Voyage avec un âne dans les Cévennes

III – J’AI UN AIGUILLON

L’auberge du Bouchet-Saint-Nicolas était desmoins prétentieuses que j’aie jamais visitées, mais j’en visbeaucoup plus de ce genre durant mon voyage. Elle était, en effet,typique de ces montagnes françaises. Qu’on imagine une maisoncampagnarde à deux étages avec un banc devant la porte, la cuisineet l’étable contiguës, de sorte que Modestine et moi pouvions nousentendre dîner réciproquement. Ameublement des plus sommaires, solde terre battue, un dortoir unique pour les voyageurs et sans autrecommodité que des lits. Dans la cuisine, cuisson et manger vont depair et la famille y dort la nuit. Quiconque a la fantaisie defaire sa toilette doit y procéder en public à la table commune. Lanourriture est parfois frugale : du poisson sec et uneomelette ont constitué en plus d’un cas mon menu. Le vin y est desplus médiocres, l’eau-de-vie abominable. Et la visite d’une énormetruie grognant sous la table et se frottant à vos jambes n’est pasun impossible accompagnement du repas.

Mais les gens de l’auberge, neuf fois sur dix,se montrent cordiaux et empressés. Aussitôt que vous avez passé leseuil, vous cessez d’être un étranger et, quoique ces paysanssoient rudes et peu expansifs sur la grand-route, ils témoignentd’une notion de gentil savoir-vivre, dès que vous partagez leurfoyer. Au Bouchet, par exemple, j’ai débouché ma bouteille debeaujolais et j’ai invité l’hôte à se joindre à moi. Il n’en voulutprendre qu’un rien.

– Je suis amateur de vin comme ça,voyez-vous, dit-il et je suis capable de ne point vous en laisser àsuffisance.

Dans ces auberges de peu, le voyageur s’attendà manger à la pointe de son couteau. À moins qu’il n’en réclame un,nul autre ne lui sera fourni. Avec un verre, un chanteau de pain,une fourchette de fer, la table est complètement dressée. Moncouteau fut copieusement admiré par le propriétaire du Bouchet etle ressort le remplit d’étonnement.

– Je n’en ai jamais vu de semblable,fit-il. Je parierais, ajouta-t-il, en le soupesant dans sa paume,qu’il ne coûte pas moins de cinq francs.

Quand je lui eus assuré qu’il en avait coûtévingt, il esquissa une moue.

C’était un doux vieillard, gentil, sensible,aimable, étonnamment ignorant. Sa femme, qui n’était pas demanières si plaisantes, savait lire, encore que je ne suppose pasqu’elle le fit jamais. Elle témoignait d’une certaine intelligenceet parlait d’un ton tranchant comme quelqu’un qui porte lesculottes.

– Mon homme ne connaît rien, dit-elle,avec un mouvement de tête agacé. Il est comme les bêtes !

Et le vieux Monsieur donna acquiescement dubonnet. Il n’y avait point mépris de la part de l’épouse, ni hontechez le mari. Les faits étaient admis loyalement et ne tiraient pasautrement à conséquence.

Je fus minutieusement contre-questionné ausujet de mon voyage et la dame comprit en un instant. Elle esquissace que j’écrirai dans mon livre à mon retour : « Si lesgens moissonnent ou non en tel ou tel endroit ; s’il y a desforêts ; des traits de mœurs, ce que par exemple, moi-même etle maître de la maison nous vous disons ; les beautés de lanature et tout ça. » Et elle m’interrogea du regard.

– C’est précisément ça, répondis-je.

– Vous voyez, ajouta-t-elle pour sonmari, j’ai compris.

Ils furent tous deux fort intrigués parl’histoire de mes mésaventures.

– Au matin, m’annonça le mari, je vousfabriquerai quelque chose de meilleur que votre bâton. Des bêtescomme ça, ça ne sent rien ; le proverbe le dit : durcomme un âne. Vous pourriez assommer votre baudet avec ungourdin et pourtant n’en point venir à bout.

Quelque chose de meilleur ! J’ignorais cequ’il m’offrait.

Le dortoir était meublé de deux lits. J’enobtins un et je dois convenir que je fus un peu ahuri de trouver unjeune homme et sa femme et leur gosse en train de monter dansl’autre. C’était ma première expérience de l’espèce et si je suistoujours d’un sentimentalisme également innocent et distrait, jeprie Dieu que ce soit d’ailleurs la dernière. J’ai gardé mes yeuxpour moi et n’ai rien su de la jeune femme, sinon qu’elle avait debeaux bras et ne semblait pas embarrassée le moins du monde par maprésence.

En vérité, la situation était plus ennuyeusepour moi que pour le couple. À deux, on peut conserver une mutuellecontenance, c’est au gentleman seul à rougir. Mais rien ne servaitd’attribuer mes sentiments au mari et je pensai me concilier satolérance par un verre de brandy de mon flacon. Il me dit être untonnelier d’Alais allant chercher du travail à Saint-Étienne etqui, à la morte saison, cédait au fatal appel de marchandd’allumettes. Quant à moi, il avait vite deviné que j’étais uncommis-voyageur en spiritueux.

J’étais debout à l’aube (lundi, 23 septembre)et dépêchai ma toilette d’une manière honteuse, afin de laisserchamp libre à Madame la femme du tonnelier. J’avalai un bol de laitet sortis explorer les environs du Bouchet. Il faisait un froidmortel, un matin gris, venteux, hivernal. Des nuées de brouillardfilaient rapides et basses, le vent cornait sur le plateau dénudéet l’unique tache de couleur c’était, là-bas, derrière le montMézenc et les montagnes à l’est, un endroit où le ciel gardaitencore l’orangé de l’aurore.

Il était cinq heures du matin à quatre millepieds au-dessus du niveau des eaux de la mer ; il me fallutenfoncer les mains dans les poches et trotter. Des gens segroupaient au-dehors pour les labours de la campagne, par deux etpar trois et tous se retournaient pour regarder l’étranger. Je lesavais vu revenir le soir précédent, je les voyais repartir à leurschamps. Et c’était en résumé la vie entière du Bouchet.

Quand je fus de retour à l’auberge pour undéjeuner sommaire, la tenancière, dans la cuisine, peignait lescheveux de sa fille. Je lui fis mes compliments sur leurbeauté.

– Oh ! non, fit la mère, ils ne sontpas aussi beaux qu’ils devraient être. Regardez, ils sont tropminces !

Ainsi la sagesse paysanne se console descirconstances physiques qui lui sont contraires et, par un étonnantprocessus démocratique, les insuffisances de l’ensemble décident dutype de beauté.

– Et où, dis-je, est monsieur ?

– Le patron est au grenier,répondit-elle. Il vous fabrique un aiguillon.

Béni soit l’homme qui inventa lesaiguillons ! Béni soit l’aubergiste du Bouchet-Saint-Nicolasqui m’en montra le maniement ! Cette simple gaule, pointued’un huitième de pouce, était en vérité un sceptre, lorsqu’il me laremit entre les mains. À partir de ce moment-là, Modestine devintmon esclave. Une piqûre et elle passait outre aux seuils d’étableles plus engageants. Une piqûre et elle partait d’un joli petittrottinement qui dévorait les kilomètres. Ce n’était point, à toutprendre, une vitesse remarquable et il nous fallait quatre heurespour couvrir dix milles au mieux. Mais quel changement angéliquedepuis la veille ! Plus de manipulation du brutalgourdin ! Plus de fouettage d’un bras endolori ! Plusd’exercice de lutte, mais une escrime discrète etaristocratique ! Et qu’importait, si de temps à autre, unegoutte de sang apparaissait, telle une cale, sur la croupe couleurde souris de Modestine ? J’eusse préféré autrement, certes,mais les exploits d’hier avaient purgé mon cœur de toute humanité.Le petit démon pervers, qu’on n’avait pu mater par la bonté, devaitobéir quand même à la piqûre.

Il faisait un froid amer et glacial et, à partune cavalcade de dames à califourchon et un couple de facteursruraux, la route fut d’une solitude mortelle sur tout le parcoursjusqu’à Pradelles. Je ne me souviens à peine que d’un incident. Unfringant poulain, portant une clochette au poitrail, s’élança versnous d’une ruée à fond de train, à travers toute l’étendue després, comme un être sur le point d’accomplir de grands exploits,puis, soudain, changeant d’idée dans son jeune cœur de recrue, virade bord et s’éloigna au galop ainsi qu’il était venu, sa clochettetintinnabulant dans le vent. Pendant longtemps ensuite, je vis sanoble attitude, tandis qu’il s’était arrêté et j’entendis le son dugrelot. Lorsque j’eus atteint la grand-route, la chanson des filstélégraphiques semblait continuer la même musique.

Pradelles est situé au flanc d’un coteaudominant l’Allier, entouré d’opulentes prairies. On fauchait leregain de toutes parts, ce qui conférait au voisinage, ce matind’automne orageux, une odeur insolite de fenaison. Sur la riveopposée de l’Allier, le site continuant de s’élever pendant desmilles à l’horizon, un paysage d’arrière-saison halé et jauni,marqué des taches noires des bois de pins et des routes blanchessinuant parmi les monts au-dessus de l’ensemble, les nuagesépandaient une ombre uniformément purpurine, triste et en quelquesorte menaçante, exagérant hauteurs et distances et donnant plus derelief encore aux sinuosités de la grand-route. La perspectiveétait assez désolée mais stimulante pour un touriste. Car, je metrouvais maintenant à la lisière du Velay et tout ce quej’apercevais était situé dans une autre région – le Gévaudansauvage, montagneux, inculte, de fraîche date déboisé par craintedes loups.

Les loups, hélas ! comme les bandits,semblent reculer devant la marche des voyageurs. On peut trôler àtravers toute notre confortable Europe et n’y point connaître uneaventure digne de ce nom. Mais ici, y fut-on jamais ailleurs, on setrouvait sur les frontières de l’espoir. C’était, en effet, le paysde la toujours mémorable Bête, le Napoléon Bonaparte des loups.Quelle destinée que la sienne ! Elle vécut dix mois àquartiers libres dans le Gévaudan et le Vivarais, dévorant femmeset enfants « et bergerettes célèbres pour leur beauté ».Elle poursuivit des cavaliers en armes. On la vit, en plein midi,chassant une chaise de poste et un piqueur au long du pavé du Roy,et chaise et piqueur fuyaient devant elle au grand galop. Elle tintl’affiche comme un malfaiteur public et sa tête fut mise à prix dixmille francs. Et pourtant, lorsqu’elle fut tuée et expédiée àVersailles, hé bien ! ce n’était qu’un loup banal et pas desplus gros, « quoique je puisse aller de pôle en pôle »,chantait Alexandre Pope. Le petit caporal ébranla l’Europe ;si tous les loups avaient ressemblé à ce loup-ci, ils eussentchangé l’histoire de l’humanité. Élie Berthet a fait de lui lehéros d’un roman que j’ai lu et que je n’ai nullement envie derelire.

Je dépêchai mon goûter et résistai au désir del’aubergiste qui m’incitait vivement à visiter Notre-Dame dePradelles « qui accomplissait beaucoup de miracles, bienqu’elle fût en bois » et, moins de trois quarts d’heure après,j’aiguillonnais Modestine en bas de la descente escarpée qui mène àLangogne-sur-Allier. Des deux côtés de la route, dans de vasteschamps poussiéreux, des fermiers s’activaient en vue du prochainprintemps. Tous les cinquante mètres, un attelage de bœufs lourds,aux fanons pendants, tirait patiemment une charrue. Je vis un deces puissants et placides serviteurs de la glèbe prendre un subitintérêt à Modestine et à moi-même. Le sillon qu’il creusait menaità un angle de la route. Sa tête était solidement attachée au jougcomme celle des cariatides sous une pesante corniche, mais il rivasur nous ses grands yeux honnêtes et nous accompagna d’un regardpensif jusqu’au moment où son maître le contraignit à retourner lacharrue et commença de remonter le champ. De tous ces socs decharrue qui ouvraient le sol, des pas de bovins, de tout laboureurqui, ici ou là, brisait à la houe les mottes de terre desséchées,le vent portait au loin une poussière légère comparable à uneépaisse fumée. C’était un tableau rural vivant, affairé, délicatet, tandis que je continuais à descendre, les hautes terres duGévaudan ne cessaient de monter devant moi dans le ciel.

J’avais traversé la Loire le jour précédent,maintenant, j’allais traverser l’Allier, tellement sont rapprochésles deux confluents près de leur source. Juste au pont de Langogne,alors que la pluie longtemps promise se mettait à tomber, une jeunefille d’entre sept ou huit, me posa la question rituelle :« D’où est-ce que vous v’nez ? » Elle lefit d’un air si hautain que je partis de rire aux éclats, ce qui lapiqua au vif. C’était évidemment une personne qui escomptait durespect et elle demeura figée à me regarder dans une colèresilencieuse, tandis que je traversais le pont et pénétrais dans leComté du Gévaudan.

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