Voyage avec un âne dans les Cévennes

IV – FLORAC

Sur un affluent du Tarn est situé Florac,siège d’une sous-préfecture, qui possède un vieux château-fort etdes boulevards de platanes, maints quartiers anciens et une sourcevive qui jaillit de la falaise. Cette ville est renommée, en outre,par ses jolies femmes et comme l’une des deux capitales, – l’autreétant Alais, – du pays des Camisards.

Le propriétaire de l’auberge me conduisitaprès le déjeuner, à un café voisin où je devins, ou plutôt monvoyage devint le thème de la conversation de l’après-midi. Tout lemonde avait quelques suggestions à faire au sujet de la direction àprendre. On alla chercher, à la sous-préfecture même, la carte del’arrondissement et elle fut bien maculée de traces de pouces parmiles tasses de café et les petits verres de liqueur. La plupart deces conseillers bénévoles étaient protestants. Cependant, jeremarquai que Catholiques et Protestants avaient les rapports lesplus aisés du monde. Je ne fus pas peu surpris de voir commepersistait là, vivace, le souvenir des guerres de religion. Parminos montagnes du Sud-Ouest, près de Mauchline, Camnock etCarsphairn, dans des fermes isolées ou des cures, de gravesPresbytériens se remémorent toujours les temps de la grandepersécution et les tombes des martyrs locaux ne cessent d’êtrepieusement entretenues. Mais dans les villes, chez ceux qu’on nommeles classes supérieures, j’ai peur que ces antiques exploits nesoient devenus des contes oiseux. Si l’on rencontre une sociétémêlée aux Armes Royales à Wigton, il n’y est point parlé de la mêmefaçon des Covenantaires. Que dis-je ? À Muirkirk de Glenluce,j’ai rencontré la femme d’un bedeau qui n’avait jamais entenduparler du prophète Peden. Mais ces Cévenols-ci étaient fiers deleurs ancêtres, dans un sentiment tout différent. La guerre étaitleur topique préféré. Ses hauts faits leurs lettres patentes denoblesse. Et là où un homme et une famille n’avaient eu que cetteseule aventure, une aventure héroïque, on pouvait s’attendre à unecertaine prolixité de renseignements et l’excuser. On me dit que lacontrée abondait en légendes jusqu’alors non recueillies. Par cesgens, j’entendis parler de descendants de Cavalier – non dedescendants en ligne directe, mais de neveux ou de cousins – quiétaient toujours des personnages considérés sur le théâtre desexploits du gamin-général. Un fermier avait vu les os d’ancienscombattants exhumés au soleil d’un après-midi du XIXesiècle, dans un champ où les ancêtres avaient combattu et où leursarrière-petits-fils creusaient un fossé.

Plus tard, dans la journée, un des pasteursprotestants eut l’amabilité de me rendre visite ; un hommejeune, intelligent et distingué avec qui je passai quelques heuresd’agréable conversation. Florac, me dit-il, est mi-partieprotestant, mi-partie catholique. La différence de religion s’ydouble, d’ordinaire, d’une divergence politique. Qu’on juge de masurprise, arrivant comme je le faisais, d’une Pologne auxcaquetages de purgatoire comme cette bourgade du Monastier, lorsquej’appris que la population entière vivait en relations trèspacifiques, qu’il y avait même échange de bons services entre desfamilles ainsi doublement séparées. Camisards noirs et Camisardsblancs, miliciens et miquelets et dragons, prophète protestant etcadet catholique de la Croix Blanche, tous avaient sabré et fait lecoup de feu, brûlé, pillé et assassiné, le cœur ivre de passion etde courroux et là-même, cent soixante-dix ans après, le Protestantétait toujours protestant, le Catholique toujours catholique, dansune mutuelle tolérance et douce amitié de vie. Mais le genre humaincomme cette indomptable nature dont il est issu lui a conféré sesqualités particulières. Les années et les saisons portent diversesmoissons, le soleil réapparaît après la pluie et l’humanité survitaux animosités séculaires comme un individu se dégage des passionsquotidiennes. Nous jugeons nos devanciers d’un point de vue plusthéologique et la poussière s’étant un peu dissipée après plusieurssiècles, nous pouvons voir les antagonistes parés de vertushumaines et se combattant avec un semblant de raison.

Je n’ai jamais cru qu’il fût facile d’êtreéquitable et j’ai trouvé, de jour en jour, que c’était même plusdifficile que je ne pensais. J’avoue avoir rencontré cesProtestants avec plaisir et avec l’impression d’être comme enfamille. J’avais coutume de parler leur langage, dans une autre etplus profonde acception du terme que ce qui en fait la distinctionentre le français et l’anglais, car la véritable Babel consiste enune divergence morale. Par là m’était possible une sociabilité pluslibre avec les Protestants et plus exacte à leur endroit qu’enversles Catholiques. Père Apollinaire pouvait faire équipe avec monfrère montagnard de Plymouth, comme deux vieillards innocents etdévots. Pourtant, je me demande si j’étais aussi près de sentir lesmérites du Trappiste ou, si, catholique, j’eusse apprécié sichaleureusement le dissident de La Vernède. Avec le premier j’étaisdans un état de pure indulgence, tandis qu’avec l’autre, malgré unmalentendu et tout en gardant certaines réserves, il était toujourspossible de soutenir une conversation et d’échanger de loyalespensées. Dans ce monde imparfait, nous accueillons avec joie dessympathies même partielles. Et ne rencontrerions-nous qu’un seulhomme auquel ouvrir notre cœur franchement, avec qui pouvoirmarcher dans l’affection et la simplicité sans feinte, nous n’avonspas lieu de nous plaindre ni du monde, ni de Dieu.

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