ALLÔ, HERCULE POIROT… d’ Agatha Christie

Une peur affreuse s’empara de Dermot. Son oncle croyait-il vraiment ? Et voulait-il faire comprendre sa pensée ? C’était impossible mais…

— Dire que tout cela viendrait du refoulement, soupira Mrs Eversleigh. Je comprends fort bien qu’il faut faire très attention à… à ne pas faire connaître sa personnalité car le danger est épouvantable.

— Vous m’avez mal compris, chère madame, s’écria Sir Alington. Le danger réside dans la matière cérébrale, il est parfois causé par un choc mais parfois aussi, il est hélas ! congénital.

— L’hérédité est une chose bien triste, soupira la jeune sotte. Il y a la tuberculose et tout le reste.

— La tuberculose n’est pas héréditaire, répliqua le médecin d’un ton sec.

— Vraiment ? j’avais toujours cru qu’elle l’était. Et la folie se transmet donc ? C’est effrayant ! Quelles autres maladies peuvent l’être ?

— La goutte, répondit Alington en souriant et le daltonisme. Dans ce dernier cas, c’est assez intéressant : il se transmet directement au mâle, mais il est latent chez les femelles. De sorte qu’il y a beaucoup de daltoniens, mais une femme doit avoir une mère daltonienne à l’état latent et un père qui l’était nettement. Toutefois, le cas se présente rarement et c’est ce qu’on appelle l’hérédité limitée par le sexe.

— Que c’est intéressant, mais il n’en est pas de même pour la folie ?

— Elle peut être transmise aux deux sexes indifféremment, répondit Sir Alington. Je suis venu tout exprès pour voir cette étonnante Mrs Thomson. Pourtant il n’a pas été nécessaire de me supplier, ajouta-t-il galamment.

Claire acquiesça d’un sourire et sortit de la pièce une main posée sur l’épaule de Mrs Eversleigh.

— Je crains d’avoir « parlé boutique » fit observer le savant en reprenant son siège. Excusez-moi, mon cher.

— Aucune importance, répondit Trent d’un air indifférent. Mais il paraissait tourmenté, inquiet et, pour la première fois Dermot se sentit de trop en compagnie de son ami. Il y avait entre eux un secret qu’ils ne pouvaient partager, malgré leur vieille intimité. Pourtant la chose était invraisemblable, car, en somme, sur quoi se basait-il ? Sur deux regards et une nervosité de femme ?

Ils ne s’attardèrent pas sur leur porto et entrèrent dans le salon juste au moment où l’on annonçait Mrs Thomson.

Le médium était une femme replète, d’âge moyen, affreusement vêtue de velours grenat ; sa voix sonore était plus encore vulgaire.

— J’espère ne pas être en retard, dit-elle à Claire. Vous aviez bien dit neuf heures, n’est-ce pas ?

— Vous êtes absolument à l’heure, madame, répondit Mrs Trent de sa douce voix quelque peu voilée. Notre petit cercle est au complet.

Suivant une coutume habituelle, aucune autre présentation n’eut lieu mais le médium jeta sur l’assistance un regard pénétrant.

— J’espère que nous aurons de bons résultats, dit-elle gaiement. Je ne saurais vous dire à quel point j’ai horreur de ne pas réussir quand je sors. Je pense que Shiromako (mon contact japonais) pourra venir ce soir ; je me sens en pleine forme et j’ai au dîner refusé un plat que j’aime et qui est lourd.

Dermot écoutait, il était à moitié amusé, à moitié écœuré. Que tout ceci était donc prosaïque. Cependant ne jugeait-il pas sottement ? Car, en somme, tout était normal et le don des médiums était véritable, encore que mal connu. À la veille d’une opération délicate un grand chirurgien pouvait surveiller sa nourriture. Pourquoi n’en serait-il pas de même de Mrs Thomson ? Les chaises étaient disposées en cercle et les lumières pouvaient être intensifiées ou baissées. Dermot constata qu’il n’était pas question de procéder à des vérifications et que Sir Alington n’examinait pas le médium. Non, sa présence avait un autre but. Dermot se souvint que la mère de Claire était morte à l’étranger assez mystérieusement. S’agissait-il d’hérédité ?

Il fit un effort et ramena son esprit vers l’instant présent. Chacun s’assit et on éteignit les lumières, à l’exception d’une petite lampe à l’abat-jour rouge, posée sur une table au fond de la pièce. Pendant un moment, on entendit que la respiration régulière du médium qui devint de plus en plus forte. Puis, si brusquement que Dermot sursauta, un coup violent se fit entendre au fond du salon et fut suivi d’un second du côté opposé, après quoi une rapide succession de chocs s’égrena et quand ils se turent un éclat de rire moqueur traversa la pièce. Puis, le silence revint et fut, ensuite, rompu par une voix absolument différente de celle de Mrs Thomson, voix aiguë aux accents étranges.

— Je suis ici, messieurs, annonça-t-elle. Ou…ii, je suis ici. Vous voulez poser questions à moi ?

— Qui êtes-vous ? Shiromako ?

— Oui, moi Shiromako. Suis arrivé depuis très longtemps. Moi travaille et moi très heureux.

D’autres détails sur la vie du Japonais suivirent. Ils étaient sans intérêt et Dermot en avait souvent entendu autant. – Tout le monde était très heureux. Des messages émanant de vagues parents furent ensuite transmis, mais d’une façon assez floue, pour s’appliquer à n’importe quoi. Une vieille dame qui dit être la mère d’une des personnes présentes, se manifesta assez longtemps et répéta des conseils d’almanach avec entrain.

— Autre esprit veut communiquer à présent, annonça Shiromako. Lui avoir très important message pour un des messieurs.

Il y eut un silence ; puis une autre voix s’éleva et commença chacune de ses phrases par un ricanement démoniaque :

— Ha, ha, ha, ha. Faut pas rentrer chez vous. Suivre mon conseil.

— À qui parlez-vous ? interrogea Trent.

— À l’un de vous trois. Si, j’étais lui, je ne rentrerais pas. Écoutez-moi. Danger… du sang… pas beaucoup de sang, mais bien assez… Non… ne rentrez pas… La voix s’affaiblit et répéta « ne rentrez pas… ».

Puis elle s’éteignit, et Dermot sentit se glacer son sang, car il était convaincu que l’avertissement le visait et qu’il courait un danger.

Le médium soupira, puis gémit… Mrs Thomson revenait à elle. On ralluma l’électricité et, au bout d’un instant, la voyante se redressa et ses paupières battirent.

— Était-ce intéressant ? Je l’espère…

— Très intéressant. Merci infiniment, Mrs Thomson.

— Je pense que c’était Shiromako ?

— Oui, et d’autres…

— Je suis exténuée car c’est toujours épuisant. Je suis contente que ce soit réussi. J’avais peur d’un échec, il y a une drôle d’atmosphère ce soir, dans cette pièce.

Elle regarda, tour à tour par-dessus chacune de ses épaules puis les haussa d’un air malheureux et dit :

— Cela ne me plaît pas… Y a-t-il eu une mort subite parmi vous récemment ?

— Que voulez-vous dire parmi nous ?

— Dans votre famille ? Chez vos meilleurs amis ? Non ? Si je voulais faire un drame, je dirais que la mort flottait par ici ce soir. Oh, ce n’est, sans doute, qu’une de mes idées. Au revoir, Mrs Trent, je suis contente que vous soyez satisfaite.

Mrs Thomson sortit drapée dans son velours grenat.

— J’espère, Sir Alington, murmura Claire, que cela vous a intéressé.

— Cette soirée fut passionnante, chère madame. Merci mille fois de me l’avoir procurée. Je vous souhaite le bonsoir. Je crois que vous allez tous à une soirée dansante ?

— Ne voulez-vous pas nous accompagner ?

— Non, non. J’ai pour règle d’être toujours couché à onze heures trente. Bonsoir, mesdames. Ah ! Dermot, je voudrais te dire un mot. Peux-tu m’accompagner ? Tu pourras rejoindre tes amis à la salle Grafton.

— Certainement, mon oncle. Je te reverrai là-bas, Trent.

Pendant le trajet jusqu’au domicile du médecin, dans Harley Street, l’oncle et le neveu n’échangèrent que peu de mots. Le premier s’excusa d’avoir emmené Dermot et lui promit de ne pas le retenir longtemps.

— Veux-tu que je fasse attendre la voiture, mon garçon ? demanda-t-il comme ils la quittaient.

— Ne prends pas cette peine, oncle Alington, je trouverai un taxi.

— Parfait. Je n’aime pas faire veiller Charlie plus qu’il n’est nécessaire. Bonsoir, Charlie… Où diable ai-je mis ma clé ?

La voiture s’éloigna tandis que le spécialiste fouillait dans ses poches ; il reprit enfin :

— J’ai dû la laisser dans mon autre pardessus. Veux-tu sonner ? Je pense que Johnson est encore levé.

En effet, le calme valet ouvrit la porte immédiatement.

— Égaré ma clé, lui expliqua Sir Alington. Apportez-nous du whisky et du soda dans la bibliothèque, s’il vous plaît.

— Parfait, monsieur.

Le médecin se dirigea vers cette pièce, alluma puis fit signe à Dermot de fermer la porte.

— Je ne te retiendrai guère, lui dit-il, je désire te parler : me tromperais-je en disant que tu as un certain… penchant pour Mrs Jack Trent ?

Son neveu rougit violemment et répliqua :

— Jack Trent est mon meilleur ami.

— Ce n’est pas une réponse. Je suppose que tu considères mes idées sur le divorce et tout ce qui s’y rattache exagérément puritaines ; mais je veux te rappeler que tu es mon seul parent proche et par conséquent mon héritier.

— Il n’est pas question de divorce, répliqua sèchement Dermot.

— Certainement et ce pour une raison que je connais sans doute mieux que toi. Je ne puis te l’exposer à présent mais je tiens à t’avertir : Claire Trent n’est pas pour toi.

Le jeune homme fixa sur son oncle un regard calme.

— Je comprends fort bien… et, si tu me permets de te le dire, mieux que tu ne crois. Je connais la raison de ta présence chez les Trent ce soir.

— Comment ? Le spécialiste était nettement stupéfait. Comment l’as-tu apprise ?

— Appelle cela une intuition ! mais n’est-il pas vrai que tu étais là au titre de ta spécialité ?

Sir Alington se mit à marcher de long en large.

— Tu as parfaitement raison, bien entendu, je ne pouvais te la révéler moi-même, quoique je craigne qu’elle soit bientôt de notoriété publique.

Le cœur de Dermot se serra.

— Es-tu donc… certain.

— Oui, il y a de la folie dans cette famille du côté de la mère. C’est un triste, très triste cas.

— Je ne puis y croire.

— Ce n’est pas étonnant. Aux yeux du profane les signes sont peu apparents.

— Et pour un expert ?

— L’examen est concluant et, dans des cas semblables, le malade doit être enfermé aussi vite que possible.

— Juste Ciel, soupira Dermot. On ne peut interner quelqu’un sans raison.

— Mon cher enfant, on n’agit ainsi que lorsque sa liberté constitue un grave danger pour la communauté.

— Un danger ?

— Très grand… Probablement sous forme de manie homicide ; tel était le cas pour la mère.

Dermot se détourna en gémissant et enfonça son visage dans ses mains. Claire… la belle Claire aux cheveux d’or.

— Étant donné les circonstances, reprit l’oncle, j’ai estimé mon devoir de te prévenir.

— Claire… ma pauvre Claire.

— Certes nous devons tous la plaindre. Dermot leva la tête :

— Je n’y crois pas.

— Quoi ?

— Je répète, je n’y crois pas. Les médecins commettent des erreurs, tout le monde le sait. De plus, ils ne voient que leur spécialité.

— Mon cher garçon ! cria Sir Alington furieux.

— Je te dis que je n’y crois pas… et, d’ailleurs, quoi qu’il en soit, j’aime Claire. Si elle veut me suivre, je l’emmènerai au loin, hors de la portée des médecins brouillons. Je la protégerai, la soignerai, l’abriterai avec mon amour.

— Tu n’en feras rien, es-tu fou ?

Dermot fit entendre un rire ironique.

— Tu vas sûrement le prétendre !

— Écoute-moi (le visage de l’aliéniste était cramoisi de fureur). Si tu fais une chose aussi scandaleuse, tout sera fini entre nous. Je supprimerai la rente que je te fais et je ferai un autre testament léguant aux hôpitaux tout ce que je possède.

— Tu peux faire ce que tu veux de ton maudit argent, répliqua Dermot d’une voix sourde. Moi, j’aurai la femme que j’aime.

— Une femme qui…

— Si tu prononces un mot contre elle, je te tuerai…

Un léger cliquetis de verre les fit se retourner, Johnson qu’ils n’avaient pas entendu venir dans le feu de leur querelle, était entré portant un plateau. Son visage de serviteur bien stylé, était impassible, mais Dermot se demanda ce qu’il avait entendu.

— Très bien, Johnson, lui dit son maître. Vous pouvez aller vous coucher.

— Merci, monsieur, bonne nuit, monsieur.

Le domestique sortit.

L’oncle et le neveu se regardèrent, calmés par cette interruption. Dermot dit :

— Mon oncle, je n’aurais pas dû te parler ainsi. Je comprends que tu as, du point de vue auquel tu te places, parfaitement raison. Mais j’aime Claire Trent depuis longtemps et ne lui en ai jamais rien dit parce que Jack est mon meilleur ami. Mais, vu les circonstances, cela ne compte plus et l’idée qu’une question d’argent puisse me retenir est absurde. Je crois que nous avons dit tout ce qui importait. Bonsoir.

— Dermot…

— Il est tout à fait inutile de discuter. Bonsoir, mon oncle. Je suis désolé, mais la cause est entendue.

Il sortit rapidement et ferma la porte. Le vestibule était dans l’obscurité. Dermot le traversa, ouvrit la porte extérieure, sortit dans la rue et claqua le battant derrière lui. Un taxi venait de déposer des clients un peu plus haut. Dermot le héla et se fit conduire à la salle Grafton.

Arrivé sur le seuil de la salle de bal, il resta debout un instant pris de vertige. La bruyante musique de jazz, les femmes souriantes, il lui semblait avoir passé dans un autre hémisphère. Avait-il rêvé ? Cette sombre conversation avec son oncle avait-elle vraiment eu lieu ? Tout à coup, Claire passa devant lui, en dansant. Dans sa robe blanche et argent qui la gainait étroitement, elle avait l’air d’un grand lis ; elle lui sourit, son visage était calme. Il devait avoir rêvé.

La danse s’achevait et, bientôt Claire était auprès de lui… Il l’invita à danser et, tandis que la discordante musique recommençait elle était dans ses bras.

Tout à coup, il la sentit fléchir et lui demanda :

— Êtes-vous fatiguée, voulez-vous que nous nous arrêtions ?

— Oui, si cela ne vous ennuie pas. Tâchons de trouver un coin où nous puissions parler. J’ai quelque chose à vous dire.

Ce n’était pas un rêve. Dermot retomba sur la terre. Comment avait-il pu croire que son visage était serein ? Il était au contraire plein de terreur. Que savait-elle au juste ?

Il trouva un coin tranquille et s’assit auprès d’elle.

— Alors, dit-il en affichant une gaieté qu’il n’éprouvait pas. Vous avez quelque chose à me dire ?

— Oui… Elle baissait les yeux et jouait nerveusement avec la frange de sa ceinture. Mais c’est assez difficile.

— Dites-le moi tout de même.

— Voici : je voudrais que vous… partiez pendant quelque temps. Il fut stupéfait car il s’attendait à tout, sauf à cela.

— Vous voulez que je parte ? Pourquoi ?

— Il vaut mieux être sincère, n’est-ce pas ? Je sais que vous êtes un homme d’honneur, et aussi mon ami… Je désire que vous partiez parce que… je me suis éprise de vous…

— Claire…

Il ne savait que répondre ; elle reprit :

— Je vous en prie, ne croyez pas que je sois assez vaniteuse pour penser que vous… pourriez m’aimer aussi… Seulement je… je ne suis pas très heureuse… et… oh, mieux vaut que vous partiez.

— Ne savez-vous donc pas, Claire, que je vous aime follement depuis le jour où nous nous sommes rencontrés ?

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