Voyage avec un âne dans les Cévennes

VII – LA DERNIÈRE JOURNÉE

Quand je m’éveillai (jeudi 2 octobre),entendant grande fanfare de coqs et caquetage de poulessatisfaites, je me mis à la fenêtre de la chambre propre où j’avaispassé la nuit. Je contemplai une matinée ensoleillée dans unevallée profonde aux plantations de châtaigniers. Il était encore debonne heure et le chant des coqs et les lumières obliques et lesombres allongées m’incitèrent à sortir explorer les alentours.

Saint-Germain-de-Calberte est une grandeparoisse d’environ neuf lieues de circonférence. À l’époque desguerres de religion et juste avant la dévastation, elle étaithabitée par deux cent soixante-quinze familles dont neuf seulementétaient catholiques. Il fallut au curé dix-sept journées du mois deseptembre pour aller à cheval, de maison en maison, faire unrecensement. Mais la localité elle-même, quoique chef-lieu decanton, est à peine plus importante qu’un hameau. Elle s’étage enterrasses sur une pente escarpée au milieu de vigoureuxchâtaigniers. La chapelle protestante s’élève un peu plus bas, surun éperon. Il y a, au centre du village, une vieille et curieuseéglise catholique.

C’est en ce lieu que le pauvre du Chayla,martyr du Christ, avait sa bibliothèque et tenait école demissionnaires. Ici, il avait édifié son tombeau, pensant reposer ausein d’une population reconnaissante d’avoir été rachetée del’erreur et c’est ici qu’au lendemain de sa mort on apporta, pourl’inhumer, le corps percé de cinquante-deux blessures. Revêtu deses habits sacerdotaux, il fut exposé en grand apparat dansl’église. Le curé, empruntant son texte au livre second de Samuel,chapitre vingtième, verset douzième, « Et Amasias baignaitdans son sang sur le grand chemin » prêcha un sermonpathétique. Il exhorta ses frères à mourir, chacun à son postecomme leur infortuné pasteur. Au mitan de cette éloquence, le bruitcourt qu’Esprit Séguier approche et voilà que toute l’assistancesaute en selle et détale qui à l’est, qui à l’ouest et le curélui-même s’enfuit jusqu’à Alais.

Étrange était la situation de cette petitemétropole catholique – un diminutif de Rome – dans pareil milieusauvage et hostile. D’une part, la légion de Salomon la surveillaitde Cassagnas, d’autre part, elle était coupée de tout secours parla légion de Roland, à Mialet. Le curé Louvrelenil, bien que prisde panique aux funérailles de l’archiprêtre et qu’il eût prestementdécampé vers Alais, restait fidèle à sa chaire isolée. De là, ilfulminait contre les crimes des Protestants. Salomon assiégea levillage pendant une heure et demie, puis battit en retraite. Onpouvait entendre les miliciens postés en sentinelles devant laporte du curé chanter dans l’obscurité des psaumes protestants etbavarder en amis avec les insurgés. Au matin, bien que pas un coupde feu n’eût été tiré, il n’y avait plus une once de poudre dansleurs poires à munitions. Qu’était-elle devenue ? Tout lemonde prêtait la main aux Camisards en compensation. Gardiens peusûrs pour un prêtre isolé !

L’imagination se figure à grand-peine queSaint-Germain-de-Calberte ait pu être autrefois la scène de cesagitations incessantes. Tout y est maintenant si paisible. Lespulsations de la vie humaine battent maintenant d’un rythme sidiscret et si lent dans ce hameau de la montagne ! Des gaminsm’escortèrent un bon moment à distance, comme eût-on dit, deschasseurs timorés de lions. Des gens se retournèrent pour meregarder une deuxième fois ou sortirent de chez eux pendant que jepassais devant leur demeure. Mon arrivée était, eût-on cru, lepremier événement survenu depuis le temps des Camisards. Il n’yavait rien de désobligeant ni d’effronté dans cette curiosité.C’était tout bonnement une surprise qui les étonnait et leurfaisait plaisir, comme à des bœufs ou à des enfants. Elle m’étaitpourtant fastidieuse et me fit bientôt déserter la rue.

Je me réfugiai sur les terrasses qui formentcomme un vert tapis de gazon et tentai vainement d’imiter au crayonles inimitables attitudes des châtaigniers qui dressaient hautleurs dômes de verdure. Par instants soufflait un vent léger et leschâtaignes dégringolaient dans l’herbe autour de moi avec un bruitassourdi. Ce bruit était comparable à celui d’une chute de grosgrêlons, mais celui-ci portait en lui l’impression cordiale ethumaine d’une récolte proche et de fermiers heureux du résultat. Enlevant les yeux, je pouvais voir les fruits bruns dans leurs boguesépineuses à demi ouvertes déjà et entre les troncs le regardembrassait un cirque de montagnes dorées par le soleil et vertes defeuillage.

Je n’ai pas souvent éprouvé tant d’intimesatisfaction en présence d’un site. Je me mouvais dans uneatmosphère délicieuse et me sentais allègre et tranquille etheureux. Peut-être n’était-ce point l’endroit seul qui me rendaitl’esprit ainsi dispos. Peut-être quelqu’un dans un autre payspensait-il à moi. Ou peut-être une de mes pensées avait-elle surgispontanément et s’était-elle évanouie à mon insu, qui me faisait dubien. Car certaines pensées – et assurément les plus belles –s’effacent avant qu’il nous soit possible d’en déterminer lestraits exacts, comme si un dieu, cheminant par nos grand-routesvertes, ne faisait qu’entrouvrir la porte de la maison, lancer uncoup d’œil souriant à l’intérieur et s’éloigner pour toujours.Est-ce Apollon ? Ou Mercure ? Ou l’Amour aux ailesrepliées ? Qui peut le dire ? Mais nous vaquons plusallègres à nos besognes et sentons paix et joie en nos cœurs.

Je dînai en compagnie de deux catholiques. Ilstombèrent d’accord pour condamner un jeune catholique qui, ayantépousé une protestante, avait adhéré à la religion de sa femme. Unprotestant de naissance, ils pouvaient le comprendre et l’estimer.En fait, ils semblaient partager l’état d’esprit d’une vieillecatholique qui m’assurait le même jour qu’il n’y avait pas dedifférence entre les deux croyances, excepté que « ce quiétait mal était plus mal pour les catholiques » qui avaientplus de lumière et de conseils. Or, cette désertion d’un homme lesremplissait d’un vrai mépris.

– Fâcheuse idée pour un hommed’abjurer ! disait l’un.

Cela pouvait être fortuit, mais on voit commecette phrase me poursuivait. Quant à moi, je crois qu’elle est laphilosophie courante de ces gens-là. Il m’est difficile d’enimaginer une meilleure. Ce n’est point bien haut degré de confiancechez un homme d’abdiquer sa foi et d’abandonner sa famillespirituelle pour l’amour du ciel. Mais il y a grande chance,dis-je, il y a espoir aussi, qu’en dépit de cette conversion auxyeux des hommes, il n’y ait point modification de l’épaisseur d’uncheveu au regard de Dieu. Honneur à ceux qui agissent ainsi, carl’arrachement est pénible ! Mais que ce soit par force oufaiblesse sous le coup de l’inspiration ou de la folie, c’estl’indice de quelque étroitesse d’esprit chez ceux qui peuvents’intéresser assez à de semblables et infimes nuances d’âme ou quipeuvent délaisser une amitié pour un bénéfice spirituel toutproblématique. Et je pense que je ne voudrais pas abandonner monvieux credo pour un autre, en ne faisant que changer des mots pourd’autres mots, mais pour un courageux examen le comprendre enesprit et en vérité afin de reconnaître comme mauvais ce qui estmauvais pour moi comme pour les meilleurs sectateurs des autresconfessions religieuses.

Le phylloxéra dévastait le pays. Au lieu devin, on but, au dîner, un jus de raisin plus économique, laParisienne, comme on le nommait. Elle se fabrique en mettantune grappe entière dans un bocal rempli d’eau. L’un après l’autre,les grains fermentent et éclatent. La quantité bue pendant le jourest remplacée par son volume, d’eau durant la nuit. Ainsi avec uneautre cruche puisée au puits et toujours une autre grappe quiexplose et abandonne sa force, une caisse de Parisienne peutsuffire à une famille jusqu’au printemps. C’est comme on peut leconjecturer une maigre boisson, mais fort agréable au goût.

Quoi qu’il en soit, après le dîner et le café,il était passé trois heures à mon départ deSaint-Germain-de-Calberte. Je descendis au bord du Gardon deMialet, large lit de torrent à sec et je traversai Saint-Étienne dela Vallée française, ou Val Francesque comme on a coutume del’appeler ici, puis, vers le soir, je commençais de gravir le montSaint-Pierre. Longue et pénible ascension ! Sur mes derrières,un chariot vide rentrant à Saint-Jean-du-Gard me suivait de près etme rejoignit non loin du sommet. Le conducteur, comme tout le restedu monde, était convaincu que j’étais un colporteur mais àl’encontre des autres, il était sûr de ce que je vendais. Il avaitremarqué la laine bleue qui dépassait à l’un ou l’autre bout de monpaquetage. Il en avait conclu, malgré mes efforts pour modifier sonopinion, que je faisais commerce de ces colliers de laine bleuepareils à ceux qui ornent l’encolure des chevaux de trait enFrance.

J’avais pressé Modestine, au-delà même de sesforces, car j’étais extrêmement désireux de jouir de la vue surl’autre versant avant la tombée du jour. Pourtant il faisait nuit,lorsque j’atteignis la cime. La lune voguait haute et claire dansl’espace et il n’y avait plus que quelques stries grisâtres decrépuscule attardées au couchant. Une vallée béante, comblée deténèbres, approfondissait à mes pieds un gouffre creusé dans lanature. Mais le profil des monts se découpait franchement sur leciel, notamment le mont Aigoal, forteresse de Castanet. EtCastanet, non seulement comme chef actif et entreprenant, mériteune mention parmi les Camisards : à ses lauriers se mêle unetouffe de roses. Il montra, en effet, comment même dans unetragédie publique, l’amour arrive à ses fins. Au plus fort de laguerre, il épousa, dans sa citadelle des montagnes, une jeune etjolie fille, appelée Mariette. Il y eut de grandes réjouissances etle marié, en l’honneur de l’heureux événement, libéra soixante-dixprisonniers. Sept mois plus tard, Mariette, la princesse desCévennes comme on la nommait par dérision, tomba aux mains desautorités, ce qui équivalait pour elle à la mort. Mais Castanetétait un homme résolu et il aimait sa femme. Il fonça surValleraugue et en emmena une dame comme otage. Pour la première etdernière fois au cours de cette guerre, il y eut échange deprisonniers. Leur fille, gage de quelque nuit étoilée sur le montAigoal, a laissé des descendants jusqu’à aujourd’hui.

Modestine et moi – ce fut notre dernier repasensemble – nous cassâmes la croûte sur le faîte du Saint-Pierre,moi assis sur un tas de cailloux, elle debout à mon côté au clairde lune et, comme une personne distinguée, recevant le pain de mesmains. La pauvre bête mangeait mieux ainsi, car elle avait pour moiune sorte d’affection que j’allais bientôt trahir.

Long trajet que la descente àSaint-Jean-du-Gard ! Nous n’y rencontrâmes personne, sauf uncharretier, visible de loin au reflet de la lune sur sa lanterneéteinte. Avant dix heures, nous étions arrivés et en train desouper. Nous avions parcouru quinze milles et gravi une montagneescarpée en un peu plus de six heures.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer