Mémoires de Vidocq – Tome III

Mémoires de Vidocq – Tome III

d’ Eugene-Francois Vidocq

 

Que l’on n’accuse pas ces pages d’être licencieuses, ce ne sont pas là ces récits de Pétrone, qui portent le feu dans l’imagination, et font des prosélytes à l’impureté. Je décris les mauvaises mœurs, non pour les propager, mais pour les faire haïr. Qui pourrait ne pas les prendre en horreur,puisqu’elles produisent le dernier degré de l’abrutissement ?

Mémoires, tome III.

 

CHAPITRE XXXII.

 

M. de Sartines et M. Lenoir. – Les filous avant la révolution. – Le divertissement d’un lieutenant-général de police. – Jadis et aujourd’hui. – Les muets de l’abbé Sicard et les coupeurs de bourse. – La mort de Cartouche. – Premiers voleurs agents de la Police. – Les enrôlements volontaires et les bataillons coloniaux. – Les bossus alignés et les boiteux mis au pas. – Le fameux Flambard et la belle Israélite. – Histoire d’un chauffeur devenu mouchard ; son avancement dans la garde nationale parisienne. – On peut être patriote et grinchir. – Jedonne un croc-en-jambe à Gaffré. – Les meilleurs amis du monde. –Je me méfie. – Deux heures à Saint-Roch. – Je n’ai pas les yeuxdans ma poche. – Le vieillard dans l’embarras. – Les dépouilles desfidèles. – Filou et mouchard, deux métiers de trop. – Le danger depasser devant un corps de garde. – Nouveau croc-en-jambe à Gaffré.– Goupil me prend pour un dentiste. – Une attitude.

 

Je ne sais quelle espèce d’individusMM. de Sartines et Lenoir employaient pour faire lapolice des voleurs, mais ce que je sais bien, c’est que sous leuradministration les filous étaient privilégiés, et qu’il y en avaitbon nombre dans Paris. Monsieur le lieutenant-général se souciaitpeu de les réduire à l’inaction, ce n’était pas là sonaffaire ; seulement il n’était pas fâché de les connaître, etde temps à autre, quand il les savait habiles, il les faisaitservir à son divertissement.

Un étranger de marque venait-il visiter laCapitale, vite M. le lieutenant-général mettait à ses troussesla fleur des filous, et une récompense honnête était promise àcelui d’entre eux qui serait assez adroit pour lui voler sa montreou quelque autre bijou de grand prix.

Le vol consommé, M. le lieutenant-généralen était aussitôt averti, et quand l’étranger se présentait pourréclamer, il était émerveillé ; car à peine avait-il signalél’objet, que déjà il lui était rendu.

M. de Sartines, dont on a tant parléet dont on parle tant encore à tort et à travers, ne s’y prenaitpas autrement pour prouver que la police de France était lapremière police du monde. De même que ses prédécesseurs, il avaitune singulière prédilection pour les filous, et tous ceux dont ilavait une fois distingué l’adresse, étaient bien certains del’impunité. Souvent il leur portait des défis ; il les mandaitalors dans son cabinet, et lorsqu’ils étaient en sa présence,« Messieurs, leur disait-il, il s’agit de soutenir l’honneurdes filous de Paris ; on prétend que vous ne ferez pas telvol… ; la personne est sur ses ardes, ainsi prenez vosprécautions et songez bien que j’ai répondu du succès. »

Dans ces temps d’heureuse mémoire, M. lelieutenant-général de police ne tirait pas moins vanité del’adresse de ses filous, que feu l’abbé Sicard de l’intelligence deses muets ; les grands seigneurs, les ambassadeurs, lesprinces, le roi lui-même étaient conviés à leurs exercices.Aujourd’hui on parie pour la vitesse d’un coursier, on pariaitalors pour la subtilité d’un coupeur de bourse ; et dans lasociété souhaitait-on s’amuser, on empruntait un filou à la police,comme maintenant on lui emprunte un gendarme.M. de Sartines en avait toujours dans sa manche unevingtaine des plus rusés, qu’il gardait pour les menus plaisirs dela cour ; c’étaient d’ordinaire des marquis, des comtes, deschevaliers, ou tout au moins des gens qui avaient toutes lesmanières des courtisans, avec lesquels il était d’autant plus aiséde les confondre, qu’au jeu, un même penchant pour l’escroquerieétablissait entre eux une certaine parité.

La bonne compagnie, dont les mœurs et leshabitudes ne différaient pas essentiellement de celles des filous,pouvait, sans se compromettre, les admettre dans son sein. J’ai lu,dans des mémoires du règne de Louis XV, qu’on les priait pourune soirée, comme de nos jours on prie, l’argent à la main, lecélèbre prestidigitateur, M. Comte, ou quelque cantatrice enrenom.

Plus d’une fois, à la sollicitation d’uneduchesse, un voleur réputé pour ses bons tours fut tiré descabanons de Bicêtre ; et si, mis à l’épreuve, ses talentsrépondaient à la haute opinion que la dame s’en était formée, ilétait rare que, pour se maintenir en crédit, peut-être aussi pargalanterie, M. le lieutenant-général n’accordât pas la libertéd’un sujet si précieux. À une époque où il y avait des grâces etdes lettres de cachet dans toutes les poches, la gravité d’unmagistrat, quelque sévère qu’il fût, ne tenait pas contre uneespièglerie de coquin, pour peu qu’elle fut comique ou biencombinée : dès qu’on avait étonné ou fait rire, on étaitpardonné. Nos ancêtres étaient indulgents et beaucoup plus facilesà égayer que nous ; ils étaient aussi beaucoup plus simples etbeaucoup plus candides : voilà sans doute pourquoi ilsfaisaient tant de cas de ce qui n’était ni la simplicité, ni lacandeur… À leurs yeux, un roué était le nec plus ultra, del’admirable ; ils le félicitaient, ils l’exaltaient, ilsaimaient à conter ses prouesses et à se les faire conter. Ce pauvreCartouche, quand on le conduisit à la Grève, toutes les dames de lacour fondaient en larmes ; c’était une désolation.

Sous l’ancien régime, la police n’avait pasdeviné tout le parti que l’on peut tirer des voleurs : elle neles regardait que comme moyen de récréation, et ce n’a été que plustard qu’elle imagina de remettre entre leurs mains une portion dela vigilance qui doit s’exercer pour la sûreté commune.Naturellement, elle dut donner la préférence aux voleurs les plusfameux, parce qu’il était probable qu’ils étaient les plusintelligents. Elle en choisit quelques-uns dont elle fit ses agentssecrets : ceux-ci ne renonçaient pas à faire du vol leurprincipal moyen d’existence, mais ils s’engageaient à dénoncer lescamarades qui les seconderaient dans leurs expéditions : à ceprix, ils devaient rester possesseurs de tout le butin qu’ilsferaient, sans que l’on pût les rechercher jamais pour les crimesauxquels ils auraient participé. Telles étaient les conditions deleur pacte avec la police ; quant au salaire, ils n’enrecevaient point, c’était déjà une assez grande faveur que depouvoir se livrer à la rapine impunément. Cette impunité n’expiraitqu’avec le flagrant délit, lorsque l’autorité judiciaireintervenait, ce qui était assez rare.

Long-temps on n’avait admis dans la police desûreté que des voleurs non encore condamnés ou libérés : Versl’an VI de la République, on y fit entrer des forçats évadés quibriguaient les emplois d’agents secrets, afin de se maintenir surle pavé de Paris. C’était là des instruments fort dangereux, aussine s’en servait-t-on qu’avec une extrême défiance, et dès l’instantqu’ils cessaient d’être utiles, on se hâtait de s’en débarrasser.D’ordinaire, on leur décochait quelque nouvel agent secret qui, enles entraînant dans une fausse démarche, les compromettait etfournissait ainsi le prétexte de leur arrestation. LesRichard, les Cliquet, lesMouille-Farine, les Beaumont, et beaucoupd’autres qui avaient été des limiers de la police, furent tousreconduits au bagne, où ils ont terminé leur carrière, accablés desmauvais traitements que leur prodiguaient d’anciens compagnonsqu’ils avaient trahis ; alors c’était l’usage, les agentsfaisaient la guerre aux agents, et le champ restait aux plusastucieux.

Une centaine de ces individus que j’ai déjàcités, les Compère, les César Viocque, lesLongueville, les Simon, les Bouthey, lesGoupil, les Coco-Lacour, les Henri Lami,les Dore, les Guillet, dit Bombance, lesCadet Pommé, les Mingot, les Dalisson,les Édouard Goreau, les Isaac, lesMayer, les Cavin, les Bernard Lazarre,les Lanlaire, les Florentin,les CadetHerries, les Gaffré, les Manigant, lesNazon, les Levesque, les Bordarie,faisaient en quelque sorte la navette dans les prisons, où ilss’envoyaient les uns les autres, s’accusant mutuellement, etcertes, ce n’était pas à faux ; car tous volaient, et ilfallait bien qu’ils fussent coutumiers du fait : sans le volcomment auraient-ils vécu, puisque la police ne s’inquiétait pas depourvoir à leur subsistance ?

Dans l’origine, les voleurs qui voulurentavoir deux cordes à leur arc, furent en très petit nombre :l’accueil que dans les prisons l’on faisait aux faux-frères n’étaitguère propre à les multiplier. Imaginer qu’ils étaient retenus parune sorte de loyauté, ce serait mal connaître les voleurs ; sila plupart d’entre eux ne dénonçaient pas, c’est qu’ils craignaientd’être assassinés. Mais bientôt il en fut de cette crainte comme del’appréhension de tout péril qu’il est indispensable d’affronter,elle s’affaiblit graduellement. Plus tard, le besoin d’échapper àl’arbitraire dont la police était armée, contribua à propager parmiles voleurs l’habitude de la délation.

Lorsque, sans autre forme de procès, etseulement parce que c’était le bon plaisir de la police, onclaquemurait jusqu’à nouvel ordre les individus réputés voleursincorrigibles (dénomination absurde dans un pays où l’on n’ajamais rien fait pour leur amendement), plusieurs de cesmalheureux, fatigués d’une détention dont ils n’entrevoyaient pasle terme, s’avisèrent d’un singulier expédient pour obtenir leurliberté. Les voleurs députés incorrigibles étaient aussi,dans leur genre, une espèce de suspects : réduits àenvier le sort des condamnés, puisque du moins ces derniers étaientélargis à l’expiration de leur peine, afin d’être jugés, ilsimaginèrent de se faire dénoncer pour de petits vols, que souventils n’avaient pas commis ; quelquefois même le délit pourlequel ils désiraient être traduits, leur avait été cédé, moyennantune légère rétribution, par le dénonciateur leur compère ;bien heureux alors ceux qui avaient des crimes à revendre !Ils vidaient plus d’un broc dans la cantine, à la santé del’acquéreur de leur méfait. C’était un beau jour pour le dénoncévolontaire, que celui où il était extrait de Bicêtre pour êtreconduit à la Force, moins beau pourtant que celui où, amené devantses juges, il entendait prononcer une sentence en vertu de laquelleil ne serait plus enfermé que quelques mois. Ce laps de tempsécoulé, sa sortie, qu’il attendait avec tant d’impatience, luiétait enfin annoncée ; mais, entre les deux guichets, desestaffiers venaient se saisir de sa personne ; et il retombaitcomme auparavant sous la juridiction du préfet de police, qui lefaisait écrouer de nouveau à Bicêtre, où il restaitindéfiniment.

Les femmes n’étaient pas mieux traitées, et laprison de Saint-Lazare regorgeait de ces infortunées quedes rigueurs illégales réduisaient au désespoir.

Le préfet ne se lassait pas de cesincarcérations ; mais il vint un moment où, faute d’espace, ildût songer à déblayer les cachots ; ceux, du moins, où leshommes étaient entassés. Il fit, en conséquence, suggérer à cesprétendus incorrigibles qu’il dépendait d’eux de mettre fin à leurcaptivité, et que l’on délivrerait sur champ des feuilles de routeà tous ceux qui demanderaient à prendre du service dans lesbataillons coloniaux. Aussitôt il y eut une foule d’enrôlésvolontaires. Tous étaient persuadés qu’on les laisserait rejoindrelibrement ; on le leur avait promis : mais quelle ne futpas leur surprise, quand la gendarmerie vint s’emparer d’eux pourles traîner de brigade en brigade jusqu’à leur destination ?Dès-lors les prisonniers ne durent plus être très empressésd’endosser l’uniforme ; le préfet, s’apercevant que leur zèles’était tout à coup refroidi, prescrivit au geôlier de lessolliciter de s’engager, et s’ils refusaient, ce singulierrecruteur avait ordre de les y contraindre à force de mauvaistraitements. On peut être sûr qu’un geôlier, en pareil cas, faittoujours plus qu’on n’exige de lui. Celui de Bicêtre sollicitaitnon-seulement les prisonniers valides, mais encore ceux qui nel’étaient pas ; point d’infirmité, quelque grave qu’elle fût,qui pût être à ses yeux un motif d’exemption : tout luiconvenait, les bossus, les borgnes, les boiteux et jusques auxvieillards. En vain réclamaient-ils : le préfet avait décidéqu’ils seraient soldats, et, bon gré, mal gré, on les transportaitdans les îles d’Oléron ou de Ré, où des chefs, choisis parmi cequ’il y avait de plus brutal dans l’armée, les traitaient comme desnègres [1]. L’atrocité de cette mesure fut cause queplusieurs jeunes gens qui ne se souciaient pas d’être soumis à unsemblable régime, offrirent à la police de devenir sesauxiliaires ; Coco-Lacour fut un des premiers à tenter cettevoie de salut, la seule qui fut ouverte. On fit d’abord quelquesdifficultés de l’admettre ; mais à la fin, persuadé qu’unhomme qui hantait les voleurs depuis sa plus tendre enfance étaitune excellente acquisition, le préfet consentit à l’inscrire sur lecontrôle des agents secrets. Lacour avait pris l’engagement formelde devenir honnête homme, mais pouvait-il préserver dans cetterésolution ? Il était sans solde, et quand on a bon appétit,l’estomac crie souvent plus haut que la conscience.

Être mouchard et n’être pas payé, je croisqu’il n’est pas de pire condition : c’est à-la-fois êtremouchard et voleur, aussi l’évidence de la nécessitéétablissait-elle contre les agents secrets une prévention qui lesfaisait toujours condamner, qu’ils fussent innocents ou coupables.Un brigand, pour se venger d’eux, s’avisait-il de désigner commeses complices, preuves ou non, il leur était impossible de se faireabsoudre.

Je pourrais rapporter une foule decirconstances dans lesquelles, bien qu’étrangers au crime pourlequel ils étaient traduits, des agents secrets ont succombé devantles tribunaux ; je me bornerai à consigner ici les deux faitssuivants :

M. Amar, accusateur public, se rendait àsa campagne ; en descendant de voiture, il s’aperçoit que lavache qui contenait ses effets a été enlevée : furieux contreles auteurs de cet attentat, il se promet de mettre tout en œuvrepour parvenir à les connaître ; il veut appeler sur leur têtela sévérité des lois. C’était une peine correctionnelle qu’ilsavaient encourue, mais M. Amar ne peut se résoudre à regardercomme simple délit un vol qui s’est commis à son préjudice, lechâtiment serait trop doux ; c’est un crime qu’il lui faut, età cet effet il présente une requête au grand-juge, afin de fairedécider cette question, si l’effraction après levol consommé constitue une circonstanceaggravante ?

M. Amar provoquait une décisionaffirmative, et elle fut rendue telle qu’il la désirait. Sur cesentrefaites, les voleurs dont l’audace avait allumé la bile ducriminaliste, furent découverts et arrêtés. Ils avaient été trouvésnantis, il leur eût été difficile de nier ; mais ilssoupçonnèrent un ancien confrère de les avoir dénoncés :c’était le nommé Bonnet, agent secret ; ils le signalèrentcomme leur complice, et Bonnet, quoiqu’innocent, fut ainsi qu’euxcondamné à douze ans de fers.

Plus tard deux autres agents secrets, CadetHerriès et Ledran, son beau-frère, ayant volé desmalles, et les ayant vidées pour s’en adjuger le contenu, lesentreposèrent chez deux de leurs collègues, Tormel père etfils, qui, signalés ensuite par eux à la perquisition, furentatteints et convaincus d’un larcin dont les dénonciateurs seulsavaient eu les profits. Soit à Bicêtre, soit à la Force, il ne sepassait pas de jour que je ne visse arriver quelques-uns de cesmessieurs, et que je ne les entendisse se reprocher réciproquementleur turpitude. Du matin au soir, ces mouchards surnumérairesétaient à se quereller, et ce furent leurs ignobles débats qui merévélèrent combien le métier que j’allais embrasser étaitpérilleux. Cependant je ne désespérais pas d’échapper aux dangersde la profession, et toutes les mésaventures dont j’étais le témoinétaient autant d’expériences d’après lesquelles je me prescrivaisdes règles de conduite, qui devaient rendre mon sort moins précaireque celui de mes devanciers.

Dans le second volume de ces Mémoires j’aiparlé du juif Gaffré, sous les ordres de qui je fus en quelquesorte placé au moment de mon entrée à la police. Gaffré était alorsle seul agent secret salarié. Je ne lui fus pas plutôt adjoint,qu’il eut la fantaisie de se défaire de moi ; je feignis de nepas pressentir son intention, et, s’il me proposait de me perdre,de mon côté je méditais de déjouer ses projets. J’avais à faire àforte partie ; Gaffré était retors. Quand je le connus, on lecitait comme le doyen des voleurs ; il avait commencé à huitans, et à dix-huit il avait été fouetté et marqué sur la place duVieux-Marché, à Rouen. Sa mère, qui était la maîtresse du fameuxFlambard, chef de la police de cette ville, avait d’abordtenté de le sauver ; mais quoiqu’elle fût l’une des plusbelles israélites de son temps, les magistrats n’accordèrent rien àses charmes : Gaffré était trop maron(coupable) ; Vénus en personne n’aurait pas eu la puissance defléchir ses juges. Il fut banni. Toutefois, il ne sortit pas deFrance ; et lorsque la révolution eût éclaté, il ne tarda pasà reprendre le cours de ses exploits dans une bande de chauffeurs,parmi lesquels il figura sous le nom de Caille.

Ainsi que la plupart des voleurs, Gaffré avaitperfectionné son éducation dans les prisons ; il y étaitdevenu universel, c’est-à-dire qu’il n’y avait point de genre degrinchir dans lequel il ne fût passé maître. Aussi, contrel’usage, n’adopta-t-il aucune spécialité ; il étaitessentiellement l’homme de l’occasion ; tout lui convenait,depuis l’escarpe jusqu’à la tire (depuisl’assassinat jusqu’à la filouterie). Cette aptitude générale, cettevariété de moyens l’avaient conduit à s’amasser un petit pécule. Ilavait, comme on dit, du foin dans ses bottes, et il aurait pu vivresans travailler ; mais les gens de la caste de Gaffrésont laborieux, et bien qu’il fût assez largement rétribué par lapolice, il ne cessait pas d’ajouter à ses appointements le produitde quelques aubaines illicites, ce qui ne l’empêchait pas d’êtrefort considéré dans son quartier (alors le quartierMartin) où, ainsi que son accolyte Francfort,autre juif, il avait été nommé capitaine de la garde nationale.

Gaffré craignait que je ne lesupplantasse ; mais le vieux renard n’était pas assez habilepour me cacher ses appréhensions : je l’observai, et ne tardaipas à découvrir qu’il manœuvrait pour me faire tomber dans unpiège ; j’eus l’air d’y donner tête baissée, et il jouissaitdéjà intérieurement de sa victoire ; lorsque, voulant memonter un coup que je devinai, il fut pris dans ses propres filets,et, par suite de l’événement, enfermé pendant huit mois audépôt.

Je ne fis jamais connaître à Gaffré quej’avais soupçonné sa perfidie ; quant à lui, il continua dedissimuler la haine qu’il me portait, si bien qu’en apparence nousétions les meilleurs amis du monde. Il en était de même deplusieurs voleurs agents secrets, avec lesquels je me liai pendantma détention. Ces derniers me détestaient cordialement, et quoiquenous nous fissions bonne mine, ils pouvaient se flatter d’êtrepayés de retour. Goupil, le Saint-Georges de la savatte,étaient du nombre de ceux qui me poursuivaient de leurintimité ; constamment attaché à ma personne, il remplissaitl’office du tentateur, mais il ne fut ni plus heureux ni plusadroit que Gaffré. Les Compère, les Manigant, lesCorvet, les Bouthey, les Leloutre,essayèrent aussi de jeter le grapin sur moi ; je fusinvulnérable, grâce aux conseils de M. Henry.

Gaffré ayant recouvré sa liberté, ne renonçapas à son dessein de me compromettre : avec Manigant etCompère, il complota de me faire payer (condamner) ;mais persuadé que pour avoir échoué une première fois, il nelaisserait pas de revenir à la charge, j’étais sans cesse sur ladéfiance. Je l’attendais donc de pied ferme, lorsqu’un jour qu’unesolennité religieuse devait attirer beaucoup de monde à Saint-Roch,il m’annonça qu’il avait reçu l’ordre de s’y rendre avec moi.« J’emmène aussi, me dit-il, les amis Compère etManigant ; comme on est informé que dans ce moment il existe àParis beaucoup de voleurs étrangers, ils nous signaleront ceux quipourraient être de leur connaissance. – Emmenez qui vous voudrez,lui répondis-je, et nous partîmes. » Quand nous arrivâmes, ily avait une affluence considérable ; le service exigeait quenous ne fussions pas tous réunis sur un même point ; Manigantet Gaffré allaient en avant. Tout-à-coup, dans l’endroit où ilssont, je remarque que l’on sert un vieillard. Pressé contre unpilier, le brave homme ne sait plus où donner de la tête, il necrie pas, par respect pour le saint lieu, cependant toute sa figureest bouleversée, sa perruque est en désarroi ; il a perduterre ; son chapeau, qu’il suit des yeux avec une notableanxiété, rebondit d’épaules en épaules, tantôt s’éloignant, tantôtse rapprochant, mais roulant toujours. « Messieurs, je vous enprie » sont les seuls mots qu’il prononce d’un ton piteux,« je vous en prie » ; et tenant d’une main sa canneà pomme d’or, de l’autre sa tabatière et son mouchoir, il agite enl’air deux bras qu’il voudrait bien pouvoir ramener à hauteur de saceinture. Je comprends qu’on lui soulève sa montre ; mais quepuis-je y faire ? je suis trop éloigné du vieillard ;d’ailleurs l’avis que je donnerais serait tardif, et puis Gaffrén’est-il pas témoin et acteur de cette scène ? s’il ne ditrien, sans doute qu’il a ses motifs pour se taire. Je prie le partile plus sage, je gardai le silence, afin de voir venir ; etdans l’espace de deux heures que dura la cérémonie, j’eusl’occasion d’observer cinq ou six de ces presses factices danslesquelles j’apercevais toujours Gaffré et Manigant. Ce dernier,qui est aujourd’hui au bagne de Brest, où il subit une condamnationà douze années de fers, était à cette époque un des plus rusésfilous de la capitale ; il excellait à faire passer l’argentde la poche des autres dans la sienne ; pour lui, latransmutation des métaux se réduisait à un simple déplacement qu’ilopérait avec une incroyable agilité.

La petite séance qu’il fit dans l’église deSaint-Roch ne fut pas des plus productives ; cependant, sanscompter la montre du vieillard, elle avait fait entrer dans songousset deux bourses et quelques autres objets de peu devaleur.

La cérémonie terminée, nous allâmes dîner chezun traiteur ; les fidèles faisaient les frais de ce repas,rien n’y fut épargné. On but copieusement, et au dessert on me mitdans la confidence de ce qu’il eut été impossible de mecacher : d’abord il ne fut question que des bourses, danslesquelles on trouva cent soixante-quinze francs, espècessonnantes. La carte payée, il restait cent francs, et l’on m’endonna vingt pour ma part, en me recommandant la discrétion :comme l’argent n’a pas de nom, je crus qu’il n’y avait pasd’inconvénient à accepter. Les convives se montrèrent enchantés dem’avoir affranchi, et deux flacons de Beaune furent vidéspour célébrer mon initiation. On ne parla pas de la montre ;je n’en dis rien non plus pour ne pas paraître plus instruit quel’on voulait que je ne le fusse, mais j’étais tout yeux et toutoreilles et je ne tardai pas à acquérir la certitude que la montreétait au pouvoir de Gaffré. Alors je me mis à contrefaire l’hommeivre, et prétextant un besoin, je priai le garçon de service de medonner l’indication qui m’était nécessaire. Il me conduisit, et dèsque je fus seul, j’écrivis au crayon un billet ainsiconçu :

« Gaffré et Manigant viennent de volerune montre dans l’église Saint Roch ; dans une heure, à moinsqu’ils ne changent d’idée, ils passeront au marché Saint-Jean.Gaffré est porteur de l’objet. »

Je descendis en toute hâte, et tandis queGaffré et ses complices me croyaient encore au cinquième étage,occupé de mettre du cœur sur le carreau, j’étais dans la rue, d’oùj’expédiai un courrier à M. Henry. Je remontai sans perdre detemps ; mon absence n’avait pas été trop longue ; quandje reparus, j’étais hors d’haleine, et rouge comme un coq. On medemanda si je me sentais soulagé.

« Oui, beaucoup, balbutiai-je, en tombantpresque sur la table.

– » Tiens-toi donc, me ditManigant.

– » Il voit double, observaGaffré.

– » Est-il Pompette, repritCompère ! l’est-il ! mais le grand air leremettra. »

On me fit donner de l’eau sucrée. « N… deD… ! m’écriai-je, de l’eau à moi ! à moi del’eau !

– » Oui, prends, ça te fera dubien !

– » Tu crois ? »

Je tends mon bras : au lieu de saisir leverre je le renverse, et il se brise. Je me livrai ensuite àquelques lazzis d’ivrogne qui égayèrent la société, et quand jesupposai que M. Henry avait eu le temps de recevoir ma dépêcheet de prendre ses mesures, je revins insensiblement à monsang-froid.

En nous retirant, je vis avec plaisir quenotre itinéraire n’était pas changé. Nous nous dirigeâmes en effetvers le marché Saint-Jean ; il y avait là un corps-de-garde.Lorsque j’aperçus de loin les soldats assis devant la porte, jedoutais d’autant moins que leur présence sur la voie publique nefût le résultat de mon message, que l’inspecteur Ménager était enobservation derrière eux. Quand nous passâmes, ils vinrent à nous,et nous prenant poliment par le bras, ils nous invitèrent à entrerau poste. Gaffré ne pouvait s’imaginer ce que celasignifiait ; il supposait que les soldats étaient dansl’erreur. Il voulut argumenter, on le somma d’obéir, et bientôtaprès il fallut se soumettre à la fouille. Ce fut par moi que l’oncommença, l’on ne trouva rien ; vint ensuite le tour deGaffré, il n’était pas à son aise ; enfin la fatale montresort de son gousset ; il est un peu déconcerté, mais au momentoù on l’examine, et surtout lorsqu’il entend le commissaire dire àson secrétaire, écrivez : une montre entourée debrillants, il pâlit et me regarde. Avait-il quelque soupçon dece qui s’était passé ? je ne le pense pas ; car il étaitconvaincu que j’ignorais le vol de la montre, et, de plus, il étaitcertain que, même en étant instruit, puisque je ne l’avais pasquitté, je n’aurais pu manger le morceau.

Gaffré, interrogé, prétendit avoir acheté lamontre : on fut persuadé qu’il mentait ; mais la personnevolée ne s’étant pas présentée pour réclamer, il ne fut paspossible de le condamner. On le retint néanmoinsadministrativement, et après un assez long séjour à Bicêtre, il futenvoyé en surveillance à Tours, d’où il revint plus tard à Paris.Ce scélérat y est mort en 1822.

Dans ce temps, la police avait si peu deconfiance en ses agents, qu’il n’était sorte d’expédients auxquelselle ne recourût pour les éprouver. Un jour on me détacha Goupil,qui vint me faire une singulière proposition.

« Tu sais bien, me dit-il, François lecabaretier.

» – Oui, qu’est-ce qu’il ya ?

» – Si tu veux, nous lui arracheronsune dent.

» – Et comment cela ?

» – Voilà déjà plusieurs fois qu’ils’adresse à la préfecture pour obtenir la permission de resterouvert une partie de la nuit, on lui a toujours refusé, et je luiai donné à entendre qu’il ne dépendrait que de toi de lui faireaccorder ce qu’il demande.

» – Tu as eu tort ; car je nepuis rien.

» – Tu ne peux rien : bellenouvelle ! certainement tu ne peux rien, mais tu peux toujoursle bercer de l’espoir que tu lui feras obtenir.

» – C’est vrai, mais que lui enreviendra-t-il ?

» – Dis plutôt que nous enreviendra-t-il ? François, si tu t’y prends bien, est unmessière qui financera. Il est déjà averti que tu fais lapluie et le beau temps dans l’administration ; il a bonneopinion de toi, ainsi, pas de doute, il jouera du pouce à lapremière réquisition.

» – Tu penses qu’il lâchera lamonnaie ?

» – Si je le pense, mon ami, il sef… autant de six cents francs comme d’un liard ; nousempoignerons les enjeux : c’est le point essentiel, après onle promène.

» – À la bonne heure ; maiss’il se fâche ?

» – Eh bien ! on l’envoiepromener ; au surplus, ne t’inquiète pas, je me charge detout. Pas de broderie (écrit), par exemple, tu connais leproverbe, les écrits sont des mâles, et les paroles sont desfemelles.

» – C’est çà, autant en emporte levent ; point de reçu, et empochons.

» – Et mille zieux ! oui,arrive qui plante, c’est des choux, on en est quitte pour nier. Enattendant, je vais battre comptoir, et il faudra bienqu’il aboule. » Goupil me prend alors la main, et mela serrant dans la sienne, il continue : « Je me rends dece pas chez François, je t’annoncerai pour ce soir, je serai censét’avoir donné rendez-vous pour huit heures, et tu ne viendras qu’àonze, parce que, soi-disant, tu auras été retardé ; à minuit,on nous dira de sortir, alors tu feras semblant de t’en formaliser,et François saisira l’occasion pour te pousser la botte. Tu es unhomme d’estoque, le reste va sans dire. Au revoir.

» – Au revoir, répondis-je ;nous nous séparâmes. Mais à peine étions-nous dos-à-dos, que Goupilrevint sur ses pas.

» – Ah ça ! me dit-il, tu saisqu’à des fois la plume vaut mieux que le pigeon, il me faut de laplume, ou sinon… » Soudain prenant une attitude disloquée,ouvrant une bouche énorme, balançant ses mains à six pouces du sol,comme s’il eût voulu raser le pavé, il compléta la menace par uneretraite de corps et par un avancé de jambes dans lequel lamobilité de ses pieds n’était pas ce qu’il y avait de moinsgrotesque.

» – C’est bien, dis-je à Goupil, tu nem’avaleras pas. Nous partagerons, c’est convenu.

» – Foi degrinche ?

» – Oui, sois tranquille. »

Goupil pris aussitôt le chemin de laCourtille, où il allait assez fréquemment, et moi celui de lapréfecture de police, où j’instruisis M. Henry de laproposition que l’on m’avait faite. « J’espère, me dit cechef, que vous ne vous prêterez pas à cette intrigue. » Je luiprotestai que je n’y étais nullement disposé, et il témoigna qu’ilme savait bon gré de l’avoir averti. « Actuellement,ajouta-t-il, je vais vous donner une preuve de l’intérêt que jevous porte, » et il se leva pour prendre dans son casier uncarton qu’il ouvrit : « Vous voyez qu’il est plein ;ce sont des rapports contre vous ; il n’en manque pas, etpourtant je vous emploie, c’est que je ne crois pas un mot de cequ’ils disent. » Ces rapports étaient l’œuvre des inspecteurset des officiers de paix, qui, par esprit de jalousie, m’accusaientde voler continuellement : c’était là leur refrain, c’étaitaussi celui des voleurs que j’avais fait prendre en flagrantdélit ; ils me dénonçaient comme leur complice, mais quand detoutes parts de défavorables préventions me rendaient accessible,je défiais la calomnie, je bravais ses atteintes, et ses traitsvenaient se briser contre le rempart d’airain d’une vérité qui, àforce d’alibi incontestables ou d’impossibilités d’unautre genre, devenait resplendissante d’évidence. Accusé chaquejour pendant seize ans, jamais je ne fus traduit ; une seulefois je fus interrogé par M. Vigny, juge d’instruction ;la plainte qui m’avait amené devant lui offrait quelquesprobabilités, je n’eus qu’à paraître, elles s’évanouirent, et jefus renvoyé sur le champ.

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