Voyage avec un âne dans les Cévennes

II – PONT-DE-MONTVERT

Une des premières choses rencontrées àPont-de-Montvert, si je me souviens bien, fut le temple protestant.Mais ce n’était que le présage d’autres nouveautés. Une subtileatmosphère distingue une ville d’Angleterre d’une ville de Franceou même d’Écosse. À Carlisle, vous pouvez vous apercevoir que vousêtes dans une certaine région. À Dumfries, à trente milles plusloin, vous êtes non moins certain d’être dans une autre encore. Ilme serait difficile d’exprimer par quelles particularitésPont-de-Montvert se distingue du Monastier ou de Langogne, voire deBleymard. Mais la différence existait et parlait éloquemment auxyeux. La localité, avec ses maisons, ses sentiers, son lit derivière éblouissant porte un cachet méridional indéfinissable.

Tout était agitation dominicale dans les rueset dans les cafés comme tout avait été paix dominicale dans lamontagne. Il devait y avoir au moins une vingtaine de personnespour déjeuner vers onze heures avant midi. Quand je me fus restauréet assis pour mettre à jour mon journal, je suppose que plusieursencore survinrent, l’un après l’autre, ou par groupes de deux outrois. En traversant les monts Lozère, non seulement j’étais arrivéparmi des visages bien entendu nouveaux, mais j’évoluais sur leterritoire d’une race différente. Ces gens, tandis qu’ilsdépêchaient en vitesse leurs viandes dans un inextricable jeud’épée de leurs couteaux, me questionnaient et me répondaient avecun degré d’intelligence qui dépassait tout ce que j’avaisjusqu’alors rencontré, excepté parmi les ouvriers de la voie ferréeà Chasseradès. Ils avaient des visages disant la franchise. Ilsétaient vifs ensemble de propos et de manières. Ils n’entraient passeulement dans l’esprit total de mon excursion, mais plus d’unl’assura, s’il avait été assez fortuné, il eût aimé partir pourentreprendre pareil tour.

Même physiquement la transformation étaitplaisante. Je n’avais plus vu une jolie femme depuis que j’avaisquitté le Monastier, et là, une seulement. Maintenant, des troisqui étaient assises en ma compagnie au dîner, une n’était certespoint belle, – une pauvre créature timide d’une quarantained’années, tout à fait troublée par ce brouhaha de tabled’hôte et dont je fus le chevalier servant et que je servisjusqu’au vin y compris et que je poussais à boire, m’efforçantgénéralement de l’encourager. Avec un résultat d’ailleursexactement contraire. Mais les deux autres, toutes deux mariées,étaient toutes deux plus distinguées que la moyenne des femmes. EtClarisse ? Que dire de Clarisse ? Elle servait à tableavec une lourdeur impassible et nonchalante qui avait quelque chosede bovin. Ses immenses yeux grisâtres étaient noyés de langueuramoureuse. Ses traits, quoique un peu empâtés, étaient d’un dessinoriginal et fin. Ses lèvres avaient une courbe de dédain. Sesnarines dénonçaient une fierté cérémonieuse. Ses joues descendaienten contours bizarres et typiques. Elle avait une physionomiecapable de profonde émotion et, avec de l’entraînement, offrait lapromesse de sentiments délicats. Il semblait déplorable de voir unaussi excellent modèle abandonné aux admirations locales et à desfaçons de penser locales. La beauté devrait au moins impressionnerbelle audience, alors, en un instant, elle se dégage du poids quil’accable, elle prend conscience d’elle-même, elle adopte uneélégance, apprend un maintien et un port de tête et, en rien detemps, patet dea. Avant de partir, j’assurai Clarisse demon admiration sincère. Elle but mes paroles comme du lait, sansgêne ni surprise, en me regardant tout bonnement et fixement de sesyeux immenses. Et je confesse que le résultat en fut pour moi unpeu de confusion. Si Clarisse savait lire l’anglais, je n’oseraisajouter que son corps ne valait point son visage. Questionsecondaire que cela ! Mais sans doute serait-il mieux encore,à mesure qu’elle avancerait en âge.

Pont-de-Montvert ou Greenhill Bridge, commenous dirions chez nous, est une localité fameuse dans l’histoiredes Camisards. C’est ici que commença la guerre ; ici que cesCovenantaires du Midi égorgèrent leur archevêque Sharp. Lapersécution, d’une part, le fébrile enthousiasme, d’autre part,sont presque aussi difficiles à comprendre en nos tranquilles tempsmodernes et selon nos croyances et nos incrédulités modernes. Enoutre, les protestants étaient individuellement et collectivementdes esprits sincères, dans le zèle ou la douleur. Tous étaientprophètes et prophétesses. Des enfants à la mamelle auraientexhorté leurs parents aux bonnes œuvres. « Un gosse de quinzemois à Quissac, parla à haute et intelligible voix, des brasmaternels, secoué de frissons et de sanglots. » Le maréchal deVillars avait vu une ville où toutes les femmes semblaient« possédées du diable », avaient des crises d’épilepsieet rendaient des oracles en public, dans les rues. Une prophétessedu Vivarais avait été pendue à Montpellier, parce que du sang luicoulait des yeux et du nez et qu’elle déclara qu’elle versait deslarmes de sang sur les malheurs des protestants. Et il n’y avaitpas que des femmes et des enfants. De dangereux sectateurs deStalwart, accoutumés à brandir la faucille et à manier la cognée,étaient de même agités de bizarres accès et prophétisaient aumilieu des soupirs et de ruisseaux de larmes. Une persécution d’uneviolence inouïe avait duré près d’une vingtaine d’années et c’étaitlà le résultat de son action sur les martyrs : pendaison,bûcher, écartèlement sur la roue avaient été inutiles. Les dragonsavaient laissé les empreintes des sabots de leurs chevaux sur toutela contrée ; il y avait des hommes ramant aux galères et desfemmes internées dans les prisons ecclésiastiques, et pas unepensée n’était changée au cœur d’un Protestant révolté.

Or, le chef et le principal acteur de lapersécution – après Lamoignon de Baville – était François deLanglade du Chayla (prononcez Cheila) archiprêtre des Cévennes etInspecteur des Missions dans la même région. Il possédait unemaison, où il habitait parfois, à Pont-de-Montvert. C’était unpersonnage consciencieux qui semble avoir été prédestiné par lanature à devenir un forban. Il avait maintenant cinquante-cinq ans,âge auquel un homme connaît toutes les modérations dont il estcapable. Missionnaire dans sa jeunesse, il avait souffert lemartyre en Chine, y avait été laissé pour mort, secouru et ramenéseulement à la vie par la charité d’un paria. Il est permis desupposer ce paria doté de seconde vue et n’ayant pas agi de lasorte par malice de propos délibéré. Une telle expérience,pourrait-on croire, aurait dû guérir un individu de l’envie depersécuter autrui. Mais l’esprit humain est de naturesingulièrement complexe. Après avoir été un martyr chrétien, duChayla devint un persécuteur chrétien. L’Œuvre de la Propagation dela Foi y allait rondement entre ses mains. Sa maison dePont-de-Montvert lui servait de prison. Il y brûlait les mains deses détenus avec des charbons ardents, y arrachait les poils deleur barbe, afin de les convaincre qu’ils étaient dans l’erreur. Etpourtant n’avait-il pas lui-même éprouvé et démontré l’inefficacitéde ces arguments physiques chez les Bouddhistes chinois ?

Non seulement la vie était rendue intolérableen Languedoc, mais la fuite y était rigoureusement interdite. Uncertain Massip, un muletier bien renseigné sur la topographie etles sentiers de la montagne, avait déjà mené plusieurs convois defugitifs en sécurité à Genève. Lors d’un nouvel exode, composéprincipalement de femmes déguisées en hommes, du Chayla, dans uneheure pour lui néfaste, appréhenda le conducteur. Le dimanchesuivant, il y eut conventicule de protestants dans les forêtsd’Altifage sur le mont Boudès. Là se rendit incognito un certainSéguier, Esprit Séguier comme l’appelaient ses compagnons – unfoulon géant, au visage émacié, édenté, mais rempli du souffleprophétique. Il déclara au nom de Dieu que le temps de lasoumission était révolu, qu’on devait courir aux armes pour ladélivrance des frères brimés et l’anéantissement des prêtres.

La nuit suivante, 24 juillet 1702, une rumeurinquiéta l’Inspecteur des Missions, alors qu’il se reposait dans sademeurance-prison de Pont-de-Montvert : les voix d’une fouled’individus qui, chantant des psalmodies à travers la ville, serapprochaient de plus en plus. Il était dix heures du soir. DuChayla avait sa petite cour autour de lui : prêtres, soldatset domestiques, au nombre de douze ou quinze. Or, maintenant, commeil redoutait l’insolence d’une manifestation jusque sous sesfenêtres, il dépêcha ses hommes d’armes avec ordre de lui rendrecompte de ce qui se passait. Mais les chanteurs de psaumes étaientdéjà à la porte : cinquante costauds, conduits par Séguierl’inspiré, et respirant le carnage. À leurs sommations,l’archiprêtre répondit en bon vieux persécuteur : il ordonna àsa garnison de faire feu sur la populace. Un Camisard (car seloncertains, c’est de cette tenue nocturne qu’ils ont tiré leur nom)tomba sous la décharge de mousqueterie. Ses camarades se ruèrentcontre la porte, armés de haches et de poutres, parcoururent lerez-de-chaussée de la maison, libérèrent les prisonniers ettrouvant l’un d’eux dans la vigne, une sorte de Fille deScavenger de l’époque et de l’endroit, redoublèrent de fureurcontre du Chayla et par des assauts répétés tentèrent d’emporterl’étage. Lui, de son côté avait donné l’absolution à ses partisanset ils avaient courageusement défendu l’escalier.

– Enfants de Dieu, arrêtez, s’écria leprophète. Brûlons la maison avec le prêtre et les acolytes deBaal !

L’incendie se propagea rapidement. Par unelucarne du grenier, du Chayla et ses hommes, au moyen de draps delit noués bout à bout, descendirent dans le jardin. Quelques-unss’échappèrent en traversant la rivière à la nage, sous les ballesdes insurgés. Mais l’archiprêtre tomba, se cassa une jambe et neput que ramper jusqu’à une haie. Quelles furent ses réflexions àl’approche de ce second martyre ? Pauvre homme courageux,affolé, haineux qui, selon son point de vue, avait faitcourageusement son devoir dans les Cévennes et en Chine ! Dumoins trouva-t-il quelques paroles pour sa défense. Car lorsque latoiture de son habitation s’écroula à l’intérieur et que l’incendieravivant de hautes flammes découvrit sa retraite, tandis que sesadversaires furieux accouraient l’en tirer pour le mener sur laplace de la ville, et l’appelant damné, il répliqua : Si jesuis damné, pourquoi vous damneriez-vous aussi à votretour ?

C’était là du moins un excellent argument.Hélas ! au cours de son inspectorat, il en avait fournid’autres beaucoup plus violents qui plaidaient contre lui dans unsens opposé. Et ceux-là il allait maintenant les entendre. Un à un,les Camisards, Séguier en tête, s’approchèrent de lui et lefrappèrent de coups de poignards. – Voilà, disaient-ils, pour monpère écartelé sur la roue ! Voilà pour mon frère expédié auxgalères ! Ceci pour ma mère ou ma sœur emprisonnée dans tescouvents maudits ! Chacun portait son coup et l’expliquait.Puis tous s’agenouillèrent et chantèrent des psaumes autour ducadavre jusqu’à l’aube. À l’aube, toujours psalmodiant, ils sedirigèrent vers Frugères, plus haut sur le Tarn, achever leur œuvrede vengeance, laissant en ruine l’hôtel-prison et sur la placepublique un cadavre percé de cinquante-deux blessures.

Ce fut une sauvage équipée nocturne, avecaccompagnement perpétuel de psaumes. Il semble que le chant d’unpsaume garde toujours dans cette ville sur le Tarn, un accent demenace. Toutefois l’aventure ne s’achève point, même en ce quiconcerne Pont-de-Montvert, par le départ des Camisards. La carrièrede Séguier fut brève et sanguinaire. Deux prêtres encore et unefamille entière de Ladevèze, du père aux domestiques, tombèrententre ses mains ou furent appréhendés par son ordre. Pourtant, ilne fut que quelques jours en liberté et maintenu en respect, toutce temps-là, par la troupe. Capturé enfin par un célèbre soldat defortune, le capitaine Poul, il comparut impassible devant sesjuges.

– Votre nom ? demandèrent-ils.

– Pierre Séguier.

– Pourquoi êtes-vous appeléEsprit ?

– Parce que l’Esprit du Seigneur habiteen moi.

– Votre domicile ?

– En dernier lieu au désert et, bientôt,au ciel.

– N’avez-vous point remords de voscrimes ?

– Je n’en ai commis aucun. Mon âmeressemble à un jardin plein de gloriettes et de fontaines.

À Pont-de-Montvert, le 12 août, on lui tranchala main droite et il fut brûlé vif. Et son âme ressemblait à unjardin ! Ainsi peut-être était aussi l’âme de du Chayla, lemartyr du Christ. Et peut-être que si vous pouviez lire en moi-mêmeet si je pouvais lire dans votre conscience, notre mutuelsang-froid serait-il moins surprenant.

La maison de du Chayla est toujours debout,sous une toiture neuve, à proximité de l’un des ponts de la ville.Et les curieux peuvent visiter le jardin en terrasse dans lequell’archiprêtre se laissa choir.

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