Une Histoire de revenants

Chapitre 2DEUX SERGENTS

 

Quelques heures auparavant, sous le porche dela dernière maison du faubourg de Redon qui rejoint la route deVannes, nos deux soldats étaient attablés, le dos à la muraille, etcausant comme de vieux amis. Il avait fait une chaleur étouffantetoute la journée, et leurs uniformes, couverts de poussière,témoignaient des fatigues d’une longue route ; aussi,avaient-ils l’air de savourer avec délice cet instant de repos, etle pichet de cidre couronné de mousse qui était entre eux deuxavait été rempli et vidé plusieurs fois.

C’était un cabaret d’assez bonne apparence.Par la porte cochère, on pouvait voir une cour assez vaste et uneécurie tout ouverte, où trois ou quatre petits chevaux du paysprenaient leur provende du soir. Nos soldats étaient gradés etportaient tous les deux les galons de sergent. Le plus âgé pouvaitapprocher de la trentaine ; l’autre, celui qui avait un brasde moins, ne paraissait pas avoir plus de vingt-deux ou vingt-troisans : c’était un beau garçon, à la physionomie franche etgaie, dont le front se couronnait de cheveux noirs bouclés.

— Voilà ! mon vieux Mathurin, dit-il enlaissant échapper un gros soupir, quand on a la patte cassée, ilfaut choisir entre les Invalides et le village. J’ai mieux aimérevenir ici voir si ma main gauche est encore bonne à planter deschoux.

Il faisait de son mieux pour sourire ;mais, derrière cette gaieté forcée, il y avait bien de latristesse.

— C’est dommage, fit Mathurin ; du traindont tu marchais, tu serais pour sûr devenu capitaine. Combien yavait-il de temps que tu étais à l’armée ?

— Quinze mois quand j’ai reçu cette mauditeballe. Et j’étais sergent déjà depuis du temps.

— Alors, ce n’est pas capitaine, s’écriaMathurin, c’est colonel que tu aurais été avant d’avoir lamoustache grise !

Étienne trempa ses lèvres dans son écuellée decidre. On eût dit qu’il buvait du fiel.

— Tiens, mon vieux, s’écria-t-il en posantbrusquement son écuelle sur la table, ne parlons pas de ça, car mesyeux me picotent et il ne te servirait à rien de me faire pleurercomme un enfant.

Mathurin lui tendit la main en silence.

— Comme ça, reprit Étienne, ta mère t’a touchéun mot ou deux dans ses lettres de ce fameuxcloarec[1] Gabriel.

— Pas grand-chose. La bonne femme m’a ditqu’il y avait au presbytère d’Orlan une manière de muscadin, plussavant que les livres, qui était le neveu ou bien le filleul dedouairière Le Brec, et qui devait un jour ou l’autre remplacer levieux recteur.

Étienne fronça le sourcil.

— Mauvaise race ! dit-il. Celui-là n’estpas encore prêtre, malgré son habit de séminariste. S’il ledevient, ce sera le diable dans le bénitier !

Le soleil descendait à l’horizon et se cachaitdéjà derrière la base carrée de cette tour en forme d’obélisque où,quelques années auparavant, les chouans avaient soutenu l’assaut del’armée républicaine. Un cavalier vêtu de noir et monté sur uncheval qui semblait rendu de fatigue parut au détour de la rue. Ilmarcha tout droit vers le cabaret.

— Combien y a-t-il encore d’ici au bourgd’Orlan ? demanda-t-il au maître de l’auberge, qui s’avançaitpour le recevoir

Les deux sergents dressèrent l’oreille.

— Il va chez nous, dit Étienne.

— Et c’est un Anglais, ajouta Mathurin ;j’ai appris à connaître l’accent de ces paroissiens-là.

Le maître de l’auberge répondit à la questionde l’étranger :

— Quatre lieues de pays.

L’étranger hésita un instant, puis il jeta labride à l’aubergiste. Il mit pied à terre et défit lui-même lescourroies de sa valise, qu’il chargea sur ses épaules, sans vouloiraccepter l’aide empressée du garçon d’écurie.

— Une chambre, dit-il, un bon dîner, si ça sepeut, et un cheval frais dans une heure.

— Il paraît qu’il y a quelque chose de bondans la valise, dit Étienne.

— Ces goddam, répliqua Mathurin, çane fait rien comme les autres.

— Mais que diable as-tu donc contre cettepauvre bonne femme Le Brec ? ajouta-t-il quand l’étranger eutfranchi le seuil de l’auberge.

— La sorcière damnée ! gronda Étienne.Elle a essayé bien des fois de jeter un sort à Treguern !

Mathurin éclata de rire. Étienne le regarda enface d’un air mécontent et reprit :

— Il y a trop longtemps que tu as quitté lepays, toi. Tu ne crois plus à rien !

— Si fait, interrompit Mathurin, je crois aubon Dieu ; mais tu l’aimes donc bien, ton Treguern ?

— Oui, répondit Étienne avec simplicité, jel’aime bien. Je ne l’aimerais pas mieux s’il était mon proprefrère.

Mathurin se mordit la lèvre comme s’il eûtvoulu retenir un mot prêt à s’échapper. Étienne continuait d’unaccent rêveur.

— Cela fut toujours ainsi entre Treguern etnous. Treguern était bon seigneur : nous étions des vassauxfidèles.

Mathurin haussa les épaules.

— Seigneur ! vassaux !répéta-t-il ; par exemple, voilà de l’histoireancienne !

— Mon grand-père avait cinq fils, poursuivitÉtienne comme s’il n’avait point entendu, cinq beaux jeunes gens,forts et braves comme des lions. Ils suivirent en Amériquel’avant-dernier comte de Treguern, qui allait là se battre contreles Anglais. Mon grand-père mourut en mettant sa poitrine au-devantde la poitrine de Treguern. Il dit à ses fils : Faitescomme moi ; et ses fils obéirent. Quand Treguern revinten Bretagne, il n’avait plus avec lui qu’un seul des cinq fils demon grand-père : les quatre autres étaient morts en luisauvant la vie. J’ai vu sur le front de celui qui restait, et quiétait mon père, un coup de sabre qu’un dragon anglais destinait aufront de Treguern. En mourant, mon père m’a dit : Faiscomme nous ; et je ne regretterais pas tant mon brasdroit, si je l’avais donné à Treguern.

— Des goûts et des couleurs… commençaMathurin. On m’avait dit, pourtant, que tu lui avais donné mieuxque cela ?

Le beau visage du jeune soldat devint grave ettriste.

— C’est vrai, répliqua-t-il, je lui ai donnémon bonheur.

Mathurin se rapprocha et emplit les deuxécuelles.

— Quand tu partis pour l’armée, toi, Mathurin,reprit Étienne, Geneviève Le Hir était tout enfant, n’est-cepas ?

— Huit ou dix ans, au plus.

— Tu n’as point gardé souvenird’elle ?

— Si fait ! La plus jolie fillette quej’aie rencontrée en ma vie ! Elle a dû être bien belle quandelle a pris ses seize ans ?

— Bien belle ! répéta Étienne, dont lavoix s’altéra ; oui, belle comme les anges !

— Oh ! oh ! dit Mathurin, alors,c’est une histoire ?

— Ta mère ne t’a donc pas dit dans ses lettresle nom de la femme de Filhol de Treguern !

— Je ne m’en souviens pas, réponditMathurin.

Étienne passa les doigts de sa main gauche surson front.

— Nous étions du même âge, Filhol et moi,reprit-il ; la maison de Treguern était devenue si pauvrequ’on nous avait élevés ensemble, de pair à compagnon. J’étaiscomme le frère de Filhol et, jusqu’à l’âge de vingt ans, je nepense pas avoir passé un seul jour sans partager ses peines ou sesplaisirs. Un soir, nous venions d’atteindre notre dix-huitièmeannée, il y avait fête au manoir, malgré le malheur destemps ; ce qui restait de gentilshommes au pays était réunidans la grand-salle. Le bruit avait couru que le commandeur Malos’était fait tuer par les bleus, dans cette tour que tu vois làau-dessus des maisons de la rue. Il y avait plusieurs mois qu’on nel’avait vu : il entra tout à coup, ce soir-là, sans se faireannoncer, et vint se mettre debout au milieu du cercle quientourait la cheminée.

— Ah ça ! interrompit Mathurin, je suisbien aise d’être fixé sur ton commandeur Malo. Est-il sorcier ouest-il fou, celui-là ?

— Le commandeur Malo est cadet de Treguern,repartit Étienne d’un ton sévère ; il faut prononcer son nomavec respect. As-tu entendu parler du voile ?

— Quel voile ?

— Le voile qui annonce la mort.

— Ah ! ah ! fit Mathurin dont legros rire devint un peu forcé. Le voile de Treguern !Oui, oui, j’ai entendu parler de cela. Et, en vérité, je croisqu’on change dès qu’on se retrouve au milieu de nos landes. Jen’avais pas songé à toutes ces diableries depuis dix ans, et Dieusait que j’aurais ri comme un bossu si on m’avait conté quelquehistoire de revenants à l’armée de Sambre-et-Meuse. Maintenant,voilà que j’ai presque la chair de poule !

— Si tu as entendu parler du voile deTreguern, poursuivit Étienne dont l’accent était mélancolique etcalme, tu sais que depuis le grand chevalier Tanneguy, dont letombeau est dans l’église d’Orlan, tous les mâles du sang deTreguern ont le don de prévoir la mort de leurs amis et de leursennemis.

— Si bien que quand ce Malo me regardait entreles deux yeux autrefois, grommela Mathurin, moi qui n’étaispourtant ni son ami, ni son ennemi, je prenais ma course comme sij’avais vu le diable !

Étienne continua encore :

— Ce soir-là, donc, la bonne comtesse, mère deFilhol, était assise sous le manteau de la cheminée. Elle portaitson deuil de veuve, parce que le comte était mort l’annéed’auparavant. Le commandeur Malo la regarda et devint toutpâle.

— Madame ma cousine, dit-il, il faut songer àDieu.

La comtesse était une sainte femme ; ellese leva et s’en alla tout droit au commandeur.

— Monsieur mon cousin, lui dit-elle, depuisque le comte mon époux n’est plus de ce monde, je ne songe qu’àDieu.

La joie s’était glacée sur tous les visages,et, de l’extrémité du salon où Filhol et moi nous dansions avec lesjeunes filles, nous entendîmes ce mot, répété tout bas parmi lesilence :

— Le voile ! levoile !

La comtesse appela Filhol et lui dit d’allerchercher un prêtre.

Je me souviens bien que Geneviève, la pauvreenfant, dansait avec moi. Elle murmurait, sans savoir qu’elleparlait : « Celle-là serait bien hardie, qui oseraitentrer dans cette famille de Treguern ! »

La bonne comtesse mourut en chrétienne avantd’avoir revu le soleil. Le commandeur Malo resta au manoirjusqu’après l’enterrement, puis il partit, suivant sa coutume, sansdire où il allait.

Filhol n’avait plus ni père ni mère ; ilétait maître de ses actions. Une grande tristesse le prit, et cettetristesse, je l’éprouvais moi-même, car il semblait que nos deuxcœurs fussent jumeaux. Les circonstances qui avaient précédé lamort de la bonne comtesse nous avaient frappés vivement, et nous nenous occupions plus que des choses surnaturelles. Ce fut en cetemps que nous échangeâmes une promesse qui est peut-être unpéché…

— Quelle promesse ? demanda Mathurin.

Et ce n’était plus en vérité le joyeux vivantde tout à l’heure. Le soleil avait disparu derrière les pignons dufaubourg ; la nuit tombait rapidement ; le ciel, qui sechargeait de nuages à l’horizon, semblait près de confondre saligne circulaire et sombre avec la ligne plus foncée des montagnesde Saint-Pern. La route, au-delà du faubourg, montait une rampetournante et allait se perdre entre deux murs d’ardoise. Au-delàencore, c’était le noir, la lande immense et déserte, la landequ’on allait être obligé de traverser de nuit.

— La promesse que nous échangeâmes, Filhol deTreguern et moi, reprit Étienne, ne pouvait s’accomplir que si l’unde nous deux mourait, et, Dieu merci ! lui et moi, nous sommesencore de ce monde. Je m’expliquerai plus clairement tout àl’heure : parlons d’abord de Geneviève. Je n’avais pu la voir,si douce et si pieuse, sans souhaiter de l’avoir pour femme, quandl’âge serait venu. Je me croyais seul à la rechercher ;j’avais de l’espoir ; il me semblait que ses sourires étaientpour moi. Parfois, pourtant, des craintes me venaient. Filhol étaitsi beau et si bon ! Mais Filhol ne m’avait jamais rien confié,et je me souvenais malgré moi de cette parole de Geneviève :« Celle-là serait bien hardie qui oserait entrer dans cettefamille de Treguern ! »

« Au mois de mai 1798, voilà deux ans decela, nous avions atteint tous les deux, Filhol et moi, notrevingtième année. Nous tirâmes ensemble à la conscription. J’eus unbon numéro, Filhol tomba au sort. Je ne songeai d’abord qu’àGeneviève, ce qui était songer à moi-même. En revenant au manoir,tout joyeux que j’étais, j’entendis qu’on pleurait derrière la haiedu verger ; mon cœur se serra, car je me dis : Voicila demi-sœur Marianne de Treguern et la petite sœur Laurence quipleurent le départ du pauvre Filhol !

« Ils vivaient ensemble au manoir,Marianne, fille de la première femme, Filhol et Laurence toutenfant ; on croyait que Laurence ne vivrait pas, elleressemblait aux âmes qui cherchent le ciel.

« La feuillée n’était pas encore bienépaisse ; j’approchai mon œil de la haie, et je vis Genevièveavec ses grands cheveux blonds épars, qui sanglotait.

— Ami Mathurin, dit ici Étienne, quand on m’acoupé mon bras droit, je n’ai pas ressenti une semblable douleur.Je pris ma course vers le manoir, où l’on m’avait donné place dansles anciens communs, car j’étais déjà, comme Filhol, sans père nimère. Je fis un petit paquet de mes bardes et je dis à ma sœurMarion : « Je suis tombé au sort. Adieu ! je pars.Sois heureuse. »

« On était encore en guerre ; lesconscrits devaient partir le soir pour Redon. Je mis mon paquet surmes épaules au bout d’un bâton, et je revins toujours courant aumanoir, où Filhol et Geneviève étaient ensemble.

« Ils me devinèrent, et peut-être qu’ilss’étaient attendus à cela, car Geneviève se jeta à genoux surl’herbe en remerciant Dieu, tandis que Filhol me pressait contreson cœur. Filhol et moi nous allâmes au bourg et nous fîmes, enprésence du maire, l’échange de nos numéros. Je partis le soirmême, et Filhol vint me conduire jusqu’à Redon. Ce que je fis pourFilhol, Filhol l’aurait fait pour moi.

— Peut-être… murmura Mathurin.

— D’ailleurs, j’obéissais au derniercommandement de mon père. Depuis lors j’ai reçu deux lettres dupays : l’une par laquelle Filhol m’annonçait son mariage avecGeneviève, l’autre qui m’apprenait la naissance de son premierenfant, la petite Olympe de Treguern.

Étienne se tut et sa tête inclinée pendit sursa poitrine.

— Combien y a-t-il de temps que tu as reçu laseconde lettre ? demanda Mathurin.

— Un an.

— Et bonne personne Marion ne t’a point donnéde nouvelles ?

— Ma sœur Marion ne sait pas écrire.

— Et, maintenant que tu reviens au pays,Étienne, dit Mathurin tout ému et comme s’il n’eût pu retenir cetteparole, si tu retrouvais Geneviève veuve… libre ?

Étienne se redressa de son haut et devint sipâle qu’on eût dit un mort. Il fixa ses yeux grands ouverts sur soncompagnon, comme s’il n’eût point osé l’interroger autrement que duregard.

Au détour de la rue où naguère s’était montréce cavalier vêtu de noir, que Mathurin avait déclaré être unAnglais, on entendit le galop d’un autre cheval. La brune étaittombée depuis longtemps ; quelques lumières brillaient déjàderrière les vitres étroites des croisées. Une silhouette sombreapparut vaguement dans la nuit. C’était encore un cavalier vêtu denoir. Il franchit en quelques secondes la distance qui le séparaitde l’auberge, et son cheval, dont les flancs fumaient, s’arrêtacourt devant la table où se reposaient nos deux sergents.

Il y avait là un réverbère attaché d’un côtéau mur du cabaret, de l’autre à une potence plantée au-delà dupavé. Le nouveau venu fit claquer le petit fouet qu’il tenait à lamain pour appeler les gens de l’auberge. Il restait cependant àcheval comme s’il avait eu frayeur de descendre sans aide. C’étaitun tout jeune homme qui semblait avoir un an ou deux de moinsqu’Étienne. Les boucles de sa chevelure blonde, épaisse et fine,s’affaissaient tout humides de sueur sous les larges bords de sonchapeau. Il portait un manteau court, des culottes rattachées augenou par un ruban de soie et des demi-bottes à éperons.

Mais, malgré ce costume cavalier, il y avaiten lui ce je ne sais quoi de gauche et de craintif qui annoncel’homme habitué à la vie sédentaire et retirée. Point n’étaitbesoin d’être observateur pour voir cela ; Étienne le vit.

Il fallait quelque chose de bien grave pourdistraire l’attention d’Étienne après les dernières paroles de soncamarade ; son attention fut cependant distraite. Dès qu’ileut fixé les yeux une fois sur le nouvel arrivant, son regard ne sedétacha plus de lui.

— Est-ce que tu le connais ? demanda toutbas Mathurin.

— Je ne l’ai jamais vu, répondit Étienne, maisje crois que je le connais.

— Holà ! cria le cavalier d’une voixjuvénile, mais qui semblait prendre tout naturellement des accentsimpérieux, n’y a-t-il personne ici pour me recevoir !

C’était le vent qui empêchait d’entendre àl’intérieur de l’auberge ; le vent venait de se lever ;les nuages s’amoncelaient au loin sur la lande et la poussière dela route commençait à tourbillonner. Le jeune homme, à bout depatience, jeta son fouet et lâcha la bride pour descendre ens’aidant de la crinière. C’était décidément un très pauvre écuyer.Le cheval, qui n’en pouvait plus, ne bougea pas et le jeune hommemit pied à terre sans encombre, mais, tandis que ses deux mainsétaient occupées, le vent s’engouffra sous les grands bords de sonchapeau qui fut emporté à vingt pas de là.

La lueur du réverbère tomba sur une figured’une beauté presque féminine et qu’on eût dit trop petite pour laprodigue richesse des cheveux blonds qui l’encadraient. À bienregarder cependant, il y avait sur ce visage au teint trop blanc,parmi ces traits trop délicats et trop fins, un refletd’intelligence hardie et de volonté obstinée. Le front était haut,on voyait bien qu’il montait sous la racine des cheveux ; labouche aux lèvres minces avait des contours arrêtésfermement ; le nez présentait cette courbe indécise qui n’estpas tout à fait la ligne aquiline ; les narines mobiles etpresque transparentes accusaient déjà ce méplat du prolongement del’os frontal que l’âge seul équarrit d’ordinaire. L’arcade dessourcils, belle et tranchante comme si un ciseau habile l’eûttaillée dans le marbre, recouvrait des yeux d’un bleu sombre.

Au premier aspect, c’était une tête charmante.Le second regard cherchait en vain parmi cet harmonieux ensemble lafranchise un peu imprudente et les chères témérités de lajeunesse.

— Ramasse mon chapeau, dit le nouveau venu augarçon d’auberge qui se présentait enfin, et, une autre fois, tâchede venir plus tôt quand j’appelle !

Étienne serra plus fortement la main de soncompagnon.

— C’est lui ! murmura-t-il. Je gageraisma vie que c’est lui !

— Qui ça, lui ? demanda Mathurin.

— Le cloarec Gabriel !

— Avec des bottes éperonnées ?… commençaMathurin en riant.

Mais il n’acheva pas, parce que le nouveauvenu s’était retourné pour recevoir son chapeau des mains du garçond’auberge, qui lui dit :

— Oh ! oh ! monsieur Gabriel, vousarrivez bien : ce soir, il fera meilleur chez nous que sur lalande !

Le jeune voyageur se dirigeait sans répondrevers la porte de la cour.

— Tu as pourtant deviné, dit Mathurin àl’oreille d’Étienne, c’est ton cloarec d’Orlan !

Étienne lui imposa le silence d’un geste etavança la tête pour écouter mieux. Gabriel parlait.

— Une chambre, disait-il, un bouillon, du painet du vin, dans un quart d’heure, un cheval tout prêt à laporte.

— Quoi ! s’écria le garçon, vous allezvous remettre en route par ce temps-là, monsieur Gabriel ?

Étienne se pencha davantage encore pour saisirla réponse, mais le jeune voyageur avait passé déjà le seuil de laporte.

— Et nous ? dit Mathurin qui regardait leciel menaçant, si nous couchions ici ? demain il ferajour.

Et comme le jeune sergent gardait toujours lesilence, Mathurin ajouta :

— À quoi penses-tu ?

— Je pense, répliqua Étienne d’une voix lenteet changée, je pense que celui-là est arrivé au presbytère d’Orlanune semaine après mon départ pour l’armée. C’est comme unsort : Filhol était seul et Filhol est faible. Je pense queFilhol ne m’a écrit que deux fois, une douzaine de lignes danschaque lettre, depuis le jour où je lui dis adieu à la place oùnous sommes. Je pense que c’est une chose singulière et de mauvaisaugure de rencontrer tout d’abord sur mon chemin, en arrivant aupays, le visage de celui qui m’a pris le cœur de mon frèreFilhol.

— Bah ! voulut dire Mathurin.

Étienne releva la tête et interrogea le ciel àson tour ; les nuages de plus en plus sombres semblaient serapprocher de terre et toucher le pignon des maisons.

— Il faut qu’il soit bien pressé, ceGabriel ! murmura-t-il comme en se parlant à lui-même.

— Que nous importe ? dit Mathurin.

— Et l’autre, reprit Étienne, celui qui achargé la lourde valise sur son épaule ? Pourquoi tous deux lemême jour, à la même heure ?

— Pourquoi nous sommes-nous rencontrés toi etmoi sur la grande route ? demanda Mathurin en riant.

— Oui… pourquoi ? répéta Étienne. J’ai vudes saisons tout entières où il n’arrivait pas un seul voyageur aubourg d’Orlan.

Mathurin haussa les épaules.

— Voyons ! s’écria-t-il. Voici le pichetvide et il n’y a plus rien dans les écuelles. Restons-nous ?Partons-nous ? Moi je vote pour que nous restions.

Étienne se leva et frappa la table du bout deson bâton de voyage.

— Reste si tu veux, ami Mathurin, dit-il, moije crois qu’il va se passer quelque chose cette nuit au bourg.Pourquoi je crois ça, je n’en sais rien ; mais il y a commeune voix qui tinte à mes oreilles et qui me crie :Dépêche-toi ! Si je n’ai plus qu’un bras, Dieumerci ! il est bon : je pars. Ce n’est pas une chosenaturelle qu’un Le Brec soit devenu l’ami de Treguern.

Il mit quelques gros sous dans la main dugarçon pour payer la dépense.

— Donne-moi le temps d’emplir ma gourde,s’écria Mathurin, tu ne t’en iras pas seul. Tonnerre ! etc’est le cas d’en parler, car voilà déjà les nuages qui battent lebriquet derrière la montée de Saint-Pern ; nous en avons vubien d’autres, à l’armée de Sambre-et-Meuse ! Garçon, mets-moide l’eau-de-vie jusqu’au goulot, et en route !

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