Voyage avec un âne dans les Cévennes

VI – LE CŒUR DE LA CONTRÉE

Je me rapprochais maintenant de Cassagnas, unbrelan de toits noirs au versant de la montagne dans cette sauvagevallée, parmi les plantations de châtaigniers, les yeux levés dansl’air clair vers d’innombrables pics rocheux. La route qui longe laMimente est assez récente et les montagnards ne sont pas encorerevenus de leur surprise d’avoir vu le premier véhicule arriver àCassagnas. Toutefois, bien que situé ainsi à l’écart du cours desaffaires humaines, ce hameau avait déjà fait figure dans l’histoirede France. Tout près de là, dans des cavernes de la montagne, setrouvait un des cinq arsenaux de Camisards. Ils y emmagasinaientdes vêtements, et des vivres et des armes en cas de besoin ;ils y forgeaient des baïonnettes et des sabres et fabriquaienteux-mêmes leur poudre à fusil, au moyen de charbon de saule et desalpêtre bouillis dans des marmites. Dans ces mêmes cavernes aumilieu de cette industrie d’une grande diversité, malades etblessés étaient montés pour guérir. Là, ils étaient visités pardeux chirurgiens, Chabrier et Tavan, et ravitaillés en secret parles femmes du voisinage.

Des cinq légions dans lesquelles serépartissaient les Camisards la plus ancienne et la plus obscureavait ses entrepôts près de Cassagnas. C’était la bande d’EspritSéguier, des hommes qui avaient uni leurs voix à la sienne pourchanter le Psaume 68 la nuit qu’ils marchaient contre l’archiprêtredes Cévennes. Séguier, promu au ciel, eut pour successeur SalomonCouderc, que Cavalier, dans ses mémoires, appelle chapelain généralde toute l’armée des Camisards. C’était un prophète, un grandsondeur de consciences, qui admettait les gens aux sacrements oules éconduisait après avoir scruté attentivement chacun dans lesyeux. Et il connaissait par cœur la plupart des Écritures sacrées.Ce fut certes heureux pour lui, puisque, dans un coup de main enaoût 1703, il perdit sa mule, ses archives et sa Bible. On s’étonneseulement que ces gens-là ne furent pas plus souvent pris parsurprise, car cette légion de Cassagnas avait des théoriesguerrières vraiment patriarcales. Elle bivouaquait sans postes desentinelles, laissant ce soin aux anges du Dieu pour lequel ellecombattait. Ceci témoigne non seulement de la foi de ces lutteursmais de la région dépourvue de routes où ils trouvaient asile.M. de Caladon faisant une promenade, par une bellejournée, tomba à l’improviste au milieu d’eux comme il aurait putomber au milieu « d’un troupeau de moutons en plaine ».Certains dormaient, certains éveillés psalmodiaient. Un traîtren’avait besoin de nulle recommandation pour s’insinuer dans leursrangs ; il lui suffisait de « savoir chanter despsaumes » et même le prophète Salomon « le tenait enparticulière amitié ». Ainsi vivait, parmi ses inextricablessentiers montagnards, la troupe rustique. Et l’histoire ne peut luiattribuer que peu d’exploits, en dehors des sacrements et desextases.

Des gens de cette forte et rude espèce neseront, comme je viens de le dire, qu’inébranlables dans leurreligion. Leur apostasie se réduit à de simples manifestations deconformisme extérieur, comme celle de Naaman dans la danseuse deRimmon. Quand Louis XVI, aux termes d’un édit « convaincu del’inutilité d’un siècle de persécutions et, plutôt par nécessitéque par sympathie » leur accorda enfin la grâce royale detolérance, Cassagnas était toujours protestant et il en est encoreainsi aujourd’hui jusqu’au dernier de ses habitants. À vrai dire,il y a une famille qui n’est pas protestante, non plus quecatholique du reste. C’est celle d’un curé catholique en rébellionqui s’est marié avec une institutrice. Et sa conduite, fait ànoter, est désapprouvée par les protestants du village.

– Singulière idée pour un homme, disaitl’un d’eux, de se dégager de ses vœux !

Les villageois que je rencontrai semblaientintelligents selon l’acception provinciale. Ils étaient tous demœurs honnêtes et dignes. Comme protestant moi-même, on meregardait d’un bon œil et mes connaissances historiques me valurenttout d’abord de la considération. Car, nous avions à table d’hôte,une conversation qui ressemblait fort à de la controversereligieuse, un gendarme et un commerçant avec lesquels je prenaismon repas étant tous deux étrangers à la localité et catholiques.La jeunesse de l’établissement faisait cercle autour de nous etsoutenait mon point de vue. Toute la discussion était empreinte detolérance. Elle surprenait un homme élevé au milieu des subtilitésacerbes et pointilleuses de l’Écosse. Le commerçant à la vérités’échauffa un peu et fut beaucoup moins satisfait que les autres demon érudition historique. Quant au gendarme, il était très coulantsur toutes choses.

– On a toujours tort d’abjurer,conclut-il. Et cette remarque fut unanimement approuvée.

Telle n’était point l’opinion du prêtre et dumilitaire de Notre-Dame des Neiges. Mais cette race-ci estdifférente et peut-être que la même sincérité qui la poussait à larésistance la rendait-elle capable maintenant d’admettre avecbienveillance des convictions opposées. Car le courage respecte lecourage. Mais là où une croyance a été foulée aux pieds, on peuts’attendre à trouver une population aux idées moyennes etmesquines. L’œuvre véritable de Bruce et de Wallace fut la réuniondes deux nations, non que l’hostilité cessât immédiatement ;aux frontières des escarmouches continuèrent. Mais, au momentopportun, elles purent faire leur jonction dans un mutuelrespect.

Le commerçant s’intéressa beaucoup à monvoyage. Il pensait dangereux de dormir en rase campagne.

– Il y a des loups, dit-il. Et puis, onsait que vous êtes anglais. Les Anglais ont toujours bourse biengarnie. Il pourrait fort bien venir à l’idée de quelqu’un de vousfaire un mauvais parti pendant la nuit.

Je lui répondis que je n’avais point peur detels accidents et que, en tout cas, j’estimais peu sage des’attarder à ces craintes et d’attacher de l’importance à de menusrisques dans l’organisation de la vie. La vie en soi était au moinsaussi dangereuse qu’un loup et qu’il n’y avait pas lieu de prêterattention à chaque circonstance additionnelle de l’existence. Ilpourrait se produire, dis-je, une rupture dans votre organisme tousles jours de la semaine. Et c’en serait fini de vous, même si vousétiez enfermé dans votre chambre à triple tour de clef.

– Cependant, objecta-t-il,coucher dehors !

– Dieu, fis-je, est partout.

– Cependant, coucherdehors ! répéta-t-il. Et sa voix était éloquente defrayeur secrète.

Ce fut l’unique personne, au cours de monvoyage, à trouver quelque hardiesse dans un acte aussi simplequoique beaucoup le jugeassent gratuit. Une seule, par contre,témoigna d’en aimer beaucoup l’idée et ce fut mon frère de Plymouthqui s’exclama, lorsque je lui eus dit préférer dormir sous lesétoiles que dans un cabaret bruyant et clos :« Maintenant, je vois que vous connaissez leSeigneur ! »

En me quittant, le commerçant me demanda unede mes cartes, car il déclarait que je pourrais lui fournir àl’avenir un sujet de conversation. Il désirait me voir prendre notede sa requête et des raisons qu’il en donnait. Et voilà son souhaitainsi accompli.

Un peu après deux heures, je traversai laMimente et pris, vers le Sud, une sente raboteuse qui grimpait auflanc d’une montagne couverte d’un éboulis de pierres et de touffesde bruyères. Au faîte, selon la coutume du pays, la sentedisparaissait. Je laissai mon ânesse brouter la bruyère et partisseul à la recherche d’une route.

Je me trouvais maintenant à la séparation dedeux vastes versants : derrière moi toutes les rivièrescoulaient vers la Garonne et l’océan Atlantique, devant mois’étendait le bassin du Rhône. D’ici, comme des monts Lozère, onpouvait voir, par temps clair, miroiter le golfe du Lion. Etpeut-être que d’ici les soldats de Salomon avaient guetté leshuniers de Sir Cloudesley Shovel et le secours longtemps promis del’Angleterre. On pouvait considérer cette crête comme située aucœur du pays des Camisards. Quatre de leurs cinq légions étaientcantonnées aux alentours, visibles les unes aux autres :Salomon et Joani au Nord, Castanet et Roland au Sud et lorsqueJulien eut achevé sa mémorable campagne, la dévastation des HautesCévennes, qui dura pendant octobre et novembre 1703 – quatre centsoixante villages et hameaux furent par le feu et le fercomplètement anéantis – quelqu’un debout sur ce point culminantaurait contemplé une terre silencieuse, sans foyers et sanshabitants. Les années et l’activité de l’homme ont maintenantrelevé ces ruines. Cassagnas une fois de plus a réparé ses toits etenvoie vers le ciel ses fumées domestiques. Et dans leschâtaigneraies, dans les combes basses et touffues, les fermiers, àl’aise, s’en retournent, après le travail quotidien, vers leursenfants et vers leur âtre flambant. C’était néanmoins le site sansdoute le plus sauvage de toute mon excursion. Pic sur pic, chaînesur chaîne, surgissaient vers le sud pénétrés et comme sculptés parles torrents de l’hiver et revêtus, de la base au sommet, d’uneépaisseur feuillue de châtaigniers d’où émergeait, çà et là, unecouronne abrupte de roches. Le soleil, qui était encore loin de sondéclin, environnait d’une brume dorée le faîte des monts, cependantque la vallée était déjà plongée dans une ombre immobile etprofonde.

Un très vieux berger clopinant entre une pairede cannes et portant une casquette noire de soie« liberty », comme en deuil, eût-on dit, de sa mortprochaine – m’indiqua le chemin de Saint-Germain-de-Calberte. Il yavait quelque chose de solennel dans l’isolement de cet êtreinfirme et caduc. Où il habitait, comment il s’était hissé surcette cime haute ou comment il se proposait d’en descendre, c’étaitlà plus que je ne pouvais imaginer. Non loin de cet endroit, sur madroite, se dressait le fameux Plan de Font Morte où Poul, avec soncimeterre arménien, trucidait les Camisards de Séguier. Celui-ci mesemblait être une manière de Rip Van Winkle de cette guerre quiavait perdu ses Camisards fuyant devant Poul et qui errait depuislors dans les montagnes. Ce pourrait lui être grande nouvelled’apprendre que Cavalier s’était rendu sans condition ou que Rolandavait succombé en combattant, adossé à un olivier. Et tandis quemon imagination vagabondait de la sorte, j’entendis le vieillard mehéler d’une voix chevrotante, et je le vis me faire signe, enagitant une de ses cannes, de rebrousser chemin. J’étais déjà àbonne distance de lui, mais abandonnant Modestine une fois de plus,je revins sur mes pas. Hélas ! il s’agissait d’une affairebien banale. Le vieux Monsieur avait omis de demander au colporteurce qu’il vendait et il souhaitait réparer cet oubli.

Je lui répondis sèchement :Rien !

– Rien ? s’écria-t-il.

Je répétai : Rien, et tournai les talons.Il est bizarre de penser que peut-être suis-je ainsi devenu aussimystérieux pour ce bonhomme qu’il l’avait été lui-même pourmoi.

La route passait sous les châtaigniers et,bien que j’aperçusse quelques hameaux au-dessous de mes pieds dansla vallée et plusieurs habitations isolées de fermiers, la marchefut très solitaire tout l’après-midi et le soir s’amena promptementsous les arbres. Tout soudain j’entendis une voix de femme chanternon loin de là une vieille ballade mélancolique etinterminable.

Il semblait s’agir d’amour et d’un belamoureux, son aimable galant. Et je souhaitai pouvoirreprendre le refrain et lui faire écho, tout en poursuivant,invisible, ma route sous bois, unissant, comme la Pippa du poème,mes pensées aux siennes. Qu’aurais-je eu à lui dire ? Peu dechoses ; tout ce que le cœur requiert pourtant ; commentle monde donne et reprend, comment il ne rapproche les cœurs quis’aiment que pour les séparer de nouveau par de lointains paysétrangers ! Mais l’amour est le suprême talisman qui fait del’univers un jardin et « l’espérance commune à tous leshommes » annule les contingences de la vie, atteint de sa maintremblante par delà le tombeau et la mort. Aisé à dire, certes.Puis aussi, grâce à Dieu, doux et réconfortant à croire.

Nous parvînmes enfin sur une large chausséeblanche au silencieux tapis de poussière. La nuit était venue. Lalune s’était réverbérée pendant un bon moment sur la montagne d’enface, lorsque, à un tournant, mon baudet et moi nous trouvâmes danssa pleine clarté. J’avais vidé mon eau-de-vie à Florac, car cettepotion m’était devenue insupportable. Je l’avais remplacée par unvolnay généreux au bouquet parfumé. Et maintenant, sur la route jebus à la majesté sacrée de la lune. Ce ne fut qu’une couple degorgées ; pourtant, dès cet instant, je devins inconscient demes membres et mon sang circula avec une volupté insolite.Modestine elle-même, inspirée par ce rayonnement d’astre nocturne,remuait ses menus sabots comme à plus vive cadence.

La route montait et descendait rapidementparmi les masses de châtaigniers. Nos pas soulevaient une poussièrechaude qui flottait au loin. Nos deux ombres, – la mienne déforméepar le havresac, la sienne comiquement chevauchée par le paquetage– tantôt s’étalaient nettement dessinées devant nous, tantôt, à untournant, s’éloignaient à une distance fantomatique et couraientcomme des nuages le long des montagnes. De temps en temps, un venttiède bruissait dans le vallon et faisait sur tous les arbres sebalancer les bouquets de feuillages et de fruits. L’oreilles’emplissait d’une musique murmurante et les ombres valsaient enmesure.

Le moment d’après, la brise avait cesséd’errer et, dans la vallée entière, rien ne remuait plus que nospieds voyageurs ; sur le versant opposé, l’ossaturemonstrueuse et les ravins de la montagne se devinaient vaguement auclair de lune. Et là-bas, très haut, dans quelque maison perdue,brillait une fenêtre éclairée, unique tache carrée, rougeâtre dansl’immense champ d’ombre morne de la nuit.

À un certain point, comme je marchais encontrebas par des détours rapides, la lune disparut derrière lesmonts et je poursuivis mon chemin dans une totale obscurité jusqu’àce qu’un autre tournant me fît déboucher, à l’improviste, dansSaint-Germain-de-Calberte. Le village était endormi et silencieuxet enseveli dans la nuit opaque. Seule, par une unique porteouverte, une lueur de lampe s’évadait jusqu’à la route afin de memontrer que j’étais arrivé parmi les habitations des hommes. Lesdeux dernières commères de la soirée, bavardant encore près du murd’un jardin, m’indiquèrent l’auberge. L’hôtelière mettait coucherses poussins, le feu déjà était éteint qu’il fallut, non sansgrommelage, rallumer. Une demi-heure plus tard, l’âne et moiaurions dû aller, sans souper, au perchoir.

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