Une Histoire de revenants

Chapitre 10DOUBLE BAPTÊME

 

Nous avons dit déjà le nom du lieu où nousconduisons le lecteur ; il s’appelait le Trou-de-la-Dette.C’était une ravine qui fermait la Grand-Lande, entre le moulin deGuillaume Féru et le manoir de Treguern. Le chemin de traverse,aboutissant à l’avenue du manoir, passait sur la lèvre même duravin ; quelques troènes avaient été plantés le long de laroute, pour maintenir les terres. Dans ce sol ingrat, les troènesétaient venus maigres et tout noirs ; ils formaient un petittaillis à hauteur d’homme qui descendait jusqu’à mi-côte. Àl’endroit où les troènes s’arrêtaient, on voyait percer sous labruyère naine la carcasse pierreuse de la lande : un roccalcaire que le moindre attouchement réduisait en poussièrebleuâtre.

Tout au fond du ravin, il y avait une mareétroite qui ne contenait en été qu’un peu de vase couverte delentilles ; des saules crevassés, vivant par leur écorcerobuste et dressant en faisceaux leurs branches toutes jeunes,entouraient la mare. On descendait là en s’aidant des pieds et desmains ; il n’y avait point de chemin tracé.

Quand on était au bord de la mare, sous lessaules, on voyait autour de soi la rampe, irrégulièrementcirculaire, monter en s’évasant comme les parois d’une urnegigantesque. On ne voyait que cela et un rond de ciel qui semblaitêtre le couvercle du vase.

Dans le pays, le ravin passait pour un lieuhanté ; ceux qui avaient droit descendaient tous les deux ansau bord de la mare, pour ébrancher les saules qui végétaient avecune force étonnante. Le reste du temps, nul pied humain ne foulaitcet endroit désert. Quand les paysans des environs étaient obligésde suivre, après la nuit tombée, le chemin de traverse qui étaitau-dessus des troènes, ils hâtaient le pas en se signant et enfermant les yeux.

Cette nuit, l’eau de la tempête avait empli lamare qui débordait et baignait le pied des saules. La pluiedégouttait encore du feuillage mouillé.

C’était une demi-heure avant l’aube environ, àce moment où l’obscurité plus profonde étend son voile uniforme surtous les objets. Il y avait un homme au fond du ravin ; cethomme s’appuyait sur une pioche et regardait l’eau de la mare quele sol altéré buvait lentement. Il semblait attendre que le niveaufût descendu au-dessous d’une certaine limite. De temps en temps,ses yeux se relevaient et interrogeaient le ciel chargéd’étoiles.

— J’ai le temps, murmurait-il alors.

Et il se reprenait à suivre le mouvement del’eau, qui baissait lentement. Quand le pied du plus gros dessaules fut découvert, l’homme leva sa pioche et donna un premiercoup dans la terre humectée. C’est à peine si la pioche écorchalégèrement le sol inerte ; l’homme redoubla, puis les coups sesuccédèrent drus et pressés. Au bout de quelques minutes, ils’arrêta pour reprendre haleine. Avec moitié moins de travail, ileût fait un bon trou dans la terre arable ; mais, ici, soneffort n’avait réussi qu’à entamer le sol.

— La valise sera bien là, pensait-il touthaut, quand je lui aurai fait son nid, et je suis sûr au moins quepersonne ne viendra l’y chercher !

Il reprit à deux mains sa pioche, qui rebonditde nouveau sur la terre à la fois humide et dure ; mais il nedonna qu’un coup, parce qu’il crut entendre un bruit de pasau-dessus de sa tête dans le sentier bordé de troènes. Ilécouta : le bruit se taisait ; tout était silence auxalentours. Il se dit :

— Mes oreilles tintent !

Et il se remit à la besogne vaillamment.

Ses oreilles n’avaient point tinté,cependant ; c’était bien un bruit de pas qu’il avait entendudans le chemin de traverse. Un homme courait à toutes jambes sur lalande, venant du moulin de Guillaume et se dirigeant vers lemanoir. En arrivant au bord du ravin, l’homme de la route avaitfait comme celui qui creusait la terre au pied du saule : ils’était arrêté au bruit sourd et prochain de la pioche ; puis,comme le bruit avait cessé au même instant, il s’étaitdit :

— Mes oreilles tintent.

Et il avait continué sa route.

Il arriva que l’homme du ravin, à peine remisau travail, entendit encore marcher au-dessus de lui, et que lemarcheur, dès les premiers pas qu’il fit, crut ouïr de nouveau leson de la pioche. Ils s’arrêtèrent en même temps, prêtant l’oreillel’un en haut, l’autre en bas. Le plus patient des deux devait avoirle mot de l’énigme. Le plus patient ne fut pas l’homme à la pioche,qui était pressé sans doute et qui reprit sa besogne au bout dequelques secondes. Désormais, il n’entendit plus rien.

Il y allait de grand cœur et, si rebelle quefût le sol, il eut bientôt creusé un trou assez grand pour enfouirune petite valise qui était par terre auprès de lui. Il prit lavalise et la poussa dans la fosse, pour voir si elle y tenait àl’aise. Le résultat lui sembla favorable et il se redressa toutcontent.

Mais, en se redressant, il vit un homme deboutau-devant de lui : l’homme d’en haut, celui qui tout à l’heuremarchait dans le chemin des troènes.

— Gabriel ! murmura le piocheur enreculant de plusieurs pas.

Le nouveau venu restait immobile, les brascroisés sur sa poitrine.

— Tu ne m’attendais donc pas, Filhol, mon bonfrère ? dit-il d’un accent doucereux et railleur.

L’homme à la pioche ramassa son outil et leserra instinctivement entre ses mains comme si c’eût été une arme.Il répondit.

— Non, Gabriel : je ne t’attendaispas.

— Tu t’étais sans doute lassé de m’attendre àla Tour-de-Kervoz ! reprit le jeune cloarec, dont lavoix se faisait plus moqueuse.

— Je ne t’ai pas attendu à la Tour-de-Kervoz,répliqua Treguern.

— Non ? et pourquoi cela, monfrère ?

— Parce qu’il me répugnait de casser la têted’un homme qui a été mon ami.

Il y eut un silence après cette réponse quifut faite d’un ton rude et menaçant. Gabriel restait toujoursimmobile et calme en apparence. L’homme qu’on appelait Filhol deTreguern tourmentait, au contraire, le manche de sa pioche. Gabrielavança d’un pas ; Treguern lui dit :

— N’approche pas !

Gabriel fit un pas de plus, et c’était montrerdu courage.

— Tu as quelque chose contre moi, monfrère ? dit-il d’une voix douce qui ne gardait plus trace demoquerie.

— Sur mon honneur, Gabriel, prononça Filhol,qui détourna la tête, tu ferais mieux de ne pas resterici !

— Qu’ai-je donc à craindre ?

— Gabriel ! Gabriel ! s’écria Filhold’un accent plein de tristesse ; j’avais mis ma confiance entoi. Pour toi, la porte de la maison de mon père n’était jamaisfermée. Gabriel, j’étais à la Croix-qui-Marche cette nuit oùdouairière Le Brec, l’ennemie de Treguern, amena le prêtre maudit.Tu sais bien que je ne pouvais ni me montrer, ni protester ;j’étais hier soir à la Pierre-des-Païens, quand Marianne a passéavec douairière Le Brec pour aller au moulin de Guillaume. Gabriel,ce mariage est un mensonge et un crime. Gabriel, qu’as-tu fait del’honneur de Marianne ma sœur ?

— Ah ! murmura le cloarec, dontla voix changea tout à coup, tu sais cela ? et tu t’esdit : Je devais donner cinquante mille francs à Gabriel,je les garderai pour moi : ce sera le prix de l’honneur deTreguern ?

Filhol leva sa pioche ; Gabriel mit lamain à sa ceinture. Filhol s’élança sur lui et lui porta un coupque Gabriel esquiva, souple comme un serpent.

D’un bond, il s’était réfugié derrière lesaule.

— Tu as frappé le premier, dit-il, je ne faisque me défendre !

Filhol entendit le bruit sec d’un pistoletqu’on arme. Le ravin s’illumina à l’éclair d’une détonation etFilhol s’affaissa sur lui-même, la poitrine traversée par uneballe. Les parois évasées du ravin prolongèrent et enflèrent ladétonation. Un grand cri se mêla à ces échos. Dans le premiermoment de trouble, Gabriel crut que c’était la victime qui l’avaitpoussé.

Filhol était couché au pied du saule, sescheveux baignaient dans la mare ; il ne bougeait plus. Pendantune seconde, Gabriel resta comme étourdi ; sa main laissaéchapper le pistolet, pour tâter d’instinct sa propre poitrine à laplace du cœur.

— Il bat ! il bat !murmura-t-il ; ma tête tourne. La première fois qu’on regardeau fond d’un précipice, le vertige vous prend… puis ons’habitue : cela vaut cent mille francs !

Un second cri retentit aux parois du ravin.Gabriel écouta, frémissant de tout son corps ; cette fois, ilne pouvait pas se méprendre. Le grand étourdissement qui accompagnele crime avait eu le temps de se calmer ; les échos de ladétonation se taisaient. Le feuillage maigre du taillis de troèness’agitait ; quelqu’un descendait par la partie la plusescarpée du ravin, et quelqu’un prononçait le nom de Filhol.

Gabriel prit son second pistolet à saceinture. Une branche du taillis craqua et se rompit, Gabriel dutpenser qu’il n’aurait pas besoin de son arme, car le nouveau venu,perdant l’équilibre, roulait sur les roches calcaires. Il arrivaainsi au fond du ravin, et rebondit sur ses pieds en disant :Filhol ! Filhol !

Par miracle, sa chute l’avait laissé sansblessure. Les premières lueurs de l’aube blanchissaient le ciel.Gabriel put distinguer un homme de haute taille, revêtu du costumemilitaire et n’ayant plus qu’un bras. À ce moment même, Étiennel’apercevait à son tour dans l’ombre et s’élançait vers lui.

— Tu n’es pas Filhol ! cria-t-il ;qu’as-tu fait de Filhol ?

Gabriel avait armé d’avance son secondpistolet.

— D’où venez-vous, l’ami, dit-il froidement,si vous ne savez pas que Filhol de Treguern est mort des fièvres demarais, au mois de septembre de l’an passé ?

Le pied d’Étienne se heurta contre la valisequi rendit un son métallique.

— Ah ! fit-il, Dieu voit le fond de cemystère ! Ceci est un témoin. J’ai suivi Treguern depuis lemanoir jusqu’en ce lieu ; il portait cette valise sur sesépaules. Tu es le cloarec Gabriel et tu viens d’assassinerTreguern !

Gabriel vit seulement alors que son adversairetenait dans la seule main qui lui restât un sabre aigu etrecourbé ; il avait repris tout son sang-froid : Étienneétait si près de lui, que la pointe du sabre pouvait arriver à sapoitrine avant qu’il eût levé le bras pour décharger son pistolet.Son esprit rapide et fécond en ressources lui fournit un stratagèmesur lequel il joua aussitôt son va-tout.

— Regarde à tes pieds, dit-il, et vois sicelui-là dont la tête pend dans la mare est bien ton Filhol deTreguern.

Étienne se retourna vivement ; les lueurspâles de l’aube lui montrèrent le cadavre étendu de l’autre côté dusaule. Il ne jeta sur lui qu’un regard, et les muscles de son brasse raidirent pour lever son sabre : Gabriel était condamné.Mais Gabriel avait eu le temps d’appuyer son pistolet contre letronc du saule, pour éviter ce tremblement inséparable del’émotion, et, au moment où Étienne revenait sur lui, une nouvelledétonation éveilla les échos du ravin.

La poitrine du jeune sergent rendit uneplainte ; son bras gauche, fracassé à la naissance del’épaule, tomba inerte le long de son flanc. Son élan ne fut pasarrêté, pourtant, et il se précipita sur Gabriel, sans comprendreencore, peut-être, toute l’étendue de son impuissance. Par deuxfois, et malgré la douleur atroce qu’il ressentait il essaya derelever ce bras qui n’avait plus de ressort. Par deux fois, lacrosse du pistolet de Gabriel résonna sur son front que rien nedéfendait.

Au premier coup, le visage d’Étienne s’étaitinondé de sang ; au second coup il ferma les yeux et s’en allaen arrière, auprès du corps de Filhol.

Gabriel lava la crosse de son pistolet dansl’eau de la mare et passa son mouchoir mouillé sur ses tempes. Lecrépuscule éclairait assez pour qu’on pût distinguer lesobjets ; Gabriel regarda les deux cadavres. Il était pâle,mais il portait la tête haute. La respiration sortait avec force desa poitrine gonflée. Il chargea la valise sur ses épaules et se mità gravir la rampe du ravin d’un pas ferme.

Ce fut dans la nuit du quatorze au quinze aoûtde l’année 1800 que le Trou-de-la-Dette vit ce double assassinat.Le lendemain était la fête de l’Assomption. Dès le matin, lespaysans du bourg d’Orlan se rassemblaient, suivant la coutume, dansle cimetière qui sert de place à la paroisse. Il y avait grandmouvement parmi eux ; on lisait une sorte d’effroi sur tousles visages, et, derrière l’effroi, la curiosité se montrait.

On parlait bas dans les groupes ; lesfemmes, toutes pâles, chuchotaient, et l’on empêchait les enfantsde jouer dans les hautes herbes qui entouraient les tombes. Leclocher tinta la première messe, et personne, sinon quelques femmespieuses, ne quitta le cimetière pour entrer dans l’église.

Le principal groupe était composé de nos amisqui avaient fait la veillée de l’Assomption chez bonne personneMarion Lécuyer. Les métayères avaient sur la tête leurscatiolles de belle toile plissée, portant au sommet cettecrête ou cocarde qui ressemble au cimier d’un casque. Les métayersfumaient leurs pipes à court tuyau sous les bords de leurs chapeauxde paille rabattus en forme de parapluie. Les fillettes montraientleur croix d’argent brillante sur la guimpe de chanvre, et les bonsgars avaient les épinglettes de laine rouge gagnées au tir du fusilou à la course en sac.

Tout cela pour le jour de la fête. Mais toutcela était triste et cadrait mal avec les figures affairées. Legroupe se massait au pied du calvaire.

— Quant à ça, disait Pelo le vannier, cettenuit-là ne pouvait pas ressembler aux autres nuits !

— Ah dam ! ah dam ! fit-on dans lecercle, dès hier on sentait bien que le malheur était tout prèsd’ici !

— À quelle heure est rentrée douairière LeBrec ? demanda le sceptique Vincent Féru, qui était presqueaussi empêché que les autres.

La question s’adressait à Mathelin.

— Ma foi jurée, répondit le pâtour,il faisait grand soleil quand je l’ai entendue. Mais vous ne savezpas, vous autres ? quand je suis revenu, après la veillée,j’ai trouvé un cheval noir dans le pâtis. La porte de la maisonétait tout ouverte ; il y avait des traces de souliersmouillés par terre, et le lit de douairière Le Brec avait roulé deplus d’un pied et demi hors de sa place ordinaire.

Les têtes hochèrent, silencieuses etgraves.

— Il y avait de la chandelle chez lecommandeur, reprit Mathelin.

— Ah ! fit-on à la ronde, il avait senticela !

— Mais que disent-ils donc, gars Pelo, du côtéde la forêt ? demanda une bonne femme.

— Le sergent Mathurin est revenu chez sa mère,répliqua le vannier, le sergent Étienne est revenu chez sasœur.

— Tiens ! tiens ! s’écria-t-on,c’était peut-être lui qui dormait sous le manteau de la cheminée,hier au soir.

— C’était lui, mais il n’a pas couché à lamétairie, et il était dehors à l’heure où l’on a entendu les deuxcoups de feu devers la Grand-Lande.

On se regarda dans le groupe et l’onrépéta :

— Tiens ! tiens !

— Il y en a qui l’ont rencontré ce matin,reprit encore le vannier, comme il montait l’avenue du manoir. Ilavait du sang jusque par-dessus les yeux, et la manche de son brasgauche (la manche de son bras droit est vide, vous savez bien)était rouge et toute noire de sang, depuis l’épaule jusqu’aucoude.

— Mon Dieu donc ! mon Dieu donc !fit-on autour de la croix, que va-t-il se passer par cheznous !

— Bonjour à vous, père Michelan !crièrent quelques voix.

Le vieux métayer venait de passer l’échalierd’ardoise qui fermait le cimetière. Il allait d’un pas lent etpénible, et chacun pouvait remarquer sa figure blême sous lesmèches rares de ses cheveux blancs.

— Bonjour à vous, et Dieu vous bénisse, mesenfants ! dit-il en tirant son chapeau pour se signer devantla porte de la paroisse ; qui vivra verra, pour sûr !Mais avez-vous jamais vu un temps où les corps morts s’échappentpour n’avoir point de sépulture ?

Le groupe s’agita dans tous les sens, devinantbien quelque chose de terrible sous l’obscurité de cette phrase, etchacun s’écria :

— Vous savez du nouveau, père Michelan ?Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ?

Le vieillard fut quelque temps avant deparler.

— Depuis que le comte Filhol est décédé,dit-il enfin, personne ne tient plus l’affût dans la forêt ni surla lande. Ce n’est pas un chasseur qui a tiré ces deux coups defeu, cette nuit.

— Non, non ! gronda-t-on dans le groupe,bien sûr et bien vrai, ce n’est pas un chasseur !

— Mais qui est-ce ? ajoutèrent les pluscurieux.

— Je voulais couper mon regain avant la messechantée, poursuivit le bonhomme, parce qu’il n’y a plus d’herbe àl’étable et qu’on peut travailler jusqu’au premier des trois sons.Au point du jour, j’ai envoyé mon neveu Jean-Marie chercher aubourg ceux qui sont d’avec moi. Il est revenu au bout d’un quartd’heure, blanc comme linge, le pauvre petiot, et ne pouvant plusparler. Je lui ai donné une écuelle de fort cidre pour renouer salangue, et voilà ce qu’il m’a dit, vrai comme Dieu est Dieu et nousdes pécheurs.

Le père Michelan reprit haleine et le groupese massa, plus compact, autour de lui, pendant qu’ilcontinuait :

— Jean-Marie m’a dit : « Quand j’aipassé par le chemin des troènes, au-dessus de la ravine qui bordela Grand-Lande, j’ai entendu qu’on plaignait au fond du trou. Jesuis trop petit pour voir par-dessus des troènes. Je me suis glissésous les feuilles en descendant toujours jusqu’au bord du taillis.Il y avait une trouée toute faite, comme si quelqu’un avait passéavant moi. Au bout du taillis, j’ai trouvé un troène cassé en deuxet une grande glissade qui avait éboulé la terre par-dessus lesroches. La mare était pleine jusqu’aux bords. Auprès de l’eau, j’aivu deux corps étendus dans le sang.

— Deux corps ! répéta-t-on sourdementdans le groupe.

Et Pelo le vannier ajouta :

— Un pour chaque coup de feu !

— J’ai demandé au petiot, poursuivit le pèreMichelan, comment ils étaient faits, ces corps. Il m’a dit :Le premier était un soldat qui n’avait qu’un bras…

— Étienne ! se dit-on à la ronde :le frère de bonne personne Marion !

— L’autre, continua encore le vieux Michelan,avait sa tête renversée dans la mare, et il était habillé d’unecasaque de velours noir, comme feu le jeune comte Filhol quand ilallait à la chasse.

Michelan se tut. Catiolles etchapeaux de paille s’agitèrent, tandis qu’un long murmure s’élevaitautour de la croix.

— Et vous n’avez pas été voir à votretour ? s’écria Vincent Féru ; vous n’êtes pas curieux,papa Michelan !

— J’ai été voir à mon tour, répliqua lebonhomme, parce que j’ai pensé qu’il y avait peut-être là deschrétiens à secourir. Seulement, quand je suis arrivé au bord de lamare, je n’ai rien trouvé.

— Ah ! fit le groupe désappointé, lepetiot avait menti ?

— Non fait, vous autres ! Quand je disrien, je parle des corps ! il restait des traces de lutte dansla boue, et le sang n’avait pas eu le temps de sécher.

— Mais les corps ? qui donc les avaitenlevés ?

— J’étais à me demander cela, répliqua levieux Michelan, lorsque j’ai vu tout à coup auprès de moi, adossésau tronc d’une saule, un homme vêtu d’une longue robe noire où il yavait des broderies, comme qui dirait les instruments de lapassion : la croix, les fléaux, la couronne d’épinée. Celui-làétait maigre comme un squelette, et ses cheveux gris retombaientsur ses joues décharnées. Comment était-il venu jusqu’à moi sansque je pusse le voir ni l’entendre ? je n’en sais rien. Il yavait des années que je n’avais vu le commandeur Malo, mais je lereconnus bien tout de suite.

Les respirations s’échappèrent bruyantes detoutes les poitrines. En ce moment, du fond de l’église ouverte, lacloche du servant tinta l’élévation. Hommes et femmes se mirent àgenoux dans l’herbe en courbant la tête.

— Le commandeur Malo, reprit Michelan quandtout le monde fut relevé, regardait les traces sanglantes etparaissait ne point me voir ; il murmurait entre ses dents deces paroles étranges que lui seul prononce et que les autres necomprennent pas. Il disait, du moins j’ai cru l’entendreainsi : Treguern mourra trois fois ! Puis, toutà coup, il m’a regardé en face.

« — Pourquoi n’es-tu pas aubaptême ? m’a-t-il demandé brusquement. Ton père et tongrand-père étaient serviteurs de Treguern. Ce n’est pas tous lesjours qu’on porte sur les fonts un héritier deschevaliers !

« Comme je restais bouche béante et sansrépondre, il s’est agenouillé au pied du saule, et il a considéréles traces de pas pleines de sang.

« — C’est le sang de Treguern !a-t-il murmuré ; il faut cela : le taillis pousse sur letronc coupé du vieil arbre ! Va-t-en, vassal ! va-t-en aubaptême de ton maître ! moi, j’ai quelque chose à faireici.

« Son doigt impérieux me montrait laroute par où j’étais venu.

« Il y avait au pied du saule un trou àdemi-creusé dans lequel était une pioche. Le commandeur portait unehachette sous son bras. Tout en obéissant et en reprenant le cheminde la lande, je me suis retourné plus d’une fois, comme vouspensez ; j’ai vu le commandeur retourner la terre avec sapioche partout où il y avait des traces de sang, et former ainsiune manière de petite tombe ; puis je l’ai vu prendre lahachette, couper un jeune saule et en faire une croix, qu’il aplantée dans la terre remuée.

— Mais qui d’entre vous, demanda ici le vieuxMichelan, pourra me dire de quel baptême a parlé le commandeurMalo ? Je n’ai point ouï les cloches en traversa de la lande,et je ne vois pas d’enfant nouveau-né à la porte de laparoisse.

Comme il achevait, les bonnes femmes quiavaient assisté à la première messe sortirent de l’église, et lescloches se mirent aussitôt à sonner comme pour un baptême. Dans lechemin qui longeait le cimetière, on vit Fanchette la sage-femmequi s’avançait parée de ses plus beaux habits, portant un enfantsur chaque bras. Douairière Le Brec était derrière elle avec soncostume de paysanne en étoffe de soie, sa grande coiffe de dentellenoire et son bâton blanc recourbé.

Pendant que la sage-femme et douairière LeBrec franchissaient un des échaliers du cimetière, un autre groupese présentait au second échalier. C’était bonne personne MarionLécuyer tout en larmes, et Mathurin, le sergent, qui soutenaientcomme ils pouvaient Étienne, chancelant à chaque pas, et si faible,qu’on eût dit un agonisant. Étienne avait deux grandes plaies aufront ; son bras gauche, entouré de bandages, tombait le longde son corps, faisant pendant à la manche de son bras droit quiétait vide.

Les deux groupes traversèrent lentement lapelouse funèbre au milieu du silence des paysans que l’émotion etla surprise faisaient muets ; ils se rencontrèrent à la portede la paroisse, où le cloarec Gabriel les attendait.

Fanchette la sage-femme entra la première.Elle se dirigea tout de suite vers la petite chapelle où étaientles fonts, pour se décharger de son double fardeau. Le recteurétait en habits sacerdotaux auprès du vase de granit poli contenantl’eau du baptême. Quand les deux groupes dont nous avons parléfurent entrés à la suite de Fanchette, la foule des paysans fitirruption dans l’église, car chacun sentait bien qu’il allait sepasser quelque chose d’extraordinaire, et chacun voulait voir. Levillage entier se pressa autour de la chapelle baptismale.

— Ces enfants ont-ils été portés à lacommune ? demanda le recteur avant de commencer lacérémonie.

Fanchette répondit sans hésiter, en femme quia sa leçon faite d’avance :

— On a vu de pauvres innocents mourir sansavoir reçu le saint baptême, parce qu’on les avait menés à lacommune avant de les mener à l’église.

Le recteur approuva d’un signe de tête, puisil demanda :

— Qui sont ces enfants ?

Vous eussiez entendu une mouche voler dansl’église, tant le silence qui se fit à cette question futcomplet.

Fanchette baissa les yeux et ne répondit pointtout de suite ; elle se tourna à demi vers douairière Le Brecqui la couvrait d’un regard fixe et impérieux.

— Celui-là, dit Fanchette, dont la voixtremblait un peu en montrant l’enfant qu’elle tenait du bras droit,celui-là est le fils d’une femme que je ne connais pas.

Il y eut un murmure. Le vicaire tenait leregistre de la paroisse sur un pupitre auprès de la fenêtre. Ill’ouvrit.

— Et son père ? demanda le recteur.

Fanchette s’inclina en silence. Gabriel nesourcillait pas.

— Que le parrain et la marraine se présentent,dit le recteur.

Douairière Le Brec et Gabriel s’avancèrent enmême temps vers les fonts. Douairière portait la tête haute etarrogante. Gabriel semblait impassible.

— Je me suis trompé sur ma vocation, dit-ild’une voix calme et très distincte ; je n’appartiendrai jamaisà l’église !

Le recteur se détourna de lui avectristesse.

— Et l’autre enfant ? reprit-il encontinuant d’interroger Fanchette, pendant que le murmuregrandissait.

— Celui-ci, répliqua la sage-femme, est lefils de Filhol-Aimé-Tanneguy Le Madré, chevalier, comte deTreguern, et de Geneviève Le Hir, sa femme.

Un grand mouvement se fit sous la voûte del’église d’Orlan. C’était une protestation muette, maisgénérale.

Mr le recteur sembla n’y point prendre garde,et dit cette fois comme l’autre :

— Que les parrain et marraine seprésentent !

Manon Lécuyer, Étienne et Mathurins’avancèrent.

— Lequel de vous deux est le parrain ?demanda le vieux prêtre.

— C’est moi, répondit Étienne, mais, commej’ai perdu cette nuit mon second bras, Mathurin que voicisoutiendra l’enfant sur les fonts à ma place.

La foule s’émut à ce coup ; le jeunesergent était beau, malgré sa pâleur, et, sous la grosse toile descatiolles, plus d’un œil attendri s’humecta.

Le recteur ouvrit son missel. Depuis lecommencement de cette scène, la figure d’Étienne exprimait uneinquiétude et un doute. Il avait vu l’hésitation de Fanchette lorsde la première question du recteur ; il avait vu le coup d’œilimpérieux que douairière Le Brec avait jeté à la sage-femme.Maintenant, il lui semblait voir je ne sais quel air de triomphesous le calme affecté du cloarec ; il y avait dutriomphe aussi et encore plus de sarcasme dans le sourire amer dela Le Brec.

— Femme, dit-il brusquement en se retournantvers Fanchette, aurais-tu osé mentir jusque dans le sanctuaire deDieu ?

Gabriel tressaillit ; les sourcils de laLe Brec se froncèrent, tandis qu’elle serrait son bâton blanc àdeux mains ; Fanchette changea de couleur et ne trouva pointde paroles pour répondre.

— Elle a menti ! dit Étienne d’un accentassuré.

— Elle a menti ! répéta Manon Lécuyer quila montra du doigt : menti devant l’autel !

Et la foule, accueillant avec avidité cettenouvelle péripétie du drame qui se jouait devant elle, se prit àgronder d’un bout à l’autre de l’église.

— Elle a menti ! elle a menti !

Fanchette effrayée pleurait.

— Et tout n’est pas fini, reprit Manon, quijeta sur son frère un regard de douloureuse tendresse, Gabriel ettoi, Françoise Le Brec, vous répondrez du sang versé !

— Prends patience, Marion, murmura la Le Brec,il y aura temps pour tout, et nous n’avons pas peur !

Gabriel souriait avec dédain.

À ce moment, des voix s’élevèrent du côté dela porte.

— Place ! place !criaient-elles ; en voici un qui va vous dire lavérité !

— Place ! ajoutaient d’autres voix ;place au commandeur Malo, qui vient reconnaître sonneveu !

Il n’y avait dans ces mots aucune nuance deraillerie. La présence de Malo de Treguern avait donné le dessus àl’idée surnaturelle. On ne comptait plus les mois qui s’étaientécoulés entre le décès du père et la naissance du fils. Depuis legrand chevalier Tanneguy, dont la tombe était là, grave et fière,auprès de l’autel, l’histoire de cette race de Treguernn’était-elle pas comme un tissu de mystères ? On livra passageau commandeur Malo, qui, après s’être agenouillé pieusement sur lapremière dalle de l’église, se dirigea vers les fontsbaptismaux.

Le visage de Gabriel avait enfin pâli, etdouairière Le Brec avait grand-peine à garder le sourire de défiqui grimaçait parmi ses rides.

En arrivant au centre de la chapelle, lecommandeur Malo alla tout de suite à l’enfant sans père que la sagefemme avait présenté le premier ; il lui imposa les mains etle regarda longtemps.

— Voyez ! voyez ! murmurait lafoule, les Le Brec avaient payé Fanchette Féru pourmentir !

— Ce n’est pas le commandeur Malo qui pourraitse tromper, ajouta le vieux Michelan, lui qui a dit au bord de lamare : « Ceci est le sang de Treguern ! »

Le commandeur laissa enfin l’enfant sans père,pour se tourner vers celui qui avait été présenté le second commeétant le fils du feu comte Filhol. Il n’eut pour celui-ci qu’unregard indifférent : sa bouche s’ouvrit ; on crut qu’ilallait prononcer l’arrêt.

Mais il se ravisa ; son regard alla deGabriel à douairière Le Brec, puis aux deux enfants. Les rides deson front se creusèrent sous les grandes mèches de ses cheveuxgris. Il baisa le crucifix qui pendait à sa poitrine. Toute sonattitude révélait le travail d’une méditation profonde. Enfin seslèvres remuèrent, et Étienne tout seul l’entenditmurmurer :

— Il le faut ! c’est ainsi que serelèvera le nom de Treguern !

Sa main se posa étendue sur le front del’enfant qu’il dédaignait naguère, et il prononça touthaut :

— Celui-là est le fils de mon neveu etseigneur Filhol, comte de Treguern !

Gabriel et la Le Brec respirèrent, comme sileurs poitrines eussent été délivrées d’un poids écrasant. Les deuxenfants furent baptisés, savoir : celui qui n’avait point depère sous le nom de Stéphane tout court, et l’autre sous le nom deTanneguy-Filhol de Treguern.

À la sortie de l’église, les paysans virentquatre gendarmes dans le cimetière. Quand Étienne sortit à sontour, soutenu par le sergent Mathurin et par sa sœur Manon,Gabriel, qui l’avait précédé, le montra aux gendarmesdisant :

— C’est celui-là qui a versé le sang.

Douairière Le Brec provoqua du regard Manon,muette d’épouvante et de surprise, et répéta :

— C’est celui-là !

Les gendarmes arrêtèrent Étienne au nom de laloi.

Est-il possible, cependant, d’arrêterquelqu’un pour avoir retué un mort ? Les paysans du bon bourgd’Orlan se demandèrent cela.

Voici l’explication qui courut : unétranger s’était arrêté, la veille, à ce cabaret du faubourg deRedon où Mathurin et Étienne avaient fait halte ; cet étrangerportait une valise pleine d’or ; on l’avait rencontré, la nuitprécédente, dans la Grand-Lande, vers le chemin des troènes. Unelutte avait eu lieu au fond du ravin qui termine la Grand-Lande, etcette lutte avait laissé de rudes traces sur le corps d’Étienne.L’étranger avait disparu, ainsi que sa valise. Étienne était accusédu meurtre de l’étranger.

Ce même jour, à la tombée de la nuit, Gabrielprit le chemin de Redon. Il allait à pied et portait un fardeau. ÀRedon, épuisé qu’il était par la fatigue, il se rendit chez un deces marchands aventureux qui continuaient, malgré la guerre, defaire le commerce avec Londres. Il compta sur le bureau dunégociant cent mille francs en or, et le négociant lui fournit unequittance par laquelle il s’engageait à faire passer cette somme àLondres, au siège du Campbell-Life, la première en dateparmi les compagnies qui ont spéculé sur la mortalité humaine.

Gabriel, ayant fait cela, se dit :

— C’est ma prime. Je l’ai eue une fois, jel’aurai dix-neuf autres fois ! Je crois à monétoile !

Quant aux vingt ans de vie qu’il fallait,Gabriel n’eut pas même un doute. C’était un beau joueur. Il achetaun morceau de pain du dernier gros sou qu’il avait dans sa poche,et revint à pied au bourg d’Orlan se mettre au lit dans songrenier.

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