Voyage avec un âne dans les Cévennes

V – DANS LA VALLÉE DE LA MIMENTE

Le mardi, 1er octobre, nousquittâmes Florac, bourrique fatiguée et conducteur de bourriquefatigué. Un petit chemin en amont du Tarnon, un pont couvert enbois, nous firent pénétrer dans la vallée de la Mimente. D’âpresmontagnes de roche rougeâtre dominaient le cours d’eau. D’immenseschênes et des châtaigniers croissaient sur les versants ou sur lesterrasses pierreuses. Çà et là, un champ rouge de millet ouquelques pommiers surchargés de pommes écarlates, puis la routelongea de fort près deux hameaux obscurs, l’un d’eux nanti d’unancien château-fort, haut perché, à réjouir le cœur dutouriste.

Ici encore il fut malaisé de découvrir unemplacement où camper. Même sous les chênes et les châtaigniers, lesol n’était pas seulement déclive, mais encombré de cailloux épars.Là où il n’y avait point de couvert, les montagnes dévalaientjusqu’au cours d’eau dans un précipice rougeâtre tapissé debruyères. Le soleil avait quitté les pics les plus hauts devant moiet la vallée s’emplissait du mugissement des cornes des bergers quiramenaient les troupeaux à l’étable pendant que j’examinais unecrique de prairies à quelque distance sous la route, dans un replide la rivière. J’y descendis et attachant provisoirement Modestineà un arbre, je me mis à inspecter le voisinage. Une ombrecrépusculaire d’un gris cendré emplissait le ravin. À peu dedistance les objets devenaient indistincts et s’enchevêtraienttrompeusement les uns aux autres. Et l’obscurité montait rapidementcomme une buée. Je m’approchais d’un chêne immense qui croissaitdans la prairie à l’extrême bord de la rivière, lorsque, à mondéplaisir, des voix d’enfants me parvinrent aux oreilles etj’aperçus une habitation, au tournant, sur la rive opposée. Je fuspresque tenté de recharger et de repartir ; toutefoisl’obscurité croissante m’engagea à rester. Je n’avais qu’à me tenircoi jusqu’à la venue de la nuit et à me fier à l’aurore pourm’appeler de bonne heure, le matin. Pourtant il était pénibled’être gêné par des voisins dans une si vaste hôtellerie.

Un creux sous le chêne me servit de lit. Avantque j’eusse donné à manger à Modestine et disposé mon sac, troisétoiles brillaient déjà avec éclat et les autres commençaientd’apparaître aux profondeurs du ciel. Je descendis emplir mon bidonà la rivière qui semblait très sombre parmi les rochers ; jedînai de bon appétit dans l’obscurité, car j’hésitais à allumer unelanterne si près d’une maison. La lune, dont j’avais vu le pâlecroissant durant tout l’après-midi, éclairait faiblement le faîtedes monts, mais aucun rayon ne descendait au creux du ravin oùj’étais étendu. Le chêne se dressait devant moi comme une colonned’obscurité et, au-dessus de ma tête, de bienveillantes étoilesétaient accrochées au fronton de la nue. Personne ne connaît lesétoiles qui n’a dormi, selon l’heureuse expression française, àla belle étoile. Il peut bien savoir tous leurs noms etdistances et leurs grandeurs et demeurer pourtant dans l’ignorancede ce qui seul importe à l’humanité, leur bénéfique et sereineinfluence sur les âmes. Les étoiles sont la plus grande source depoésie et, à juste titre d’ailleurs, car elles sont elles-mêmes lesplus classiques des poètes. Ces mondes même lointains, brillantscomme des flambeaux ou agglomérés comme une poussière de diamants,là-haut, ont été les mêmes pour Roland ou pour Cavalier, lorsquepour emprunter une expression de ce dernier, « ils n’avaientd’autre tente que les cieux et d’autre lit que la terrematernelle ».

Toute la nuit, un vent violent souffla dans lavallée et je sentis sur moi tomber les glands du chêne. Pourtantcette première nuit d’octobre, l’atmosphère était aussi douce qu’aumois de mai et je dormis ayant repoussé ma fourrure.

Je fus fort troublé par les jappements d’unchien, animal que je redoute plus qu’un loup. Un chien estinfiniment plus brave et, en outre, le sentiment du devoirl’encourage. Si l’on tue un loup, on ne rencontre qu’approbation etlouange ; si l’on tue un chien, les droits sacro-saints de lapropriété et les affections domestiques élèvent à la ronde contrevous une clameur réprobatrice en vue d’une réparation. À la find’une journée éreintante le bruit cruellement répété de l’aboiementd’un chien cause une vive contrariété ; à un trimardeur de monespèce, voilà qui représente le monde confortable et sédentairesous son aspect le plus odieux. Il y a quelque chose du clergymanet de l’homme de loi dans cet animal domestique. S’il n’était paspunissable à coups de pierre, l’homme le plus hardi renoncerait àvoyager à pied. J’ai beaucoup d’égards pour les chiens dans lecercle de famille, mais sur la route ou dormant sub divo,je les déteste ensemble et les redoute.

Je fus éveillé le lendemain matin (mardi1er octobre) par le même cabot – car je le reconnus àson aboiement – descendant à fond de train sur la berge et qui, mevoyant me lever, battit en retraite en grande hâte. Les étoilesn’étaient pas encore tout à fait éteintes. Le ciel était de cegris-bleu atténué et enchanteur du prime matin. Une lumière encorepure commençait de s’épandre et les arbres sur les cimes sesilhouettaient à traits secs sur l’horizon. Le vent avait tourné aunord et ne m’atteignait plus dans le ravin ; mais, tandis queje continuais mes préparatifs, il poussa vivement un nuage blancau-delà du sommet de la montagne et, levant les yeux je fus surprisde voir le nuage teinté d’or. Dans ces régions élevées del’atmosphère, le soleil brillait déjà comme à midi. Si seulementles nuages voguaient assez haut, pareil phénomène se produiraitdurant toute la nuit, car la lumière du jour ne cesse jamais dansles champs de l’espace.

Comme j’entreprenais de remonter la vallée, unouragan surgi de l’Orient, s’y abattit quoique les nuages au-dessusde ma tête continuassent leur course dans une direction presqueopposée. Quelques enjambées plus loin, et j’aperçus un versantentier de la montagne doré par le soleil ; et un peu au-delàencore, entre deux pics, un disque de lumière éblouissante apparutflottant dans le ciel et je me trouvai une fois de plus, face àface, avec l’immense bûcher de joie qui occupe le centre de notresystème planétaire.

Je ne rencontrai qu’un être humain, cettematinée-là : un sombre voyageur d’allure militaire qui portaitune carnassière attachée à un ceinturon. Il me fit une remarque quivaut, me semble-t-il, d’être rapportée. Comme je lui demandais, eneffet, s’il était protestant ou catholique :

– Oh ! fit-il, je n’ai point hontede ma religion. Je suis catholique.

Il n’avait point honte de sa religion !La phrase est un document de naïve statistique ; c’est façonde s’exprimer, en effet, de quelqu’un de la minorité. Je pensais ensouriant à Baville et à ses dragons, et qu’on peut bien fouler unereligion sous les rudes sabots des chevaux pendant un siècle et nela laisser que plus vivante après cette épreuve. L’Irlande esttoujours catholique ; les Cévennes sont toujours protestantes.Une pleine corbeillée de lois et de décrets, non plus que lessabots et gueules des canons d’un régiment de cavalerie ne peuventmodifier d’un iota la liberté de penser d’un laboureur.D’apparence, les gens de la campagne n’ont pas beaucoup d’idées,mais telles qu’ils les ont, elles sont hardiment implantées etprospèrent d’une façon florissante par la persécution. Quiconque avécu, pendant longtemps, dans la sueur des midis laborieux et sousles étoiles de la nuit, un hôte des monts et des forêts, un vieuxcampagnard honnête est, en fin de compte, en étroite communion avecles forces de l’univers et en amitié féconde avec son Dieu toutproche. Comme mon Frère montagnard de Plymouth, il connaît leSeigneur. Sa religion n’est point fondée sur un choix d’arguments,elle est la poésie de l’expérience humaine, la philosophie del’histoire de sa vie. Au cours des ans, Dieu est apparu à cet hommesimple comme une puissance considérable, semblable à un grandsoleil qui brille ; il est devenu le substratum et l’essencede ses moindres réflexions. On peut changer d’autorité credo etdogmes ou décréter une religion nouvelle au son des trompettes, sil’on veut ; mais voici un homme qui garde ses idéespersonnelles et y adhère d’une manière opiniâtre, dans le bien etle mal. Il est catholique, protestant ou Frère de Plymouth, dans lemême sens irrévocable qu’un homme n’est pas une femme ou une femmen’est pas un homme. Car il ne saurait changer sa croyance, à moinsd’extirper tous les souvenirs de son passé et d’une manière stricteet artificielle, modifier son état d’esprit.

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