Une Histoire de revenants

Chapitre 9CE QUE C’ÉTAIT QUE GABRIEL

 

Un peu avant l’heure où la veillée finissaitchez bonne personne Marion Lécuyer, un homme à pied, traînant soncheval par la bride, s’embourbait dans le chemin creux qui menaitdirectement de la Grand-Lande à Château-le-Brec. L’orage étaitcalmé déjà depuis plus d’une heure, mais il avait laissé tant d’eaudans le chemin creux, que c’était d’un bout à l’autre comme unelongue mare de fange liquide. Notre homme battait cruellement sonpauvre cheval pour le faire avancer ; il jurait d’une voixpleine de colère, mais qui, malgré tout, ressemblait à une voix defemme tant elle était douce et juvénile.

C’était presque un enfant, on pouvait bien ledeviner malgré l’obscurité profonde. Il avait perdu son chapeau enroute, et de grandes masses de cheveux blonds soyeux tombaient surses épaules.

— Quelle nuit ! murmurait-il ;j’aurais mieux fait de venir à pied ! Je serais arrivé plusvite ; mais si je me suis égaré dans la futaie et sur lalande, moi qui suis du pays, bien sûrement l’Anglais sera resté enchemin !

Il se retourna pour appliquer sur la tête ducheval un coup du bâton de houx qu’il tenait à la main.

— Mon étoile ! reprit-il en pressant lepas, comme si cette idée eût galvanisé sa lassitude. Au plus fortde l’orage, j’ai regardé le ciel et j’ai vu mon étoile qui brillaitentre deux nuées !

La fange du chemin céda sous ses pas ; ilenfonça jusqu’aux genoux dans une ornière.

— Cent mille francs ! dit-il en riant,car sa pensée tournait comme une girouette. L’hiver passé, j’auraispris cela pour une fortune. Montre-toi, mon étoile, et dis-nous sije serai prince ! Cent mille francs, ce n’est rien !

Le son de sa voix, l’énergie folle de sesgestes, indiquaient une sorte d’ivresse. Au-dessus de sa tête, lesvieux chênes qui bordaient le chemin joignaient leurs cimesinclinées. C’était comme un dôme, mais ça et là ce dôme avait desdéchirures, et notre jeune homme, qui avait levé le front, poussaun cri de joie. Par une des ouvertures de la feuillée, il voyait unbeau diamant sur le bleu du ciel.

— Salut, salut, mon étoile ! dit-il avecun élan d’enthousiasme. Ces cent mille francs ne sont qu’un enjeu,n’est-ce pas ? n’est-ce pas qu’il faut les risquer d’un seulcoup ? Je suis beau joueur : je veux desmillions !

Il avait fait un pas et il ne voyait plusl’étoile ; sa tête pensive s’inclina sur sa poitrine.

— Ces cent mille francs, reprit-il, je ne lesai pas encore. Allons ! bête ignoble et maudite, est-ce toiqui m’arrêteras sur le chemin de ma fortune !

Il prit le bâton de houx par le petit bout,et, à deux mains, il assomma son cheval qui se prit à trotter latête entre les jambes. Le chemin creux s’élargit. Une masse sombreapparut dessinant vaguement dans la nuit la forme d’une grandemaison. À droite de la maison, une tour haute et tout enveloppée,comme l’avait dit le pâtour Mathelin, dans des haillons delierre, se détachait, semblable à une sentinelle géante. La maisonétait Château-le-Brec, et cette sombre masse de granit quiflanquait son pignon, débris antique d’un édifice que personne dansla contrée n’avait connu, s’appelait la Tour-de-Kervoz.

Les fenêtres closes de Château-le-Brec nelaissaient échapper aucune lueur ; rien ne se montrait auxmeurtrières de la tour. Notre voyageur fronça le sourcil enquittant le chemin creux pour entrer dans le pâtis, planté desaules, qui précédait la ferme.

— On dort déjà ici ! grommela-t-il,serait-il donc si tard ?

Il ne se donna point la peine d’attacher soncheval, bien sûr que la pauvre bête n’était pas en humeur de courirle pays ; il lâcha seulement la bride pour arriver plus tôt àla porte de la maison.

— Holà, Mathelin ! cria-t-il en frappantà tour de bras avec son bâton ; ouvre-moi vite, mongars : il faut que je voie douairière Le Brec à l’instantmême !

Mathelin le pâtour n’avait garde derépondre, puisqu’il était encore à la veillée. Le voyageur n’enfrappait que mieux. Après avoir appelé Mathelin, il appeladouairière Le Brec elle-même. Douairière Le Brec ne répondit pasplus que Mathelin.

Le voyageur fit alors ce par quoi il aurait dûsans doute commencer. Il éprouva le loquet de la porte, qui céda aupremier effort, et la porte s’ouvrit.

— Vous dormez donc bien dur, ma mèreFrançoise ? dit notre jeune homme en entrant.

Le chien de la ferme aboya dans la basse-cour,mais à l’intérieur le silence continua. Notre voyageur savait lesêtres. Il alla tout droit à la cheminée en évitant la table quitenait le milieu de la chambre et mit la main dans le trou aubriquet. L’acier grinça sur la pierre, une gerbe d’étincellesjaillit et le bois mort prit feu. L’instant d’après, une résineallumée éclairait le visage de notre voyageur.

Son visage ressemblait à sa voix ;c’était quelque chose de doux, de presque efféminé : un frontblanc très développé avec deux réseaux de veines bleuâtres auxtempes, de grands cheveux blonds soyeux et légers que la pluierassemblait en boucles brillantes, des sourcils fins hardimentdessinés sur l’arête tranchante de l’os frontal, des yeux bleus quicachaient je ne sais quel indéfinissable mélange d’audace effrontéeet de virginale timidité sous leurs paupières frangées de longscils.

Au demeurant, on eût fait du chemin avant detrouver un adolescent doué d’une beauté plus régulière et plusintelligente à la fois. Pourquoi le cloarec Gabrielinspirait-il aux bonnes gens du bourg d’Orlan un sentiment toutautre que l’affection ?

Pourquoi ? La tonsure devait bien aller àce visage de Chérubin. On comprenait l’affection que le dernierTreguern avait conçue, lui, le fort et le grave, pour cet enfantdélicat et timide. On comprenait la tendresse de douairière LeBrec. On eût compris toutes les sympathies, mais l’effroi, mais lahaine des bonnes gens d’Orlan, on ne les comprenait point.

Le sentiment religieux qui imprègne là-bas siprofondément les âmes aurait pu seul expliquer cette répulsion, carGabriel, quoiqu’il portât l’habit du séminaire, n’avait ni laconduite, ni la foi de ceux qui se destinent au service de Dieu,mais après tout, il n’avait pris aucun engagement avec l’Église, etil était encore temps pour lui de dire : J’avais méconnuma vocation.

Si vous aviez interrogé les bonnes gensd’Orlan à ce sujet, suivant toutes les probabilités, les bonnesgens d’Orlan auraient gardé le silence. Si vous aviez pu plonger unregard curieux en dedans de leur conscience, voici ce que vous yeussiez vu peut-être : d’abord, le Breton ne veut pas qu’ontouche l’habit sacerdotal sans savoir et en quelque sorte parmégarde ; cette robe du prêtre, il la révère avant tout et ilne permet pas qu’on l’essaie en se jouant. Ensuite Gabriel n’étaitpoint né au bourg d’Orlan ; il y avait un mystère sur lespremiers jours de sa vie. En troisième lieu, Gabriel sentait le LeBrec, comme s’exprimait l’énergie des vrais gars du bourg. Enfinl’opinion commune était qu’il avait ensorcelé le dernierTreguern : ceux qui avaient connu Filhol avant l’arrivée deGabriel pouvaient dire combien Filhol avait changé pourmourir ! Ceux qui l’avaient aimé ne le reconnaissaient plusdans ses derniers jours.

Et cette mort elle-même du dernier descendantdes chevaliers, cette mort prématurée et si malheureuse, avait étéaccompagnée de circonstances qui motivaient en vérité l’épouvanteinspirée par ce beau Gabriel.

Nous n’avons point compté parmi nos motifs dehaine les bruits qui couraient d’un mariage mystérieux et,disait-on, presque sacrilège, contracté sous les auspices de ladouairière, qui était païenne ou tout au moins hérétique, entreMarianne, la demi-sœur, et Gabriel. La demi-sœur s’appelaitTreguern, mais elle était fille d’une Le Brec, c’est-à-dire cousinedu diable, et les bonnes gens disaient volontiers : « Quecelle-là s’arrange ! » On s’inquiétait d’ellemédiocrement.

Une chose certaine, c’est que l’aversion despaysans du bourg d’Orlan gênait assez peu ce blond Gabriel ;il avait son étoile, et le vol de ses rêves ambitieux l’enlevait sihaut qu’il ne voyait plus ceux qui restaient en bas à ses pieds. Ily a des rêveurs oisifs, mais Gabriel travaillait en rêvant, et lacontemplation de son étoile ne l’empêchait jamais d’agir.

Quand il eut allumé la résine, il écarta lesrideaux du lit de la Le Brec ; le lit était vide. Le front deGabriel se rembrunit. Il ouvrit la porte du trou qui servait deretraite à Mathelin et reconnut que Mathelin aussi étaitabsent.

— Personne ! pensa-t-il tout haut ;je ne saurai rien ! Est-ce que ce serait jour demalheur ?

Il retourna vers le lit de douairière Le Brecet passa dans la ruelle. À l’aide de son dos, qu’il appuya contrela muraille, il fit glisser la couche massive et découvrit unetrappe à fleur de sol. Il déposa sa chandelle de résine à terre. Latrappe se soulevait à l’aide d’un gros anneau de chanvre quirentrait dans une moulure du bois ; Gabriel se mit à labesogne vaillamment ; il prit à deux maint la poignée dechanvre et tira de toute sa force. Il avait jeté son manteau etretroussé ses manches : on eût pu voir, aux secousses qu’ildonnait à la trappe, des muscles d’acier saillir sous la peaublanche et satinée de ses bras ; les veines de son cou segonflaient et un flux de sang rougissait la pâleur délicate de sesjoues. Four employer encore une expression morbihannaise, celui-làdevait être fort en dedans.

Mais, soit que la trappe fût fixée pardessous, soit que le poids des lourds madriers dépassât réellementla vigueur du cloarec, il fut obligé de lâcher prise pouressuyer ses tempes déjà baignées de sueur. Son talon frappa leplancher avec colère.

— Faudra-t-il faire le grand tour,murmura-t-il, et aller chercher la Pierre-des-Païens !

Il jeta un regard vers l’horloge, dont lebalancier faisait tintamarre au fond de sa boîte, et une pâleurplus mate envahit son visage.

— L’heure passe, murmura-t-il en repoussant lelit de douairière Le Brec dans la ruelle, et je n’ai pas le tempsd’aller jusqu’à la Pierre-des-Païens !

Une idée venait de naître en lui ; ilsortit précipitamment de la ferme et prit sa course vers lesbroussailles qui croissaient au pied de la Tour-de-Kervoz. Ilconnaissait sans doute cette crevasse dont Mathelin lepâtour nous parlait naguère à la veillée, car il se fitjour avec son bâton à travers les ronces et tâta la base de la tourjusqu’à ce qu’il eût trouvé le trou.

— S’il y avait quelqu’un, pensa-t-il touthaut, je verrais la lumière.

Un juron, qui semblait trop gros pour passerentre ses lèvres, ponctua la phrase, et Gabriel se mit à genoux surla terre humide. Sa tête touchait maintenant l’ouverture.

— Treguern ! appela-t-il d’une voixcontenue, réponds-moi, es-tu là ?

Il ne se fit aucun bruit dans cettemystérieuse salle où, la veille, le pâtour Mathelin avaitglissé son regard. Mais, à l’étage supérieur, Gabriel put entendrecomme un long murmure. En même temps les broussailles remuèrentleur feuillage chargé de pluie.

Gabriel se releva vivement ; il y avaitauprès de lui un cheval qui n’était pas le sien et qui broutait lacime des ronces. Les os de ce cheval perçaient son cuir ; vouseussiez dit un squelette. Gabriel regarda tout de suite auxmeurtrières de la tour, car il connaissait bien la monture ducommandeur Malo. Une des meurtrières était maintenant éclairée.

Gabriel eut un frisson. Le murmure s’enfla etdevint distinct. Le murmure disait, du moins Gabriel crutl’entendre :

— Treguern mourra trois fois !

La lueur qui brillait à la meurtrière changeade place et vint éclairer une grande brèche que la guerre avaitfaite jadis à la muraille de la tour. Sur ce fond clair, une figurese dessina tout sombre, entourée de cheveux gris qui se hérissaientpar mèches. La voix s’éleva de nouveau disant :

— Le Brec, pourquoi viens-tu chercher ledéfunt Treguern ?

Gabriel ne répondit point. Ses yeux restaientfixés sur cette figure étrange et son souffle s’embarrassait danssa poitrine. C’était une âme de fer que l’âme de cet enfant, maiselle avait son côté vulnérable. Le commandeur continuait comme separlant à lui-même.

— La nuit est noire : je ne vois rien,mais je sais que Le Brec est ici… c’est l’heure !

Puis tout à coup :

— Le Brec ! Le Brec ! renégat !cria-t-il avec une sorte de défi, as-tu vu la croix arrachée etcouchée sur la tombe de Treguern ? c’est moi qui ai faitcela ! La croix peut attendre, Treguern n’est mort qu’unefois.

« Maudit sois-tu, Le Brec !poursuivit la voix rauque et chevrotante du commandeur :depuis le temps des grands chevaliers. Treguern n’avait jamaismenti. Tu as acheté, pour un peu d’or, le premier mensonge deTreguern ! Tu veux l’avoir, cet or : en ce moment ilcourt la lande. Fou que tu es ! travaille ! travaille,c’est par toi que le nom de Treguern sera relevé !

Gabriel passa entre les jambes du cheval etsortit des ronces en rampant. Le commandeur avait pris la lampederrière lui et la penchait maintenant au dehors ; le vents’emparait de la flamme, qu’il abattait en la tordant. On voyaitvaguement les traits hâves et comme pétrifiés de Malo deTreguern.

— Tu es jeune, je suis vieux, disait-il enrejetant derrière lui les mèches raides de ses cheveux ; jesuis pauvre et tu seras riche, mais tu mourras avant moi et pluspauvre que moi, car Dieu veut que je vive jusqu’à ce que j’aieretrouvé l’angle de pierre qui manque au tombeau deTanneguy !

Il s’interrompit comme pour prêterl’oreille.

— J’entends le son de ton or !murmura-t-il. Je veux qu’il soit pour toi, cet or ! va vite,Le Brec, va vite, renégat ! car, une fois le trou creusé, lalande est vaste, tu ne le retrouverais plus.

Gabriel tremblait et la sueur froide glaçaitses tempes. Il y avait des gens qui disaient que le commandeur Maloavait perdu la raison ; il y en avait d’autres qui luiprêtaient un pouvoir surnaturel. Gabriel, que douairière Le Brecavait fait athée, Gabriel, qui bravait Dieu chaque jour sur lesmarches de l’autel, Gabriel croyait à je ne sais quelles puissancessurhumaines. De son délire ambitieux naissait lasuperstition ; il avait la foi des infidèles et la religion deceux qui n’aiment pas. Il osait, il savait ; il pouvait.C’était un esprit d’élite que l’âge allait approfondir et mûrir.C’était une âme bizarrement trempée, faible et forte à la fois,sachant réagir contre ses propres terreurs et capable de toutes lesaudaces. Mais, si grand que dût être un jour son avoir, si grandesa vigueur, Gabriel devait rester pour un peu l’esclave de sesimpressions d’enfant. À quelque hauteur que le fît monter sonétoile, les enseignements de douairière Le Brec, l’esprit fort duvillage, devaient demeurer en lui comme ces empreintes que le ferchaud et la poudre à canon tracent sur la peau et qu’on emporteavec soi dans la tombe.

Chaque parole tombée des lèvres du commandeurétait pour Gabriel un oracle. Il tremblait, mais il ne s’arrêtaitpas, et cette vague terreur qui serrait sa poitrine le poussaitdans la lutte avec une passion de plus.

— On est à compter l’or, se disait-il ;Filhol ne m’a pas attendu ! malheur à lui !

Il avait retrouvé son cheval sur le pâtis, sesmains frémissantes prirent les pistolets qui étaient dans lesfontes de la selle, et il les passa de force dans sa ceinture.

— Merci, cria-t-il en étendant le bras vers latour, merci, vieil homme !

Il n’y avait plus de lumière à la brèche,mais, comme Gabriel traversait le pâtis pour gagner le chemincreux, il put entendre encore la voix du commandeur, semblable à unécho indistinct qui disait :

— Va, Le Brec ! va, païen, hâte-toi, lesang expiera le mensonge. La tempête n’empêchera pas tamoisson ; l’enfant va grandir ! hâte-toi, hâte-toi, lanuit sera bonne…

Gabriel se hâtait. Il courait à travers champsdans la direction du manoir de Treguern. Et il se disait, préoccupépar une seule pensée :

— On a eu le temps de compter l’or !Filhol m’a trahi ! Ce vieillard a raison : la lande estvaste ; si une fois le trou est creusé, comment retrouver letrésor ?

Il pressait le pas ; il coupait court parles clos cultivés, franchissant les haies et les palis. Mais oùallait-il ? Au manoir ? l’Anglais avait dû l’y précéder,l’Anglais en était parti déjà peut-être.

Cette aventure qui s’est présentée à nous sousun aspect si bizarre : l’arrivée d’un étranger porteur dequatre mille livres sterling dans cette pauvre maison de Treguern,chancelante et toute nue, Gabriel pouvait l’expliquer trèsnaturellement. Il y avait là une intrigue dont Gabriel était lacheville ouvrière. Gabriel était parti pour la Roche-Bernard afinde recevoir l’Anglais et de lui servir de guide jusqu’au manoir deTreguern ; il avait manqué son homme parce que celui-cis’était enfoncé dans les terres pour éviter les garde-côtes.

Treguern, car il faut bien donner un nom à cepersonnage qui jouait le rôle du comte Filhol, que ce fût le comteFilhol lui-même, ou son spectre, ou un audacieux imposteur,Treguern devait attendre Gabriel toute cette nuit dans la sallesouterraine de la Tour-de-Kervoz. Puisque Treguern n’était pas aurendez-vous, il y avait trahison, et les mystiques paroles ducommandeur Malo ne laissaient aucun doute à cet égard.

Gabriel n’était point de ceux qui cherchent àendormir leur conscience ; il parlait franc aveclui-même ; il s’avouait sans honte ni remords que, s’il eûtrencontré l’Anglais cette nuit, la valise n’aurait jamais passé laporte du manoir. Il avait compté là-dessus absolument etmathématiquement : il lui fallait ces cent mille francsaujourd’hui même.

Cent mille francs à cet enfant chétif en sagentillesse, hôte toléré du pauvre presbytère d’Orlan ! Centmille francs à lui, dont le regard n’avait jamais dépassé l’horizonmorne des landes ! Avait-il bien, en mangeant son pain noir,l’idée exacte de la valeur de cette somme ?

Et s’il l’avait, quelle orgie devait faire sonimagination en fièvre ! Adieu l’école, le pain dur et l’humblegrenier sous la charpente du presbytère ! À lui le plaisirsans fin, tout ce qui est défendu, tout ce qui est entraînant, toutce qui damne et tout ce qui enivre ! Cent mille francs !voit-on jamais la fin d’un pareil trésor !

Eh bien ! ce n’était pas ainsi que rêvaitGabriel ; non, il avait eu d’autres songes, et ces songesvenaient aussi de l’enfer, car le désir ne peut grandir en nousqu’à la taille de notre science, et les désirs de Gabriel étaientvastes comme l’inconnu.

Ce n’était pas pour se plonger au milieu deces joies qui affolent les jeunes imaginations que Gabriel avaitbesoin des cent mille francs de l’Anglais. Il était plus mauvaisque cela. Son rêve était de notre temps, sans poésie et toutd’affaire ; il avait pour base ce qui remue le cœur de notreépoque : la convoitise et l’ambition : il voulait avoiret pouvoir.

Dans tout le bourg d’Orlan, vous n’eussiez pastrouvé un homme qui se rendît matériellement compte de cette sommeénorme : cent mille francs ! Gabriel, qui n’avait pas vule monde de beaucoup plus près que les paysans du bourg, Gabrielregardait cette somme avec le sang-froid d’un calculateur, et,comme il nous l’a dit lui-même, ce n’était pour lui qu’unenjeu : une première mise.

Il y a des destinées. Le grand vautour esttout entier dans l’œuf qui pèse quelques onces, et le gland quisert de jouet à l’enfant contient le germe du chêne énorme. Levautour brisera sa coquille, le chêne jaillira hors du gland :qu’importe l’humilité du point de départ ?

Au fond de sa solitude close, Gabriel avait vuun monde à travers les erreurs et les haines d’une vieillefemme : un monde pour lui tout seul. Il avait deviné tantôtbien, tantôt mal ; il avait calculé faux quelquefois,quelquefois juste. La clairvoyance de son esprit, obscurcie parcette sorte de mysticisme païen qui restait comme un bandeau sur savue, lui avait montré l’univers sous un aspect odieux, mais qui nemanquait point de vérité : il avait vu la société comme uneimmense foule où chacun s’arme comme il peut pour hériter de sesvoisins terrassés.

Mais, au-dessus de la foule, il n’avait pointvu la souveraine justice.

Et il cherchait des armes, croyant qu’il nes’agissait que de frapper.

La première arme, c’est l’or, cela se devineau village comme à Paris. Au début de son calcul, l’or, pourGabriel, qui n’avait jamais vu cent écus de six livres réunis,c’était sans doute peu de chose, peut-être ce qu’il fallait pouracheter une pièce de terre, le moulin de Guillaume ou la ferme duvieux Michelan. Mais, une fois posé le premier terme, laprogression va vite et va loin dans ces esprits terribles delogique.

Une fois, dans un voyage qu’il fit à Redon, lehasard mit entre ses mains une feuille anglaise où il y avait unlong article, avec la traduction française en-dessous. Cet articleportait pour titre : Assurances sur la vie. Gabrielle lut une fois, puis vingt fois.

Il réfléchit pendant deux longs mois. Au boutde ce temps, il avait combiné, lui tout seul, une intrigue quidevait amener au manoir de Treguern la fameuse somme de cent millefrancs.

Il avait besoin d’un complice ; ilchoisit Filhol de Treguern. Au premier moment, son intentionsincère était peut-être de partager, mais bientôt, son ambitiongrandit et il lui fallut la somme entière. Puis cette sommeelle-même lui apparut comme une goutte d’eau dans la mer, et il sedit : Pour être véritablement homme, il faut lacentupler.

Et il se mit à établir le calcul qui devaitcentupler les cent mille francs. Le journal anglais lui fournissaitla base exacte de ce calcul. Le calcul fut fait avec cetteprécision froide qui n’exclut nullement la passion. Certainesnatures, et ce sont les plus dangereuses, gardent la lucidité quedonne le calme au milieu même de l’exaltation : selon lejournal anglais, pour centupler les cent mille francs, il fallaitvingt ans et une mise annuelle de cent mille francs. Or on peutacheter pareille mise de plusieurs manières : par le travail,réuni à un étrange bonheur, et par le crime.

Gabriel se dit : Dans vingt ans, j’auraiquarante ans à peine ; c’est la force de la vie : je puisbien donner vingt ans, et mon âme, pour être plus riche qu’unroi.

Le pacte était conclu avec lui-même.

Et, à supposer que votre raison n’admettepoint le mérite de tous ces calculs millionnaires, faits par lepetit cloarec dans son grenier poudreux, à supposer quevous le regardiez comme un songe-creux méchant, ou comme un foud’espèce nuisible, il vous faut bien accorder au moins qu’à cetteépoque où nous sommes arrivés, son château en Espagne n’était pastout à fait dépourvu de fondements.

Il avait eu, cet enfant au plus bas de samisère, l’inexplicable pouvoir de faire partir de Londres, en pleintemps de guerre, un homme porteur de cinq mille louis, et d’attirercet homme au manoir de Treguern : vous avez vu cela.

Dans la gigantesque partie qu’il voulaitengager, quelles qu’en fussent d’ailleurs les chances, n’était-cepas cette première mise qui était la plus difficile àtrouver ? Il l’avait trouvée, contre toutevraisemblance ; les autres mises pouvaient venir de même. Maisvoilà que cette inestimable conquête lui échappait ! L’hommequ’il comptait tromper le trompait.

Gabriel éprouvait pour la première fois de savie une angoisse poignante et mortelle. Il sentait la fortuneglisser entre ses doigts. Il n’avait plus ce qu’il fallait desang-froid pour réfléchir ; il se disait seulement :« Je le trouverai ! je le trouverai, fût-il dans lesentrailles de la terre ! » Et il accélérait sa course àchaque instant davantage.

Il n’aurait point su dire au juste où ilétait, quand une voix de femme tremblante et tout émue l’appela parson nom.

Ses yeux se dessillèrent ; il vit devantlui une porte grande ouverte et une chambre éclairée. Son premiermouvement fut de fuir, mais la Le Brec le tenait déjà par les deuxbras. Cette chambre éclairée était la salle basse du moulin deGuillaume Féru.

— Te voilà enfin, Gabriel, disait la vieillefemme, nous t’avons attendu longtemps. Et si tu savais comme elle asouffert la pauvre Marianne, ta femme, pour te donner un fils.

— Un fils ! répéta le jeune homme,Marianne ! ma femme !

Il semblait que ces idées ne voulussent pointentrer dans son esprit.

— Laissez-moi passer ! ajouta-t-il enessayant de se dégager.

Douairière Le Brec le regarda aux lueurs quisortaient de la porte.

— Comme tu es pâle ! murmura-t-elleeffrayée ; t’est-il arrivé malheur ?

— Je vous dis de me laisser passer !répéta Gabriel, dont la colère crispait les lèvres.

— Mais il faut que tu la voies, enfant,s’écria la vieille femme, elle est là ! ils sont là tous lesdeux, ta femme et ton fils !

De l’intérieur du moulin une voix faibleappela :

— Gabriel ! Gabriel !

Le cloarec recula.

— Le temps s’écoule ! murmura-t-il. Lalande est vaste, si le trou est creusé une fois…

— Est-ce la fièvre avec le délire ?interrompit la Le Brec en l’attirant vers le moulin.

Elle était forte ; Gabriel se débattaitentre ses bras.

— Une femme ! un enfant !disait-il ; malédiction sur elle et sur lui ! Je n’enveux pas ! Je n’en veux plus !

Douairière Le Brec s’arrêta pétrifiée. Gabrielfit comme s’il se fût éveillé tout à coup et sa voixchangea :

— Oui, oui, dit-il en passant ses mains surson front, c’est la fièvre avec le délire. N’est-ce pas pour euxque je travaille, pour elle et pour lui ? Mère, tu ne veuxdonc plus que je bâtisse un palais pour les mettre tous deux :un palais pour le Brec à la place même où fut la maison deTreguern ?

Les yeux de la vieille femme brillèrent.

— Laisse-moi passer, répéta pour la troisièmefois le cloarec ; c’est l’heure qui va décider entreles deux races. As-tu donc maintenant un amour qui soit plus fortque ta haine ?

— Non ! dit la vieille femme, qui lâchaprise, tandis que son regard sombre se baissait vers la terre.

La voix faible appelait toujours au dedans dumoulin :

— Gabriel ! Gabriel !

— Un mot de consolation ! murmura lavieille femme, un baiser, une minute…

— Qui sait ce que valent les minutes !s’écria Gabriel, qui reprit sa course vers le manoir :console-la pour moi, je joue ma destinée !

Douairière Le Brec resta un instant immobile àécouter le bruit de ses pas qui s’éloignait.

— Qu’y a-t-il dans cette poitrine-là ?murmura-t-elle.

Puis elle rentra au moulin et pressa Mariannecontre son cœur en disant :

— Je m’étais trompée, ma fille, ce n’était pasnotre Gabriel.

C’était une singulière histoire que celle dece mariage secret entre la demi-sœur de Filhol de Treguern décédéet Gabriel Le Brec. Bien des gens l’ont dit : il reste dans cepays de Bretagne si chrétien de vieux ferments druidiques, et c’estcet arrière-goût de paganisme qui perpétue au fin fond de quelquestrous perdus des levains d’hérésie et de révolte.

Ces coins païens furent huguenots auXVIème siècle, jansénistes à la fin duXVIIème et athées sous la république.

Françoise Le Brec avait dénoncé les prêtres en1793 et tricoté en cérémonie au pied de l’échafaud de Redon. Elleaimait la révolution qui coupait les têtes nobles. C’était toujoursla vieille haine de Le Brec contre Treguern.

Elle avait consenti à faire de Gabriel unclerc, après la chute des tyrans révolutionnaires, tout unimentpour lui éviter les chances de la conscription, mais elle lui avaitdit !

— Tu ne seras pas prêtre, il n’y a pas deDieu. C’est le démon Bel qui gouverne la terre. Tu épouseras lademi-Treguern qui est fille d’une Le Brec et vous aurez toute larichesse des comtes d’autrefois.

Et il se racontait qu’une nuit, sur laGrand-Lande, à la Croix-qui-marche, le prêtre-jureur qu’on appelaitle Janséneux et qui avait suivi le char de la déesse de laRaison à Vannes, était venu à l’heure de minuit avec Françoise LeBrec, Marianne et Gabriel, plus deux témoins qu’on avait pris enpassant au cimetière. Les cierges s’étaient allumés sur lepiédestal de la croix et une messe de malheur avait été dite :de malheur et de mariage.

Il se racontait aussi que la voix du défuntFilhol avait protesté dans la nuit, et qu’au lointain de laGrand-Lande, on avait ouï galoper le cheval fantôme du commandeurMalo qui hennissait en tonnerre…

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