main sèche sortit de l’intérieur pour s’appuyer sur lamain belle et forte de Tanneguy. Puis l’on vit une casquettepointue en drap marron ; sous la casquette, il y avait unefigure grosse comme le poing, osseuse, anguleuse, colorée outremesure, et appartenant à ce genre que la gaieté populairecaractérise par le mot de casse-noisette. Le petit homme,propriétaire de cette figure, descendit avec précaution les deuxdegrés du marchepied, et se secoua d’un air assez gaillard entouchant le pavé.

Les employés des Messageries le regardèrentcomme ils avaient regardé le prétendu frère ignorantin, et certesle petit homme avait en lui quelque chose de plus fantastiqueencore que le grave et maigre personnage. La diligence à tournurede corbillard devait, de toute nécessité, verser deux fois dans laroute, ce fut l’avis général : une fois pour l’homme à lasoutane noire, une fois pour cette grimace vivante qui ricanaitsous la grande visière de sa casquette pointue.

Une chose singulière, c’est que ce hautpersonnage à mine claustrale, qui était attendu par des valets demarquise avec une calèche, salua le premier la casquette pointue,et que la casquette pointue, qui sentait d’une lieue lesaute-ruisseau de province, rendit de la nuque seulement un salutdigne, presque protecteur.

— Vont connaissez ce monsieur-là ?murmura Tanneguy à son oreille.

— Oui, répliqua le petit homme. Je connais unpeu tout le monde, mais vous savez que je n’aime pas beaucoup lesquestions, mon camarade.

Une question se pressait justement sur lalèvre de Tanneguy. Mais c’était un de ces braves garçons quiaffronteraient une armée et qui sont timides comme des jeunesfilles : Tanneguy n’osa pas.

— Au fait, se dit-il, la cour des Messageries,c’est encore un peu le pays. Une fois hors d’ici, je vais être àcent lieues de toutes mes diableries ! À Paris, il n’y a plusde fantômes. Demain j’aurai oublié la Tour-de-Kervoz, leTrou-de-la-Dette et cette vieille chambre ronde où j’ai faillidevenir fou !

— Est-ce que vous comptez coucher ici ?lui dit la voix criarde du petit homme qui l’éveilla ensursaut.

Car le grand Tanneguy était sujet à s’égarerbien vite dans le pays des rêves. En se retournant, il vit auprèsde son compagnon de route un nouveau personnage qui était immobile,et qui, à première vue, lui parut avoir les bras croisésétroitement sur la poitrine. En regardant mieux, il reconnut quel’homme n’avait réellement point de bras. Un crochet tenait par descourroies aux épaules mutilées de ce manchot double.

Tanneguy ne se souvenait point d’avoir vujamais une figure plus morne. C’était comme un bloc de granitsculpté.

— Ah ! ah ! dit Tanneguy à soncovoyageur, on vous attend aussi, vous ? Il n’y a que moiqu’on n’attend pas.

Le commandeur s’en allait, suivi par le Valetde la marquise et trois facteurs qui portaient ses caisses carrées.Un quatrième facteur était auprès de la casquette pointue etdéchargeait sa malle.

— Vous ne réclamez rien, vous, monsieur ?demanda un employé à Tanneguy.

Tanneguy leva son mince paquet, au bout de sonbâton, et l’employé rentra au bureau en soufflant dans sesjoues.

— Aidez-moi, dit sans façon la casquettepointue en montrant sa malle d’une main et l’homme sans bras del’autre, nous allons charger ma bête de somme.

Tanneguy fronça le sourcil, la plaisanterielui semblait cruelle. L’homme sans bras ne perdit rien de sonimpassibilité. Tanneguy prit la malle à lui tout seul et la plaçasur les crochets. L’homme sans bras se mit en marche aussitôt.

— Attends ! lui dit le petit voyageurd’un ton de commandement militaire.

Le mutilé s’arrêta court, le pied levé à demi,au milieu d’une enjambée. Le petit homme profita de ce tempsd’arrêt pour donner la main à notre beau garçon.

— Mon jeune camarade, dit-il, ne vous occupezpas trop de cet honnête mulet : il en porterait bien d’autres.Les bras n’y sont plus ; la tête est un peu partie, mais letronc est solide… Ah ça ! nous allons nous souhaiter lebonsoir, nous deux. Je ne vous ai reconnu qu’un défaut pendant lechemin : c’est de questionner trop. Comme cela, voyez-vous, onn’apprend rien, parce que la nature humaine est contrariante.

— Si je ne vous avais pas questionné,interrompit naïvement Tanneguy, vous m’auriez donc dit le nom decette jeune fille ?

— Peut-être, répondit le casse-noisette enricanant tout doucement.

Tanneguy fixa sur lui un regard desupplication si éloquent que le petit homme, pour ne point faiblir,tourna les yeux d’un autre côté, baissant la visière de samonumentale casquette. Le mutilé prit cela pour un ordre et fit unpas en avant.

— Attends ! ordonna encore le petithomme.

Il releva sur Tanneguy un regard fixe etperçant. Dans ce regard notre Breton crut lire comme l’expressiond’un regret.

— Écoutez, s’écria-t-il, je vous accompagneraijusque chez vous, si vous voulez…

— Ce n’est pas votre chemin, mon camarade.

— Savez-vous donc où je vais ?

— Il y a loin de mon quartier à l’Allée desVeuves, prononça le petit homme en souriant derrière seslunettes.

Car nous avons oublié de constater qu’ilportait des lunettes, rondes et larges comme des pièces de sixlivres. Tanneguy recula d’un pas en voyant derrière lui, au clairde la lune, la tête hérissée d’une sorcière. Le sourire du petithomme perdit son expression de moquerie.

— Y a-t-il longtemps que vous connaissez ceStéphane ? demanda-t-il.

— Mais, s’écria Tanneguy d’un accent derévolte, vous ai-je donc dit que je connaissais Stéphane ?

À ce nom deux fois prononcé, le mutilé ouvritde grands yeux et respira avec force. Au lieu de répondre àTanneguy, le petit homme continua d’une voix lente etgrave :

— Stéphane était beau, Stéphane était fort,Stéphane était riche…

L’homme sans bras semblait comprendremaintenant : à chaque mot, il secouait gravement la tête ensigne d’approbation.

— Vous parlez de lui comme s’il étaitmort ! balbutia notre Breton, qui devint pâle.

— Mort ! répéta le mutile comme unécho.

Le petit homme poursuivit, sans s’inquiéter del’émotion qu’il avait fait naître :

— Douairière Le Brec vous a donné un motd’écrit ; gardez précieusement le mot d’écrit de douairière LeBrec.

Au milieu de l’étonnement qu’il éprouvait, carchaque parole de son interlocuteur était pour lui un mystère,Tanneguy surprit le regard du casse-noisette qui se tournaitvivement vers l’autre extrémité de la cour. Il suivit ce regard etun cri s’étouffa dans sa poitrine.

Il venait d’apercevoir, pendant un instant deraison seulement, une taille de jeune fille. Cette taille, il laconnaissait, ou croyait la connaître, et il se fût servi de sespoings robustes, comme un vrai chevalier rustique qu’il était,contre quiconque eût voulu prétendre que cette taille n’était pointla plus parfaite en cet univers. La jeune fille avait tournél’angle de la porte cochère et disparu dans la rue, sans queTanneguy eût aperçu son visage.

— C’est elle ! murmura-t-il en saisissantle bras de son compagnon de route.

Celui-ci haussa les épaules.

— Je vous dis que vous lui avez fait un signed’intelligence ! s’écria Tanneguy presque menaçant.

Il avait entraîné son compagnon jusqu’à laporte cochère et plongeait son regard dans le lointain de la rue.Le mutilé les avait suivis pas à pas. Il s’avança jusqu’au milieude la rue, pour voir plus loin. Une émotion singulière avaitremplacé l’apathie peinte sur son visage.

— Valérie ! prononça-t-il tout bas d’unevoix tendre et douce. La morte !

— Valérie ! répéta Tanneguy, qui n’avaitentendu que le nom.

Le mutilé le regarda et ses paupièresbattirent. Le casse-noisette se mit entre eux.

— Valérie, soit ! grommela-t-il, voussavez son nom à présent : grand bien vous fasse !

Puis il ajouta d’un ton tranchant etsentencieux :

— À Paris, on trouve rarement ce qu’oncherche ; mais souvent on trouve ce qu’on ne cherche pas.Avant qu’il soit longtemps, vous vous souviendrez peut-être de ceque je vous dis là, mon camarade !

Tanneguy n’écoutait pas.

— Je l’ai vue deux fois, murmurait-il, unefois qu’elle se glissait sous les châtaigniers du presbytèred’Orlan, une fois qu’elle priait à la tombe du comte Filhol… Uneautre fois, je l’ai entendue comme elle était agenouillée dansnotre vieille église et je suis bien sûr qu’elle disait àDieu : « C’est Tanneguy qui est mon frère… »

— Maintenant que vous ne demandez plus rien,reprit le casse-noisette en se dressant sur ses jarrets, je vaisvous dire quelque chose. Je me nomme Mr Privat, souvenez-vous biende cela ! Je suis avocat sans causes. J’habite cette maison àsept étages qui est dans la rue Saint-Denis, vis-à-vis de lafontaine des Innocents. Au-dessus des mansardes, la cage et lespigeons sont à moi. Si vous avez besoin d’avis, et cela ne tarderapas, venez me rendre visite, mon camarade. Mon pigeonnier se voitde loin. Du reste, nous nous retrouverons peut-être plus tôt quenous ne pensons tous les deux.

Il serra légèrement la main de Tanneguy etpoussa sa bête de somme, comme il appelait l’homme sans bras, encriant :

— Hue !

Tanneguy ne connaissait pas beaucoup le mondeet n’avait aucune prétention au titre d’observateur ;néanmoins, pendant la route, il avait pu apprécier le caractère deson compagnon. Il l’avait vu entêté, volontaire, contrariant, bondiable à de certaines heures et sous de certains aspects, originalsurtout, original par nature et original aussi de parti pris.

Jusqu’à l’âge de vingt ans, Tanneguy n’avaitguère perdu de vue la tour crevassée et vêtue de lierre deChâteau-le-Brec, où il avait été élevé par une vieille femme du nomde douairière Le Brec, qu’il appelait sa grand-mère. Il n’y avaitpas, à proprement parler, de mystère dans sa vie, mais autour de savie, les mystères se pressaient. Depuis que l’âge de raison luiavait ouvert les yeux, il n’en était plus à compter les choseseffrayantes ou seulement inexplicables qui semblaient le jeter sanscesse hors du monde réel et faire de son existence unefantasmagorie.

Rien qu’à le voir, ce beau Tanneguy, avec sesyeux d’un bleu sombre, pleins de douceur et pleins de feu, vouseussiez fait serment qu’il était brave. Et en vérité, qu’il eût àla main un bâton de cormier ou une épée, Tanneguy ne craignait âmequi vive. Mais la nuit, quand il était tout seul, le beau Tanneguyavait bien souvent la sueur froide, et ses lèvres pâles tremblaientmalgré lui, au souvenir de ce qu’il avait vu là-bas dans la landed’Orlan, au clair de la lune.

Mr Privat, avec ses lunettes rondes et sacasquette pointue, n’avait rien en lui qui pût rappeler précisémentla terrible poésie des nuits bretonnes, et, cependant, Tanneguys’était senti tressaillir en l’apercevant, comme si le petit hommeeût apporté dans cette diligence, qui s’en allait vers Paris, toutl’attirail des superstitions armoricaines. Mr Privat n’avait pasdit une seule parole qui pût avoir trait, de près ou de loin, auxchoses de l’autre monde, et le cœur de Tanneguy avait éprouvé cetteoppression que naguère encore lui donnaient les rayons blêmes de lalune passant à travers les crevasses de la Tour-de-Kervoz.

C’était à moitié route, entre la Bretagne etParis, que le petit homme à la casquette pointue était venu prendreplace dans l’intérieur de la diligence. Tanneguy ne le connaissaitpoint ; mais ces vagues terreurs de son enfance, qu’il fuyaitet qu’il réussissait à oublier déjà dans son atmosphère nouvelle,ramenèrent tout à coup le frisson sous sa peau. Cet inconnu,c’était comme le pays qui montait en croupe derrière lui. Rien qu’àle voir, Tanneguy entendit la plainte du vent sur la lande, il vittournoyer la ronde des esprits autour des Pierres-Plantées, et lepâtis de Treguern, penchant tout à coup au-devant de lui lachevelure de ses saules, lui montra ces trois hommes noirs qu’ilavait suivis une fois dans l’ombre, et sous les pas de qui la terreavait semblé s’ouvrir : les trois freux, commel’épouvante des bonnes gens d’Orlan nommait ce trio mystérieux.

Pourquoi tous ces souvenirs ? Parce que,au moment où Mr Privat refermait la portière de la diligence, unetête de jeune fille avait apparu.

Entre toutes les visions terribles quiassombrissaient la mémoire de Tanneguy, il y en avait uneradieuse.

La jeune fille ne se montra qu’uninstant ; pour lui, elle n’avait pas encore de nom, mais lesbonnes gens du bourg d’Orlan l’appelaient la Morte.

La jeune fille ne fit que passer devant laportière et ne prononça que deux paroles, qui semblaient être àl’adresse de Mr Privat, mais un événement étrange avait gravé cesdeux paroles en lettres de feu dans le souvenir de Tanneguy. Cesdeux paroles évoquaient pour lui tout un monde de terreurs.

Elles étaient bien simples, pourtant ; lajeune fille avait dit, en glissant comme une ombre :

— Quinze août !

Cela se passait à quelques lieues de la villede Laval.

En ce temps, on mettait deux longues journéespour venir de Laval à Paris. Pendant ces quarante-huit heures,Tanneguy eut beau questionner, il ne put obtenir de Mr Privat ni lenom de la jeune fille, ni le sens mystérieux de cette date.Maintenant, le nom s’était échappé par hasard des lèvres de cepauvre être qui n’avait plus de bras, le « mulet » de MrPrivat ; mais la date ?

Tanneguy resta bien trois minutes, plantécomme un mai devant la porte des messageries, et regardant toujoursde coin de la rue Coquillière. Au bout de trois minutes, unmirliflor qui passait le heurta ; Tanneguy s’éveilla et luidemanda pardon de bon cœur. Le mirliflor s’épousseta le coudeostensiblement, comme si le contact de notre jeune gars eût souillésa redingote ; puis, voyant qu’on ne se fâchait point, lemirliflor devint mauvais et grommela le mot rustre en levant sabadine.

Ma foi ! Tanneguy ne se fâcha pointencore, mais il mit le mirliflor dans le ruisseau. Après quoi, ildescendit la rue du Bouloi d’un air pacifique.

Désormais, il était chez lui, l’exécution dumirliflor l’avait réveillé et le Palais-Royal lui fit franchementplaisir à voir. Cette fois, les brouillards de Bretagne étaient belet bien dissipés. Comment garder de funèbres pensées parmi ceslumières éblouissantes qui éclairaient tant d’or et tant defleurs ?

Suite de ce roman dans « L’Homme sansbras ».

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