Une Histoire de revenants

Chapitre 8GENEVIÈVE

 

Ce qu’on appelait maintenant le manoir deTreguern avait été un immense château, entouré de murailles etfortifié selon l’art du moyen âge. On pouvait suivre encore sur lapelouse le tracé anguleux de l’enceinte, et une demi-douzaine demonticules régulièrement espacés permettaient aux antiquaires deVannes et de Redon de fixer avec précision l’emplacement des sixmaîtresses tours. Un pli de terrain circulaire marquait encore lesdouves, et, à plus de cent pas de la triste maison grise, ontrouvait les ruines d’une chapelle de merveilleux style qui avaitfait partie des bâtiments primitifs.

Ces vieux châteaux bretons étaient des villes.Il les fallait assez grands pour donner asile à ce peuple devassaux qui abandonnaient leurs tenances, quand l’ennemi entrait encampagne. Après avoir mesuré en superficie le terrain pris entreles six tours et la chapelle, les antiquaires de Vannes et de Redonavaient déclaré qu’à son bon temps le château de Treguern pouvaitbien donner retraite à deux cents familles, y compris les équipagesde charrue et les bestiaux.

La tradition du pays avait gardé souvenir decette puissance, mais ce qui faisait surtout le renom du château deTreguern, c’était l’étendue inusitée de ses souterrains. Les bonnesgens du bourg d’Orlan penchaient à croire que ces souterrains sepromenaient en zigzags jusqu’aux limites de la Grand-Lande ;quelques-uns admettaient que leur parcours s’arrêtait à laCroix-qui-Marche. Enfin, il y avait les sceptiques quin’accordaient à ces sombres galeries que l’espace compris entre lemanoir de Treguern et Château-le-Brec, en passant par laPierre-des-Païens.

Selon ceux-ci, les souterrains du manoir seterminaient par une vaste salle voûtée, au-dessus de laquelle onavait bâti la Tour-de-Kervoz.

Pourquoi cette communication si intime entredeux maisons ennemies depuis tant de siècles ? Les bonnes gensdu bourg d’Orlan n’en savaient pas le premier mot. Le faitexistait, ou du moins on en affirmait l’existence : c’étaittout.

Et il y avait de belles histoires au sujet deces galeries. Plus d’une fois, disait-on, aux temps chevaleresques,Treguern et Le Brec s’étaient rencontrés sous ces voûtes, à cheval,armés de toutes pièces et la lance couchée. Immédiatementau-dessous de la Pierre-des-Païens, le souterrain s’élargissait defaçon à former une arène circulaire. À l’époque des guerres desuccession entre Charles de Blois et Jean de Montfort, Treguernétait pour Blois avec Bertrand Duguesclin, Le Brec était pourMontfort avec Olivier de Clisson et bien d’autres. Il y eut dans cenoir Champ-clos dont nous venons de parler, une véritable bataillerangée, et Tanneguy de Treguern, vainqueur, put écrire sur lapierre des murailles souterraines les noms de cent ennemismorts.

Un bas-relief extérieur de la chapelle enruines, située à l’orient de l’ancien château, présentait laparodie grotesque de ce mémorable événement. La renaissance del’art fut fantasque et moqueuse ; bien qu’on ne puisse pasdire qu’elle dédaignât toujours le drame, il est certain que lafarce lui plaisait mieux.

Dans le bas-relief de la chapelle, leschevaliers étaient transformés en marmitons, marmitons à queue et àcornes, bien entendu : la gaieté du temps ne sortait pas delà ; les lances étaient des broches, les masses d’armes descasseroles ; mais la transformation la plus hardie était, sanscontredit, celle que la bizarre invention de l’artiste avait faitsubir aux nobles coursiers. L’artiste avait été plus loin queCervantes ; ce n’était pas Rossinante qui servait de montureaux combattants, ce n’était pas l’humble roussin de Sancho :les paladins de la broche et de la poêle étaient montés sur desporcs étroits et longs, habillés de fer comme des destriers debataille, allongeant leur groin bridé et tortillant leurs queuesplus minces que des ficelles sous les franges magnifiques de leurcroupière[2].

Ce bas-relief avait le privilège de faire rireà gorge déployée les enfants grands et petits du bourg d’Orlan. Ilsne découvraient peut-être pas si bien que les antiquaires de Redonet de Vannes l’intention satirique de l’artiste, mais lescasseroles, les broches et les porcs déguisés en coursierssuffisaient à leur bonheur, et le bas-relief de la chapelle étaitpour eux la preuve irréfragable de l’existence d’un souterrainreliant les caves du manoir de Treguern aux fondations de laTour-de-Kervoz.

Ce qui restait du manoir à l’époque où sepasse notre récit semblait s’être reculé vers l’ouest. Lesbâtiments ne pouvaient pas remonter à une antiquité très haute, etpourtant leur ensemble triste, presque désolé, présentait uncertain aspect de grandeur. Ce n’était pas cette mélancoliesolitaire et robuste, peinte à si larges traits par Walter Scottdans la tour de Ravenswood, ce nid d’aigle perché sur la pointed’un écueil et regardant la grande mer : c’était une maisonnoble vieillissant et se déjetant auprès d’une bonne grosse fermeannuellement réparée.

Seulement, la bonne grosse ferme, joyeuse ettouffue, placée trop près du pauvre manoir efflanqué, rendait lavue de celui-ci plus pénible. Misère pour misère, nous aimons mieuxcelle qui se meurt fièrement dans la solitude.

Mais on ne choisit pas. D’ailleurs, il n’yavait plus que des femmes derrière ces pauvres murailles, et quisait si depuis la mort du dernier Treguern la ferme riche et grassen’avait pas fait plus d’une fois l’aumône au manoiragonisant ?

La ferme de bonne personne Marion Lécuyerétait située en dehors de l’ancienne enceinte et touchait l’anglesud-ouest du manoir dont l’entrée principale s’ouvrait sur lapelouse, du côté opposé. Le passage où Étienne s’était engagé avecsa résine allumée, en quittant la salle basse de la ferme, nefaisait point partie des fameux souterrains de Treguern ; ilétait à fleur du sol et le moindre entretien en eût fait uncorridor ordinaire. Mais, depuis le départ d’Étienne pour l’armée,personne n’avait suivi ce chemin. Les pieds s’enfonçaient dans lapoussière froide ; les toiles d’araignées pendaient à la voûtecomme de grands lambeaux et les pierres déchaussées sortaient de lamuraille suintante.

Étienne allait, le cœur serré. Cetteatmosphère humide et lourde pesait sur ses poumons. Il atteignitune porte située à l’autre extrémité du passage et qui avait unevéritable serrure de prison : cette serrure fermée eût été unobstacle insurmontable, mais Étienne savait bien qu’il n’y avaitpoint de clé. C’était la chambre qu’il occupait au manoir dans sajeunesse.

Il poussa la porte, qui n’opposa à son effortque le poids de ses lourds battants et la rouille invétérée de sesgonds. Un sentiment indéfinissable, mêlé de douleur et de joie, luiprit l’âme : la chambre était exactement telle qu’il l’avaitlaissée au départ. Le lit de paille était défait, les instrumentsde chasse et de pêche pendaient aux murailles et, sur le billot quilui servait jadis de table de nuit, le livre de prières oublié,qu’il avait tant de fois regretté à l’armée, restait encoreouvert.

Je ne sais pourquoi tous ces objets luiparlaient de Filhol encore plus que de lui-même. Quand ils’étendait là, le soir, sur cette pauvre couche, il échangeaittoujours avec Filhol, dont la retraite était proche, les souhaitsde bonne nuit. Parfois, avant de s’endormir, ils restaient bienlongtemps causant tous les deux à travers la porte ouverte. Filholparlait toujours de fortune et d’avenir, Filhol étaitambitieux ; Filhol voyait sans cesse au delà de la misèreprésente des jours éclatants et radieux pour la gloire éclipsée deTreguern.

Il était jeune, il était beau, il étaitbrave : qui sait si Dieu n’eût point réalisé sesespoirs ?

Étienne eut besoin de se violenter lui-mêmepour entrer dans la chambre voisine qui avait appartenu à Filhol.Là, tout était bien changé. Dès le seuil, Étienne sentit la penséede la mort qui lui étreignait le cœur. Si pauvre qu’elle soit, lajeunesse ingénieuse sait orner son réduit. Il y avait autrefoisdans la chambre de Filhol un lit à rideaux blancs ; toutalentour, de beaux trophées de chasse s’alignaient ; la bonnecomtesse sa mère avait pendu quelques tableaux aux lambris, Filholaimait les fleurs ; dans deux grands vases de porcelaineantique, riches débris que la misère avait oubliés au sein de cedénuement profond, Filhol entretenait toujours de frais bouquets.Il avait sa petite bibliothèque, et des papillons rassemblés parlui étalaient sous le verre le velours miroitant de leursailes.

Tout cela était dans le souvenir d’Étienne.Durant l’absence, il avait revu bien souvent la chambre de sonfrère ; il eût pu dire la place exacte de chaque objet etpeindre en quelque sorte le réduit tout entier de mémoire.Hélas ! il n’y avait plus rien ; les murailles étaienttoutes nues ; on avait emporté les beaux vases et il nerestait à la place que deux bottes de fleurs desséchées ; lemobilier modeste avait disparu avec les tableaux ; le bois delit, sans matelas et sans draperie, cachait ses moulures sous lapoussière.

Il n’y avait plus rien, hélas !hélas ! rien que le crucifix qui avait servi sans doute auxderniers moments du pauvre Filhol et qu’on avait laissé là, dans lapoudre du plancher.

Étienne s’agenouilla. Il releva le crucifix etau travers de ses larmes, il contempla l’image du Christ qui avaittouché les lèvres mourantes de Treguern. Ce témoin, resté là depuisl’heure fatale, lui disait une à une les angoisses de l’agonie deson frère : la solitude de la chambre se peuplait, lesténèbres s’éclairaient, et, aux quatre coins du lit où Treguerntout pâle était couché, quatre cierges se dressaient. Il y avait làMarianne composant son visage, la petite sœur Laurence essuyant sesyeux baignés de pleurs, et Geneviève éperdue, Geneviève, folle dedouleur, voilant sous ses cheveux épars ses traits plus pâles queceux du mourant lui-même. Au loin, vers la porte, quelques paysanset quelques pieuses femmes égrenaient leurs chapelets dévotement.Puis Geneviève apportait un berceau où Olympe enfant dormait dansses langes ; un sourire naissait sur les lèvres blêmes dujeune père, qui essayait en vain de tendre ses bras vers ce douxtrésor qu’il allait quitter pour jamais.

Il parlait, et que sa voix étaitchangée ! Il bénissait sa jeune sœur, sa femme et sa fille,Geneviève, Laurence et Olympe de Treguern. Un prêtre venait. Tousles genoux fléchissaient, tandis qu’une prière s’élevait dans lesilence… Filhol avait le crucifix sur la poitrine et ne bougeaitplus. Dans son berceau mignon, l’enfant souriait encore. Elle nesavait pas, la pauvre petite Olympe, que cette heure funeste lafaisait orpheline.

Mais Geneviève, Geneviève, mon Dieu !Geneviève au désespoir. Était-ce possible, ce qu’on disaitd’elle ! quelques semaines avaient-elles suffi à la faire sidifférente d’elle-même ! La calomnie est lâche et s’attaquetoujours à la faiblesse. Non non, Geneviève n’avait point dépouillécette chère auréole qui naguère couronnait son front d’ange ;quelques pas encore, et Étienne allait la trouver veillant auprèsdu berceau de sa fille Olympe.

Étienne se releva pour les faire, ces quelquespas qui le séparaient de la vérité. Il baisa le crucifix et quittala chambre de Filhol. Les deux pièces qui suivaient avaientappartenu à feu la bonne comtesse. C’était encore le vide etl’abandon. En les traversant, Étienne prêtait l’oreille, il avaitpeur de saisir quelque bruit dans le silence. Un bruit, une voix,que sais-je ! c’était peut-être la condamnation de Geneviève.Au contraire, le silence et le repos plaidaient sa cause.

Étienne n’entendait rien ; il savait parexpérience quels fantômes évoque dans la nuit l’imaginationpeureuse du paysan breton, et il commençait à nier, en lui-même,l’existence de ce personnage mystérieux qui était entré au manoir,d’après le récit du pauvre Claude. Comme il allait passer le seuilde la deuxième pièce, qui avait servi de chambre à coucher à lacomtesse, il entendit ce chant doux et monotone avec lequel lesjeunes mères bercent le sommeil de leurs enfants ; ils’arrêta, plus ému que s’il se fût trouvé tout à coup en présencede Geneviève elle-même. Pauvre belle sainte ! elle était là,donnant à la fille de Treguern les soins pieux de l’amour desmères. Et savait-elle seulement le premier mot de toutes ces fablesqui couraient dans le pays affolé ?

Telle fut la première pensée d’Étienne. Maisle sourire attendri ne resta point sur ses lèvres. Ce n’était passeulement douairière Le Brec, ce n’étaient pas seulement les gensde la veillée… Treguern lui-même avait quitté sa tombe pour luiparler de Geneviève !

Après la chambre où se trouvait Étienne, il yavait un corridor fermé par une porte vitrée. Étienne aperçut unelueur au travers des carreaux ; il souffla sa résine etcontinua d’avancer. Le cœur lui battait ; le chant de la jeunemère continuait, mais était-ce bien la voix de Geneviève ?

Étienne n’était plus qu’à quelques pas de laporte vitrée ; ses yeux se baissèrent malgré lui comme s’ileût eu frayeur, au moment de connaître enfin le mot del’énigme.

Quand il releva son regard, il vit au devantde lui, à travers les vitres recouvertes d’un lambeau demousseline, une chambre vaste et presque nue, comme toutes cellesdu manoir. Il y avait pourtant dans cette chambre un lit, unberceau et quelques sièges. Dans le berceau, la petite Olympedormait. Laurence de Treguern, la jeune sœur de Filhol, la berçaiten chantant d’une voix tremblante ; son visage d’enfant,admirablement beau, mais déjà voilé par la tristesse précoce,recevait en plein les rayons de la lampe. Étienne cherchait oùallait sans cesse son regard tout plein d’effroi ; le fond dela chambre se perdait, en effet, dans l’ombre, et Étienne n’avaitaperçu d’abord que les deux enfants.

En suivant le regard effrayé de Laurence, ilaperçut, auprès de la cheminée, un homme tout habillé de noir,assis dans un fauteuil de paille. Celui-là était immobile etsemblait attendre. À un mouvement qu’il fit et qui tourna vers lalumière les traits de son visage, Étienne reconnut le premier desdeux voyageurs, descendu dans la soirée au cabaret de Redon oùMathurin et lui avaient fait halte : l’Anglais, puisqueMathurin, qui s’y connaissait, voulait que ce fût un Anglais. Sansdoute aussi l’homme noir de la veillée du bourg d’Orlan.

À cette heure où les apparences semblaientconfirmer si énergiquement les propos du village, Étienne s’étonnade trouver en lui-même plus de curiosité que d’indignation. Entraversant les appartements du manoir, il s’était dit :« Si cet homme est là véritablement, je croirai. » Cethomme était là, Étienne le voyait de ses yeux, Étienne ne croyaitpas.

Les faits ne valent que suivant l’aspect souslequel ils se présentent à nous ; le fait existait, l’hommeétait là ; mais il était dans la chambre où la petite Olympedormait bercée par le chant de Laurence.

Il y avait un mystère ; le cœur du jeunehomme se révolta, et sa raison, complice, s’écria : C’estimpossible !

Mais alors, que venait faire cet homme dans lamaison de Treguern ? L’esprit d’Étienne se perdait dans lechamp des conjectures, lorsqu’une porte s’ouvrit derrière le lit deGeneviève, et Geneviève elle-même parut.

Elle était si changée, qu’Étienne eut peine àla reconnaître. Elle portait son deuil de veuve. À son aspect, lapetite Laurence poussa un cri de joie et s’élança vers elle. Ilétait évident que la présence de Geneviève mettait fin à sesterreurs.

L’étranger lui avait donc causé un bien grandeffroi ! Elle n’était donc pas accoutumée à voirl’étranger ? Ce raisonnement vint tout de suite à l’espritd’Étienne. Mais, en même temps que ce raisonnement, une question sefit jour : Qui donc, en l’absence du vieux Claude et deGeneviève elle-même, qui donc avait pu tirer les lourdes barres dela porte principale pour livrer à l’étranger l’entrée dumanoir ?

Laurence dit quelques mots à l’oreille de sasœur, qui chancelait sur ses jambes tremblantes et paraissait touteprête à se trouver mal. Geneviève se tourna vivement versl’étranger, qu’elle n’avait point aperçu en entrant. Celui-cis’avança vers elle et lui fit un grave salut.

— Êtes-vous la veuve du comte Filhol deTreguern ? demanda-t-il de cet accent guttural qu’Étienneavait déjà entendu au cabaret du faubourg.

— La veuve ? répéta Geneviève avec unehésitation manifeste.

Puis elle se reprit et ajouta en baissant lesyeux :

— Oui, monsieur, je suis la veuve du comteFilhol de Treguern.

Étienne se rapprocha de la porte vitrée etcolla son œil aux carreaux. Le début de cette scène s’éloignait sicomplètement de ce qu’il avait redouté ou prévu que tout sentimentchez lui cédait à la surprise.

L’étranger était un homme entre deux âges, àla figure austère et froide. Il dit avec simplicité :

— Je suis débarqué hier en face de Sarzeau, etles garde-côtes, qui m’ont pris pour un chouan, m’ont donné lachasse jusqu’à la Roche-Bernard ; mais je savais que jerisquais ma vie quand j’ai quitté Londres pour venir ici ;madame, quand un Anglais a donné sa parole, il n’y a point de forcequi puisse l’empêcher de l’accomplir.

La petite Laurence était retournée auprès duberceau, et ses grands yeux ébahis suivaient les mouvements del’étranger.

— Avez-vous les preuves du décès de votremari ? demanda celui-ci.

Étienne chercha en vain une larme à lapaupière de Geneviève. À part la souffrance physique qui,évidemment, l’accablait, ce n’était pas de la douleur qui était enelle, c’était plutôt un trouble, poussé jusqu’à l’angoisse.

— J’ai les preuves, murmura-t-elle.

Sa main se posa sur son cœur quidéfaillait.

— Veuillez me pardonner, madame, poursuivitl’Anglais qui se croyait de bonne foi la cause innocente de toutecette détresse, je réveille en vous de bien tristes souvenirs, maisla Compagnie m’a donné sa confiance et je dois remplir mondevoir.

Geneviève se traîna plutôt qu’elle ne marchajusqu’au chevet de son lit. Sous l’oreiller, elle prit unportefeuille qu’Étienne reconnut tout de suite pour avoir appartenuà Filhol ; elle l’ouvrit et y choisit quelques papiers qu’elletendit à l’Anglais. Celui-ci les lut avec l’attention d’un hommed’affaires.

— Vous avez la police d’assurance ?demanda-t-il ensuite.

Geneviève lui tendit un autre papier.L’Anglais fit un signe d’approbation après avoir lu, puis ilajouta :

— Il ne me faut plus que votre acte demariage.

L’acte de mariage était prêt comme le reste.Quand l’étranger en eut pris connaissance, il s’inclina de nouveaudevant Geneviève, immobile et pâle comme une statue d’albâtre, puisil tourna le dos et regagna la place qu’il occupait naguère auprèsde la cheminée. En ce moment où Geneviève se croyait à l’abri detout regard, Étienne la vit passer la main sur son front, jeter leportefeuille avec une sorte d’horreur, et lever ses beaux yeux versle ciel comme si elle eût imploré le pardon de Dieu.

L’Anglais revenait en traînant sur le parquetun objet pesant qui avait échappé jusqu’alors à l’attentiond’Étienne. En marchant, l’Anglais disait :

— Voilà ce qui donnait beau jeu auxgarde-côtes : Je m’en irai plus leste que je ne suis venu. Nosbank-notes n’ont plus cours sur le continent depuis laguerre ; j’ai dû apporter de l’or pour payer le montant ducontrat.

Il poussa son fardeau aux pieds de Geneviève,et Étienne reconnut la petite valise de cuir que l’étranger avaitmise sur ses épaules en changeant de cheval au cabaret deRedon.

L’Anglais ouvrit la valise et laretourna ; une véritable rivière d’or ruissela sur leplancher. Étienne se frotta les yeux, car tout cela dépassait leslimites de la vraisemblance, et il avait besoin de s’interrogerlui-même, à chaque instant, pour se bien assurer qu’il ne rêvaitpoint. En face de cette flaque d’or, étalée dans la poudre,Geneviève restait froide et triste. La petite Laurence, aucontraire, souriait, mais c’était seulement parce que ce bel orbrillait joyeusement dans les ténèbres, et son sourire lui-mêmedisait tout naïvement qu’elle ne soupçonnait point la valeur de cequ’elle voyait.

Comme Olympe, éveillée par le bruit, s’agitaitdans ses langes, Laurence se mit à la bercer en continuant sachanson monotone. Étienne se disait : Il y a bien là dixmille écus ! Et il était loin de compte.

L’Anglais chercha des yeux une table où il pûtaligner ses piles de souverains. Comme il n’en trouva pas, ils’assit sur la valise vide et commença son œuvre. Ce fut sur leplancher même que l’argent fut compté. L’Anglais divisa le monceaud’or en rouleaux de quarante livres sterling, valant chacun millefrancs ; quand il se releva, il y avait cent de ces rouleauxdebout et alignés à la file l’un de l’autre.

— Veuillez compter, madame, dit-il.

Geneviève s’appuya aux colonnes de sonlit.

— J’attendrai, s’il le faut, dit l’Anglaisavec résignation, mais le patron qui m’a amené de Londres croiserademain à l’embouchure de la Vilaine, et le moindre retard peut êtrefatal.

Geneviève tira du portefeuille un dernierpapier.

— J’avais préparé la quittance, monsieur,dit-elle, la voici. S’il vous plaît d’accepter l’hospitalité deTreguern, cette nuit, restez. Si vous êtes pressé, je ne vousretiens pas. Que Dieu soit avec vous !

L’Anglais prit la quittance, s’inclina et sedirigea vers la porte. Avant de passer le seuil, il s’arrêta.

— Quand je suis entré, dit-il, j’ai entenduqu’on replaçait les barres derrière moi.

— Celui qui a replacé les barres les ôtera,murmura Geneviève.

Étienne remarqua bien que sa voix tremblaitpour faire cette réponse. L’Anglais sortit ; la petiteLaurence s’élança vers les piles d’or et se mit à jouer avec lessouverains brillants.

— Sœur, c’est donc à toi tout cela ?demandait-elle.

Geneviève avait traversé la chambre ens’appuyant aux chaises qui étaient sur son chemin ; elle sepenchait au-dessus du berceau d’Olympe et elle pleurait. Onentendit au dehors le bruit sourd du portail qui s’ouvrait, puisles lourds battants retombèrent et le galop d’un cheval s’étouffasur le gazon de l’avenue.

Presque aussitôt après, on frappa doucement àla porte par laquelle l’étranger était sorti. Geneviève tressaillitet se releva.

— Va-t-en, Laurence, dit-elle, tu as besoin dete reposer. Je veillerai auprès d’Olympe le reste de la nuit.

Laurence ne se hâtait pas d’obéir.

— C’est que tu as l’air bien malade,sœur ! répliqua-t-elle ; si tu savais comme tu espâle ! J’aimerais mieux rester avec toi.

— Petite folle ! murmura Geneviève, quitâcha de sourire, je ne suis pas malade, et il ne vaut rien pourles enfants de veiller si tard ! va te reposer.

Laurence vint lui donner son front à baiser,puis elle s’éloigna docile.

Pendant la minute qui suivit, la sueur froideperça sous les cheveux d’Étienne. Il avait compris le manège deGeneviève ; l’épreuve n’était pas finie, et il regardait avecépouvante cette porte qui, en s’ouvrant, allait lui montrer le motde la terrible énigme.

Geneviève attendit que le pas léger deLaurence se fût perdu dans le corridor, puis elle prononça d’unevoix basse et découragée :

— Tu peux entrer, je suis seule !

Un éclair s’alluma dans les yeux d’Étienne.C’était bien là le mot qu’il redoutait ! Mais son courroux eutà peine le temps de naître et il faillit tomber à la renverse envoyant celui qui se montra sur le seuil.

C’était l’apparition qu’une fois déjà, cettenuit, il avait vue à la Pierre-des-Païens, c’était Filhol deTreguern.

Filhol vint se mettre à genoux près des pilesque l’Anglais avait alignées, et ses mains frémissantes lesdispersèrent de façon à reformer un monceau d’or.

Geneviève s’était assise auprès du berceau etcachait son visage entre ses mains. Filhol laissa l’or pour venirmettre un baiser sur le front de la petite Olympe endormie.

— Tu seras heureuse ! murmura-t-il.

Étienne voyait les larmes couler entre lesdoigts de Geneviève !

Filhol la prit dans ses bras en répétant avecune exaltation délirante :

— Tu seras heureuse ! tuseras heureuse !

— Dieu nous voit ! balbutia lajeune femme.

— Et notre petit Tanneguy, qui vient denaître dans la misère, poursuivit Filhol, a maintenant la richessequ’il faut pour porter le nom de Treguern !

Étienne se disait en pressant à deuxmains ses tempes brûlantes : « Je rêve ou je suisfou ! » Il vit Filhol s’élancer de nouveau vers lemonceau d’or et l’entasser à pleines poignées dans la valise quel’Anglais avait laissée sur le plancher. Filhol chargea la valisesur ses épaules et s’enfuit en disant :

— Le trésor de Treguern n’est pas ensûreté au manoir. Je vais le mettre en un lieu où Gabriel ne letrouvera pas ! À demain, Geneviève ! Tanneguy serabaptisé demain, Tanneguy, l’enfant heureux etriche !

Geneviève fit un effort pour luirépondre et peut-être pour le retenir. Mais sa voix s’étouffa danssa gorge et Filhol était déjà parti.

Geneviève, vaincue, s’affaissa surelle-même et perdit connaissance. Étienne eut d’abord la penséed’aller à son aide, mais, comme il entendit dans le corridor le pasfurtif de la petite Laurence, qui revenait, sollicitée par soninquiétude, il prit le même chemin que Filhol, décidé à suivrejusqu’au bout l’aventure.

Les morts peuvent bien se montrer, lanuit, au clair de lune, en Bretagne, auprès des pierres druidiquesou dans les ruines, mais ils ne chargent pas, même en Bretagne, delourdes sacoches sur leurs épaules. Étienne, désormais, voulaitsavoir.

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