Voyage avec un âne dans les Cévennes

I – À TRAVERS LA LOZÈRE

La piste que j’avais suivie dans la soiréedisparut bientôt et je continuai, au-delà d’une montée de gazonpelé, de me diriger d’après une suite de bornes de pierrespareilles à celles qui m’avaient guidé à travers le Goulet. Ilfaisait chaud déjà. J’accrochai ma veste au ballot et marchai engilet de tricot. Modestine, elle-même tout excitée, partit dans untrottinement cahotant qui faisait valser l’avoine dans les pochesde mon paletot. C’était bien la première fois que cela arrivait. Laperspective à l’arrière sur le Gévaudan septentrional s’élargissaità chaque pas. À peine un arbre, à peine une maisonapparaissaient-ils dans les landes d’un plateau sauvage quis’étendait au nord, à l’est, à l’ouest, bleu et or dansl’atmosphère lumineuse du matin. Une multitude de petits oiseauxvoletaient et gazouillaient autour de la sente. Ils se perchaientsur les fûts de pierre ; ils picoraient et se pavanaient dansle gazon et je les vis virevolter par bandes dans l’air bleu etmontrer, de temps à autre, des ailes qui brillaient avec éclat,translucides, entre le soleil et moi.

Presque du premier instant de mon ascension,un ample bruit atténué comme une houle lointaine avait empli mesoreilles. Parfois, j’étais tenté de croire au voisinage d’unecascade et parfois à l’impression toute subjective de la profondequiétude du plateau. Mais, comme je continuais d’avancer le bruits’accrut et devint semblable au sifflement d’une énorme fontaine àthé. Au même instant des souffles d’air glacial, partis directementdu sommet, commencèrent de m’atteindre. À la fin, je compris. Ilventait fort sur l’autre versant de la Lozère et chaque pas que jefaisais me rapprochait de l’ouragan.

Quoiqu’il eût été longuement désiré, ce futtout à fait incidemment enfin que mes yeux aperçurent l’horizonpar-delà le sommet. Un pas qui ne semblait d’aucune façon plusdécisif que d’autres pas qui l’avaient précédé et « comme lerude Cortez lorsque, de son regard d’aigle, il contemplait lePacifique », je pris possession en mon nom propre d’unenouvelle partie du monde. Car voilà qu’au lieu du rude contrefortherbeux que j’avais si longtemps escaladé, une perspectives’ouvrait dans l’étendue brumeuse du ciel et un paysd’inextricables montagnes bleues s’étendait à mes pieds.

Les monts de Lozère se développent quasiment àl’est et à l’ouest coupant le Gévaudan en deux parties inégales.Son point le plus culminant, ce pic de Finiels sur lequel j’étaisdebout, dépasse de cinq mille six cents pieds le niveau des eaux dela mer, et, par temps clair, commande une vue sur tout le basLanguedoc jusqu’à la Méditerranée. J’ai parlé à des gens qui, ouprétendaient ou croyaient avoir aperçu, du Pic de Finiels, deblanches voiles appareillant vers Montpellier et Cette. Derrières’étendait la région septentrionale des hauts-plateaux que ma routem’avait fait traverser, peuplés par une race triste et sans bois,sans beaucoup de noblesse dans les contours des monts, simplementcélèbres dans le passé par de petits loups féroces. Mais, devantmoi, à demi voilé par une brume ensoleillée, s’étalait un nouveauGévaudan, plantureux, pittoresque, illustré par des événementspathétiques. Pour m’exprimer d’une façon plus compréhensive,j’étais dans les Cévennes au Monastier et au cours de tout monvoyage, mais il y a un sens strict et local de cette appellationauquel seulement cette région hérissée et âpre à mes pieds aquelque droit et les paysans emploient le terme dans ce sens-là. Cesont les Cévennes par excellence : les Cévennes desCévennes.

Dans ce labyrinthe inextricable de montagnes,une guerre de bandits, une guerre de bêtes féroces, fit ragependant deux années entre le Grand Roi avec toutes ses troupes etses maréchaux, d’une part, et quelques milliers de montagnardsprotestants, d’autre part. Il y a cent quatre-vingts ans, lesCamisards tenaient un poste là même, sur les monts Lozère où jesuis. Ils avaient une organisation, des arsenaux, une hiérarchiemilitaire et religieuse. Leurs affaires faisaient « le sujetde toutes les conversations des cafés » de Londres.L’Angleterre envoyait des flottes les soutenir. Leurs meneursprophétisaient et massacraient. Derrière des bannières et destambours, au chant de vieux psaumes français, leurs bandesaffrontaient parfois la lumière du jour, marchaient à l’assaut decités ceintes de remparts et mettaient en fuite les généraux duroi. Et parfois, de nuit, ou masquées, elles occupaient deschâteaux-forts et tiraient vengeance de la trahison de leurs alliésou exerçaient de cruelles représailles sur leurs ennemis. Là étaitétabli, il y a cent quatre-vingts ans, le chevaleresque Roland,« le comte et seigneur Roland, généralissime des protestantsde France », sévère, taciturne, autoritaire, ex-dragon, trouéde petite vérole, qu’une femme suivait par amour dans ses allées etvenues vagabondes. Il y avait Cavalier, un garçon boulanger doué dugénie de la guerre, nommé brigadier des Camisards à seize ans, pourmourir, à cinquante-cinq, gouverneur anglais de Jersey. Il y avaitencore Castanet, un chef partisan, sous sa volumineuse perruque etpassionné de controverse théologique. Étranges généraux qui seretiraient à l’écart pour tenir conseil avec le Dieu des armées etrefuser ou accepter le combat, posaient des sentinelles oudormaient dans un bivouac sans gardiens, selon que l’Espritinspirait leur cœur. Et il y avait pour les suivre, ainsi qued’autres meneurs, des ribambelles et des kyrielles de prophètes etde disciples, hardis, patients, infatigables, braves à courir dansles montagnes, charmant leur rude existence avec des psaumes,prompts au combat, prompts à la prière, écoutant pieusement lesoracles d’enfants à demi fous et qui déposaient mystiquement ungrain de blé parmi les balles d’étain avec lesquelles ilschargeaient leurs mousquets.

J’avais voyagé jusqu’à ce moment dans unemorne région et dans un sillage où il n’y avait rien de plusremarquable que la Bête du Gévaudan, Bonaparte des loups,dévoratrice d’enfants. Maintenant, j’allais aborder un chapitreromantique – ou plus justement une note romantique en bas de page –de l’histoire universelle. Que restait-il de toute cette poussièreet de tous ces héroïsmes surannés ? On m’avait assuré que leProtestantisme survivait toujours dans ce quartier général de larésistance huguenote. Bien mieux, même un prêtre me l’avait affirmédans le parloir d’un couvent. Il me restait toutefois à connaîtres’il s’agissait d’une survivance ou d’une tradition féconde etvivace. En outre, si dans les Cévennes septentrionales, les gensétaient stricts en opinions religieuses et plus remplis de zèle quede charité, qu’avais-je à attendre de ces champs de persécutions etde représailles ? – dans cette contrée où la tyrannie del’Église avait provoqué la révolte des Camisards et la terreur desCamisards jeté la paysannerie catholique dans une rébellion légaledu côté opposé, en sorte que Camisards et Florentins se tenaientcachés dans les montagnes pour sauver leur vie, les uns et lesautres.

Juste au faîte du mont où j’avais fait haltepour inspecter l’horizon devant moi, la série de bornes en pierrecessa brusquement et seulement un peu en dessous, une sorte depiste apparut qui dévalait en spirale une pente à se rompre le cou,tournant comme tire-bouchon. Elle conduisait dans une vallée entredes collines déclives, aux éteules de roc comme un champ de blémoissonné et, vers la base, recouvertes d’un tapis de présverdoyants. Je me hâtais de suivre la sente : la natureescarpée du versant, les continuels et brusques lacets de la lignede descente et le vieil espoir invincible de trouver quelque chosede nouveau dans une région nouvelle, tout conspirait à me donnerdes ailes. Encore un peu plus bas et un ruisseau commença,réunissant lui-même plusieurs sources et menant bientôt joyeuxtapage parmi les montagnes. Parfois, il voulait traverser la pistedans un semblant de cascade, avec un radier, où Modestine serafraîchissait les sabots.

La descente entière fut pour moi comme unrêve, tant elle s’accomplit rapidement. J’avais à peine quitté lesommet que déjà la vallée s’était refermée autour de ma sente et lesoleil tombait d’aplomb sur moi, qui marchais dans une atmosphèrestagnante de bas-fonds. Le sentier devint une route. Elle descenditet remonta en molles ondulations. Je dépassai une cabane, puis uneautre cabane, mais tout semblait à l’abandon. Je n’aperçus pas unecréature humaine ni n’entendis aucun bruit, sauf celui duruisselet. Je me trouvais pourtant, depuis la veille, dans uneautre région. Le squelette pierreux du monde était icivigoureusement en relief exposé au soleil et aux intempéries. Lespentes étaient escarpées et variables. Des chênes s’accrochaientaux montagnes, solides, feuillus et touchés par l’automne decouleurs vives et lumineuses. Ici ou là, quelque ruisseau cascadaità droite ou à gauche jusqu’au bas d’un ravin aux roches rondes,blanches comme neige et chaotiques. Au fond, la rivière (carc’était vite devenue une rivière collectant les eaux de tous côtés,tandis qu’elle suivait son cours) ici un moment écumant dans desrapides désespérés, là formant des étangs du vert marin le plusdélicieux taché de brun liquide. Aussi loin que j’étais allé, jen’avais jamais vu une rivière d’une nuance à ce point délicate etchangeante. Le cristal n’était pas plus transparent ; lesprairies n’étaient pas à demi aussi vertes et, à chaque étangrencontré, je sentais une envie frémissante de me débarrasser deces vêtements aux tissus chauds et poussiéreux et de baigner moncorps nu dans l’air et l’eau de la montagne. Tout le temps que jevivrai, je n’oublierai jamais que c’était un dimanche. La quiétudeétait un perpétuel « souvenez-vous » et j’entendais enimagination les cloches des églises sonner à toutes volées surl’Europe entière et la psalmodie de milliers d’églises.

À la fin, un bruit humain frappa mon oreille –un cri bizarrement modulé, entre l’émotion et la moquerie, et monregard traversant la vallée aperçut un gamin assis dans un pré, lesmains encerclant les genoux, rapetissé par l’éloignement jusqu’àune infimité comique. Le petit drôle m’avait repéré alors que jedescendais la route, de bois de chênes à bois de chênes remorquantModestine et il m’adressait les compliments de la nouvelle régionpar ce trémulant bonjour à l’aigu. Et comme tous bruits sontagréables et naturels à distance suffisante, celui-ci également quime parvenait à travers l’air très pur de la montagne etfranchissait toute la verte vallée, retentissait délicieux à monoreille et semblait un être rustique comme les chênes et larivière.

Peu après le ruisseau que je longeais se jetadans le Tarn, à Pont-de-Montvert, de sanglante mémoire.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer