Voyage avec un âne dans les Cévennes

III – LES PENSIONNAIRES

Mais il y eut un autre aspect de mon séjour àNotre-Dame des Neiges. À cette saison tardive, les pensionnaires yétaient peu nombreux. Pourtant, je n’étais pas seul dans la partiepublique du monastère. Elle est située près de la porte d’entrée etcomprend une petite salle à manger au rez-de-chaussée et, àl’étage, un couloir entier de cellules pareilles à la mienne. J’aisottement oublié le prix de pension pour un retraitantrégulier ; c’était entre trois et cinq francs par jour environet, il me semble bien, plus près du premier prix. Des visiteurs deraccroc comme moi pouvaient donner ce qu’ils voulaient en offrandespontanée ; toutefois on ne leur réclamait rien. Je doismentionner que, lorsque je fus sur le point de partir, Père Michelrefusa vingt francs comme une somme excessive. Je lui exposai laraison qui me poussait à lui offrir autant, même alors, par uncurieux point d’honneur, il ne prétendit pas recevoir lui-même cetargent.

– Je n’ai pas le droit de refuser pour lecouvent, expliqua-t-il, mais je préférerais que vous le remettiez àl’un des frères.

J’avais dîné seul, parce que tard arrivé,toutefois, au souper, je trouvai deux autres hôtes. L’un était undesservant d’une paroisse rurale qui avait marché la matinéeentière depuis sa cure sise près de Mende pour goûter quatre joursde retraite et de prière. C’était un véritable grenadier avec leteint fleuri et les rides circulaires d’un paysan. Et, tandis qu’ilse lamentait d’avoir été entravé dans sa marche par sa robe,j’avais de lui un portrait imaginaire plein de vie, faisant delarges enjambées, bien d’aplomb, de forte structure, la soutaneretroussée, à travers les mornes collines du Gévaudan. L’autreétait un type court, grisonnant, trapu, de quarante-cinq àcinquante ans, vêtu de tweed et d’un chandail et le rubanrouge d’une décoration à la boutonnière. Ce dernier était unpersonnage difficile à classer. C’était un vieux militaire quiavait fait sa carrière dans l’armée et s’était élevé au grade decommandant. Il gardait quelque chose des façons de décision brusquedes camps. D’autre part, aussitôt que sa démission avait étéagréée, il était venu à Notre-Dame des Neiges comme pensionnaireet, après une brève expérience de la règle du couvent, avait résolud’y rester comme novice. Déjà la vie nouvelle commençait demodifier sa physionomie. Déjà il avait acquis un peu de l’airsouriant et paisible des frères. Cependant ce n’était ni unofficier, ni un Trappiste : il participait de l’un et del’autre état. Et certes, c’était là un homme à un tournantintéressant de l’existence. Hors du tumulte des canons et desclairons, il était en train de passer dans ce calme pays limitropheà la tombe où des hommes dorment chaque nuit dans leurs habits decimetière et, comme des fantômes, communiquent par signes.

Au souper, nous parlâmes politique. Je me faisun devoir lorsque je suis en France, de prêcher la bonne volonté etla tolérance politiques et d’insister sur l’exemple de la Pologne,à peu près comme certains alarmistes en Angleterre citent l’exemplede Carthage. Le prêtre et le commandant m’assurèrent de leursympathie au sujet de tout ce que je disais et poussèrent unprofond soupir sur l’âpreté des mœurs politiquescontemporaines.

– Il est vrai, dis-je, qu’on peutdifficilement discuter avec quelqu’un qui ne professe pasabsolument les mêmes opinions, sans qu’il se mette immédiatement encolère contre vous.

Tous deux déclarèrent qu’un tel état d’espritétait anti-chrétien.

Tandis que nous devisions de la sorte, commentma langue fourcha-t-elle sur un unique mot à la louange dumodérantisme de Gambetta. Le visage du vieux militaire s’empourpraaussitôt d’un afflux sanguin. Des paumes de ses deux mains, ilheurta la table comme un gamin rageur.

– Comment, monsieur !s’écria-t-il. Comment ? Gambetta modéré ! Oseriez-vousjustifier ces mots ?

Mais le prêtre n’avait pas oublié l’espritgénéral de notre conversation. Et soudain, à la pointe de sacolère, le vieux soldat rencontra un regard d’avertissement arrêtésur sa figure. L’absurdité de sa conduite lui apparut dans unéclair et la tempête prit fin, sans qu’il ajoutât un mot deplus.

Ce ne fut qu’au matin, après notre café(vendredi 27 septembre) que le couple découvrit que j’étais unhérétique. Je suppose que je l’avais induit en erreur par quelquesphrases admiratives sur la vie monastique autour de nous. Ce ne futque par une question à bout portant que la vérité se fit jour.J’avais été accueilli avec tolérance à la fois par le candide PèreApollinaire et l’astucieux Père Michel, et le bon Irlandais,lorsqu’il avait appris ma débilité religieuse, m’avait simplementfrappé sur l’épaule, en disant : « Vous devez devenir uncatholique et aller au ciel ! » Mais je me trouvaismaintenant au milieu d’une secte d’orthodoxes différente. Ces deuxhommes étaient amers, intransigeants et étroits comme les piresÉcossais. Et au vrai, j’en jurerais, ils étaient pluspuritains.

Le prêtre renâcla tout haut comme un cheval decombat.

– Et vous prétendez mourir dans cetteespèce de croyance ? interrogea-t-il. Il n’est point decaractères assez gras employés par les imprimeurs mortels pourtraduire son accent.

Humblement, j’observai que je n’avais pointdessein d’en changer.

Mais il ne pouvait se contenter d’une aussimonstrueuse attitude.

– Non ! non ! s’écria-t-il,vous devez vous convertir. Vous êtes venu ici. Dieu vous a conduitici et vous devez profiter de l’occasion.

Je fis une dérobade polie. J’en appelai à mesaffections familiales, quoique je m’adressasse à un prêtre et à unsoldat, deux classes de citoyens par hasard dégagés de ces aimablesliens de la vie du foyer.

– Vos père et mère ? s’exclama leprêtre, vous les convertirez à leur tour, lorsque vous rentrerezchez vous !

Il me semble voir la tête de mon père !Je préférerais plutôt m’emparer du lion de Gétulie dans son antreque de m’embarquer dans pareille entreprise contre la théologie desmiens.

Désormais la chasse était ouverte. Prêtre etsoldat formaient une meute acharnée à ma conversion. Et l’œuvre dela Propagation de la Foi, pour laquelle les gens de Cheylardavaient souscrit quarante-sept francs dix centimes pendant l’année1877, continuait vaillamment contre moi son offensive. C’était unprosélytisme baroque, mais des plus impressionnants. Ils nepensèrent jamais à me convaincre par une argumentation où j’eussepu tenter quelque défense. Ils tenaient pour certain que j’étaisensemble honteux et effrayé de ma position. Ils me pressaientuniquement sur la question d’opportunité. « Maintenant,disaient-ils, maintenant que Dieu m’avait conduit à Notre-Dame desNeiges, – c’était l’heure prédestinée. »

– Ne soyez pas retenu par l’amour-propre,observa le prêtre afin de m’encourager.

Pour quelqu’un qui professe des sentiments detous points égaux à l’endroit de tous les genres de religion, etqui n’a jamais été capable, même une minute, de peser sérieusementle mérite de cette croyance-ci ou de celle-là sur le plan éterneldes êtres, bien qu’il puisse y avoir beaucoup à louer ou à blâmersur le plan temporel et séculier, la situation ainsi créée étaittout ensemble déplaisante et pénible. Je commis une seconde fautede tact en m’efforçant de plaider que tout revenant, en fin decompte, à la même chose, nous tendions tous à nous rapprocher, pardes voies différentes, du même Ami et Père – sans le préciser. Celacomme il semble à des esprits laïques, serait l’unique Évangile quiméritât ce nom. Mais des hommes divers pensent de manièredifférente. Cet élan révolutionnaire fit brandir au prêtre toutesles terreurs de la loi. Il se lança dans des détails bouleversantssur l’enfer. Les damnés, dit-il – sur la foi d’un petit livre qu’ilavait lu il n’y avait pas une semaine et que pour ajouterconviction à sa conviction il avait eu tout à fait l’intentiond’emporter avec lui dans sa poche – les damnés se trouvaientconserver la même attitude durant toute l’éternité au milieud’épouvantables tortures. Et, tandis qu’il discourait ainsi, saphysionomie croissait en noblesse en même temps qu’enenthousiasme.

Comme décision, tous deux concluaient que jedevais chercher à voir le Prieur, puisque le père Abbé étaitabsent, et exposer mon cas devant lui sans tarder.

– C’est mon conseil comme ancienmilitaire, observa le commandant et celui de monsieur,comme prêtre.

– Oui, ajouta le curé en faisantun signe de tête sentencieux, comme ancien militaire et commeprêtre.

À ce moment, tandis que je n’étais pas sansembarras comment répondre, entra un des moines : un petit typebrun aussi vif qu’une anguille, avec un accent italien, qui se mêlaaussitôt à la discussion, mais avec une humeur plus conciliante etplus persuasive, ainsi qu’il convenait à l’un de ces aimablesreligieux. On n’avait qu’à le regarder, dit-il. La règle était trèsdure. Il aurait joliment aimé demeurer dans son pays, l’Italie – onsavait combien ce pays était beau, la belle Italie ; maisalors, il n’y avait point de Trappistes en Italie et il avait uneâme à sauver et il était ici.

J’ai peur qu’il y ait, au fond de tous cessentiments ce dont un critique de l’Inde m’avait gratifié :« Un hédonisme qui se meurt. » Car cette explication desmotifs d’agir du frère me choquait un peu. J’eusse préféré penserqu’il avait choisi cette existence pour l’intérêt qu’elle offraitet non point en vue de desseins ultérieurs. Cela montre combienj’étais loin de sympathiser avec ces bons Trappistes, même lorsqueje faisais de mon mieux pour y parvenir. Mais au curé l’argumentparut décisif.

– Écoutez ça ! s’écria-t-il. Et j’aivu un marquis ici, un marquis, un marquis – il répéta le mot sacrétrois fois de suite – et d’autres personnages haut placés dans lasociété. Et des généraux ! Et ici, à votre côté, est cemonsieur qui a été tant d’années sous les armes – décoré, un ancienguerrier. Et le voici, prêt à se vouer à Dieu.

J’étais, pendant cette harangue, sicomplètement embarrassé que je prétextai avoir froid aux pieds etm’évadai de la salle. C’était par une matinée de vent farouche avecun ciel nettoyé et de longues et puissantes soleillées. J’erraijusqu’au dîner dans une région sauvage en direction de l’est,cruellement frappé et mordu par l’ouragan, mais récompensé par despoints de vue pittoresques.

Au dîner, l’Œuvre de la Propagation de la Foirecommença et, à cette occasion, encore plus déplaisante pour moi.Le prêtre me posa plusieurs questions sur la méprisable croyance demes ancêtres et reçut mes répliques avec une sorte de ricanementecclésiastique.

– Votre secte, dit-il, une fois, car jepense que vous voudrez bien admettre que ce serait lui faire tropd’honneur que de l’appeler une religion…

– Comme il vous plaira, Monsieur,répondis-je. Vous avez la parole.

À la fin, il se fâcha de ma résistance etquoiqu’il fut sur son propre terrain et qui plus est, à ce sujet,un vieillard et ainsi avait droit à l’indulgence, je ne pusm’empêcher de protester contre son manque de courtoisie. Il futtristement décontenancé.

– Je vous assure, fit-il, que je n’ainulle envie de rire au fond du cœur. Aucun autre sentiment ne mepousse que l’intérêt que je porte à votre âme.

Et là finit ma conversion. Le bravehomme ! Ce n’était pas un phraseur dangereux mais un curé decampagne, plein de zèle et de foi. Puisse-t-il parcourir longtempsle Gévaudan, sa soutane retroussée – un homme solide à la marche etsolide au réconfort de ses paroissiens, à l’heure de la mort !J’oserai dire qu’il traverserait vaillamment une tourmente de neigepour aller où son ministère l’appellerait. Ce n’est pas toujours lecroyant le plus débordant de foi qui fait l’apôtre le plushabile !

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