Voyage avec un âne dans les Cévennes

II – UNE NUIT DANS LA PINERAIE

De Bleymard, l’après-midi, bien qu’il fût tarddéjà, je partis à l’assaut d’un coin de la Lozère. Un chemin decharroi pierreux, mal délimité, guida ma marche. Je rencontrai aumoins une demi-douzaine de chariots attelés de bœufs quidescendaient des bois, chargés chacun d’un pin entier pour lechauffage d’hiver. À la cime des arbres, qui ne s’élevaient pasbien haut sur ce versant glacé, je pris à droite une piste sous lespins jusqu’à un vallon de sol herbeux où un ruisselet qui sedéversait comme une gouttière entre quelques pierres me fit officede fontaine. « Dans une retraite ombragée et plus retirée… quene hantaient plus ni nymphes, ni faunes. » Bien que jeunesencore, les arbres s’étaient développés fort touffus autour de laclairière. Il n’y avait point d’échappée, sauf vers le nord-est surla crête de lointaines collines ou droit là-haut, vers le ciel. Lecampement se trouvait au rados et secret comme une chambre. Sur letemps que j’avais fait mes préparatifs et donné à manger àModestine, le jour déjà commençait de décliner. Je me bouclaijusqu’aux genoux dans mon sac et fis un copieux repas. Aussitôt lecoucher du soleil, j’enfonçai ma casquette jusqu’à mes yeux ettombai endormi.

La nuit est un temps de mortelle monotoniesous un toit ; en plein air, par contre, elle s’écoule, légèreparmi les astres et la rosée et les parfums. Les heures y sontmarquées par les changements sur le visage de la nature. Ce quiressemble à une mort momentanée aux gens qu’étouffent murs etrideaux n’est qu’un sommeil sans pesanteur et vivant pour qui dorten plein champ. La nuit entière il peut entendre la nature respirerà souffles profonds et libres. Même, lorsqu’elle se repose, elleremue et sourit et il y a une heure émouvante ignorée par ceux quihabitent les maisons : lorsqu’une impression de réveil passeau large sur l’hémisphère endormi et qu’au-dehors tout le reste dumonde se lève. C’est alors que le coq chante pour la première fois.Il n’annonce point l’aurore en ce moment, mais comme un guetteurvigilant, il accélère le cours de la nuit. Le bétail s’éveille dansles prés ; les moutons déjeunent dans la rosée au versant descollines et se meuvent parmi les fougères, vers un nouveaupâturage. Et les chemineaux qui se sont couchés avec les poulesouvrent leurs yeux embrumés et contemplent la magnificence de lanuit.

Par quelle suggestion informulée, par queldélicat contact de la nature, tous ces dormeurs sont-ils rappelés,vers la même heure, à la vie ? Est-ce que les étoiles versentsur eux une influence ? ou participons-nous d’un frisson de laterre maternelle sous nos corps au repos ? Même les bergers oules vieilles gens de la campagne qui sont les plus profondémentinitiés à ces mystères n’essaient pas de conjecturer lasignification ou le dessein de cette résurrection nocturne. Versdeux heures du matin, déclarent-ils, les êtres bougent de place. Etils n’en savent pas plus et ne cherchent pas plus avant. Du moinsest-ce un agréable hasard. Nous ne sommes troublés dans notresommeil, comme le voluptueux Montaigne « qu’afin de le pouvoirmieux savourer et plus à fond ». Nous avons un instant pourlever les yeux vers les étoiles. Et c’est, pour certainesintelligences, une réelle jouissance de penser que nous partageonscette impulsion avec toutes les créatures qui sont dehors dansnotre voisinage, que nous nous sommes évadés de l’embastillement dela civilisation et que nous sommes devenus de véritables et bravescréatures et des ouailles du troupeau de la nature.

Lorsque cette heure arriva pour moi dans lapineraie, j’ouvris les yeux, mourant de soif. Mon gobelet setrouvait sous ma main, à demi plein d’eau. Je le vidai d’un traitet me sentant bien éveillé après cette froide aspersion interne, jem’installai sur mon séant afin de rouler une cigarette. Les étoilesétaient claires, vives et pareilles à des joyaux, nullementglacées. Une faible buée d’argent embrumait la voie lactée. Autourde moi les cimes noires des pins se dressaient immobiles. Par lablancheur du bât, je pouvais apercevoir Modestine, tournant ettournant sans cesse, à longueur de son attache. Je pouvaisl’entendre tondre d’une langue persévérante le gazon. Pas d’autrebruit, sinon le tranquille, l’intraduisible murmure du ruisseau surles pierres. J’étais paresseusement étendu à fumer et àm’émerveiller de la couleur du ciel, comme nous nommons le vide del’espace. Il s’y découvrait un gris rougeâtre derrière les pinsjusqu’à l’endroit où apparaissait un vernis d’un noir bleuté entreles étoiles. Comme pour ressembler mieux à un colporteur, jeportais une bague d’argent, je pouvais la voir briller doucement,lorsque je levais ou abaissais ma cigarette et, à chaque bouffée defumée, l’intérieur de ma main s’éclairait et je devenais, pendantune seconde, la plus intense lumière du site.

Une brise molle, ressemblant davantage à unefraîcheur mouvante qu’à une poussée de vent balayait de haut enbas, par instants, la clairière. En sorte que dans ma vaste chambrel’air se renouvelait la nuit entière. Je pensai avec dégoût àl’auberge de Chasseradès et aux bonnets de coton rassemblés, avecdégoût aux équipées nocturnes des employés et des étudiants, auxthéâtres surchauffés, aux passe-partout et aux chambres closes. Jen’avais pas souvent éprouvé plus sereine possession de moi-même, nisenti plus d’indépendance à l’endroit des contingences matérielles.Le monde extérieur de qui nous nous défendons dans nos demeuressemblait somme toute un endroit délicieusement habitable. Chaquenuit, un lit y était préparé, eût-on dit, pour attendre l’hommedans les champs où Dieu tient maison ouverte. Je songeais quej’avais redécouvert une de ces vérités qui sont révélées auxsauvages et qui se dérobent aux économistes. Du moins, avais-jedécouvert pour moi une volupté nouvelle. Et pourtant, alors mêmeque je m’exaltais dans ma solitude, je pris conscience d’un manquesingulier. Je souhaitais une compagne qui s’allongerait près de moiau clair des étoiles, silencieuse et immobile, mais dont la main necesserait de toucher la mienne. Car il existe une camaraderie plusreposante même que la solitude et qui, bien comprise, est lasolitude portée à son point de perfection. Et vivre à la belleétoile avec la femme que l’on aime est de toutes les vies la plustotale et la plus libre.

Tandis que j’étais ainsi partagé entrecontentement et désir, un faible bruit se glissa jusqu’à moi àtravers les sapins. Je crus d’abord à un chant de coq ou à unaboiement de chien dans quelque ferme lointaine. Puis, rapidementet graduellement le bruit se précisa à mes oreilles jusqu’au momentoù je pris conscience qu’un passant marchait tout contre sur lagrand-route de la vallée et chantait à gorge déployée, cheminfaisant. Il y avait plus de bonne volonté que de grâce dansl’exécution de l’inconnu, mais il chantait à plein cœur et le sonde sa voix se répercutait au flanc des montagnes et agitait l’airdans les gorges feuillues. J’ai écouté passer des gens pendant lanuit dans des villes endormies ; certains chantaient, un, dequi je me souviens, jouait, à grand souffle, de la cornemuse. J’aiécouté le grincement d’un chariot ou d’une voiture s’élever tout àcoup après des heures de silence et passer durant quelques minutes,dans le domaine restreint de mon ouïe, alors que j’étais couché. Duromanesque gît autour de ce qui est loin durant les heures deténèbres et nous essayons, dans une sorte de fièvre, d’en devinerla signification. Ici le romanesque était double : d’une part,ce gai passant, allumé intérieurement par le vin, qui lançait, auciel, sa voix et son refrain dans la nuit ; puis, d’autrepart, moi-même sanglé dans mon sac et solitaire sous le couvert despins, qui envoyait ma fumée entre quatre et cinq mille pieds auxétoiles.

Quand je m’éveillai de nouveau (dimanche 29septembre) beaucoup d’étoiles avaient disparu. Seules les pluséclatantes compagnes de la nuit brûlaient toujours visiblesau-dessus de ma tête. Au loin, vers l’est, j’aperçus une mincebrume lumineuse sur l’horizon, comme il en avait été pour la voielactée, lorsque je m’étais éveillé la fois d’avant. Le jour étaitproche. J’allumai ma lanterne et, à sa lueur larvée, je me chaussaiet boutonnai mes houseaux, puis je cassai un peu de pain pourModestine, emplis ma gourde à la fontaine et allumai ma lampe àalcool pour me faire bouillir un peu de chocolat. Le brouillardbleuâtre s’étendait dans le vallon où j’avais si agréablementdormi. Bientôt, une large bande orange, nuancée d’or, enveloppa lefaîte des monts du Vivarais. Une grave joie posséda mon âme devantcette graduelle et aimable venue du jour. J’entendis le ruisseletavec plaisir. Je cherchai autour de moi quelque chose de beau etd’imprévu. Mais les pins sombres immobiles, la clairière déserte,l’ânesse qui broutait restèrent sans métamorphose. Rien n’étaitchangé sinon la lumière et, en vérité, elle épandait tout un flotde vie et de paix animée et me plongeait dans une étrangejubilation.

Je bus mon chocolat à l’eau. S’il n’était pasonctueux, il était chaud et je vaguai, çà et là, en haut et en bas,autour de la clairière. Tandis que je lambinais ainsi, une brusquesaute de vent, aussi prolongée qu’un gros soupir, se ruadirectement du poste du matin. Elle était glaciale et me fitéternuer. Les arbres proches agitaient leurs panaches obscurs à sonpassage et je pouvais discerner les minces aiguilles lointaines aulong de l’arête de la montagne se balancer longuement çà et làcontre l’est doré. Dix minutes après la lumière du soleil inondaitau galop le flanc des collines, éparpillant ombres et lumières. Lejour était tout à fait venu.

Je me hâtai de préparer mon paquetage etd’aborder la roide montée qui s’étendait devant moi ; mais uneidée me trottait par la tête. Ce n’était pas uniquement unefantaisie, pourtant une fantaisie est quelquefois importune.J’avais été très hospitalièrement reçu et ponctuellement servi dansmon vert caravansérail. La chambre était aérée, l’eau excellente etl’aurore m’avait appelé à l’heure voulue. Je ne parle pas de ladécoration de l’inimitable plafond, non plus que de la vue quej’avais de mes fenêtres. Mais j’avais le sentiment d’être enquelque manière le débiteur de quelqu’un pour toute cette généreuseréception. Aussi me plut-il, en façon de demi-plaisanterie,d’abandonner en partant quelques pièces de monnaie sur le sol,jusqu’à ce qu’il y en eût de quoi payer mon logement de la nuit.J’espère que cet argent n’est point tombé entre les mains dequelque vulgaire et riche roulier.

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