ALLÔ, HERCULE POIROT… d’ Agatha Christie

— Regardez !

Elle la guida sur le seuil du salon où elles se figèrent. Sur le sofa, étendue dans une pose nonchalante, se trouvait la poupée.

— Elle est sortie, souffla la directrice. Elle est sortie de la pièce ! Et maintenant, elle veut aussi celle-ci.

Elle s’assit près de la porte et murmura :

— J’imagine qu’à la fin, il lui faudra toute la maison.

— C’est possible.

— Méchante créature ! cria-t-elle. Pourquoi venez-vous nous harceler ? Nous ne voulons pas de vous !

Il lui sembla, ainsi qu’à Sybil, que la poupée bougeait et que ses membres se détendaient un peu plus. Un de ses longs bras était posé nonchalamment sur un coussin et son visage chiffonné, à demi caché, semblait observer sournoisement les deux femmes.

— Quelle affreuse créature, cria Alicia. Je ne pourrais la supporter plus longtemps. Non, non !

Elle se leva d’un bond, alla saisir la poupée, courut à la fenêtre et la jeta dans la rue. Sybil poussa un cri de frayeur.

— Oh ! Alicia, vous n’auriez pas dû ! Je suis sûre que vous avez mal agi.

— Je devais faire quelque chose. Je ne puis plus la voir.

Sybil s’approcha à son tour de la fenêtre et regarda en contrebas. La poupée était étalée face contre terre, sur le trottoir.

— Vous l’avez tuée.

— Ne dites pas de bêtises… Comment peut-on tuer ce qui est fait de son et de bouts de chiffons ? Elle n’est pas un être humain.

— Elle en a pourtant l’air.

— Grand Dieu… cette enfant !

Une petite fille vêtue de haillons venait de s’approcher de la poupée et jetait alentour des regards furtifs. À cette heure matinale, la rue était encore déserte à part quelques véhicules qui passaient à vive allure ; alors, l’enfant se pencha, ramassa la poupée et traversa la chaussée en courant.

— Arrête ! arrête ! cria Alicia. Cette enfant ne doit pas prendre la poupée. Elle ne le doit pas ! La poupée est dangereuse ! Elle est animée d’un esprit malin. Nous devons absolument l’empêcher !

Ce n’est pas elle qui arrêta la petite fille mais la circulation devenue brusquement très dense, la forçant à rester au milieu de la chaussée, entre deux rangées de voitures et camions. Sybil dévala les escaliers en courant, Alicia Coombe la suivant avec difficulté. Se frayant un passage parmi deux véhicules, la jeune femme arriva auprès de l’enfant avant que cette dernière n’ait eu le temps de gagner le trottoir opposé. Alicia Coombe les rejoignit toute essoufflée et haleta :

— Tu ne peux pas emporter cette poupée. Rends-la moi.

La fillette leva un regard méfiant. Elle devait avoir huit ans, toute maigre et affectée d’un léger strabisme.

— Pourquoi je vous la donnerais ? Vous l’avez jetée par la fenêtre, je vous ai vue. Si vous l’avez lancée dans la rue, c’est que vous en voulez pas. Et maintenant, elle est à moi.

— Je t’en achèterai une autre… Viens avec moi dans un magasin de jouets… n’importe où… Je t’achèterai la plus belle poupée que tu trouveras. Mais rends-moi celle-ci.

— Non – et la petite fille serra son trésor contre elle.

Sybil tenta d’intervenir.

— Tu dois la rendre. Elle n’est pas à toi.

Elle avança le bras pour saisir la poupée, mais la petite fille tapa du pied et fit face aux deux femmes en criant :

— Non ! Non ! Non ! Elle est à moi. Je l’aime. Vous, vous ne l’aimez pas ! Vous la détestez ! Sinon vous l’auriez pas jetée par la fenêtre. Je vous dis que je l’aime et c’est ce qu’elle veut. Elle veut être aimée.

Et souple comme une anguille, elle se faufila parmi les voitures, gagna le trottoir opposé, courut le long d’un passage et disparut avant que les deux femmes n’aient eu le temps de réagir.

— Elle est partie, fit Alicia.

— Elle a dit que la poupée voulait être aimée. C’est peut-être ce qu’elle a toujours désiré… être aimée…

Au milieu de la circulation londonienne, les deux femmes effrayées, se regardèrent perplexes.

LE SIGNAL ROUGE

(THE RED SIGNAL)

— Oh ! que c’est passionnant, s’écria la jolie Mrs Eversleigh en écarquillant ses beaux yeux bleus un peu vides d’expression. On dit toujours que les femmes ont un sixième sens. Pensez-vous que ce soit vrai, Sir Alington ?

Le célèbre aliéniste sourit avec ironie. Il méprisait totalement les femmes jolies et sottes comme celle-ci. Alington West faisait autorité en matière de désordres mentaux et ne sous-estimait pas son importance. C’était un bel homme quelque peu poseur. Il répondit :

— Je n’ignore pas toutes les sottises qui ont cours. Un sixième sens ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Vous autres savants êtes toujours trop sévères. Mais la manière dont on sait les choses par avance, ou plutôt dont on les sent est positivement mystérieuse. Claire sait de quoi je parle, n’est-ce pas, Claire ?

Elle s’adressait à la maîtresse de maison en faisant la moue et en levant une épaule.

Claire Trent ne répondit pas tout de suite. Le dîner avait été intime et n’avait compris que les hôtes – Claire et son mari Jack, Violette Eversleigh, Sir Alington West et son neveu Dermot West, ami de Jack Trent. Ce dernier, un peu lourd et rubicond, répondit en riant :

— Allons, Violette, si votre meilleure amie est tuée dans un accident de chemin de fer, vous vous souvenez aussitôt que vous aviez rêvé d’un chat noir la semaine précédente et vous avez senti qu’un malheur était imminent.

— Non, Jack, vous confondez prémonition et intuition. Voyons, Sir Alington, vous avouerez que les prémonitions existent.

— Jusqu’à un certain point sans doute, répondit l’aliéniste froidement. Mais la coïncidence existe et aussi la tendance à tout exagérer, il faut en tenir compte.

— Je ne crois pas aux prémonitions, dit Claire d’un ton sec, ni à l’intuition, ni au sixième sens, ni à toutes les choses dont nous discutons sans réfléchir. Nous ressemblons à des trains qui foncent dans la nuit vers des destinations inconnues.

— Votre exemple est mal choisi, déclara Dermot West, qui prenait pour la première fois part à la discussion. Ses yeux gris brillaient curieusement dans son visage hâlé. Vous oubliez les signaux…

— Quels signaux ?

— Vert quand la voie est libre, rouge quand il y a danger.

— Rouge pour le danger, que c’est passionnant ! murmura Violette Eversleigh.

Dermot lui tourna le dos avec agacement et déclara :

— C’est une manière de parler. Il y a danger devant vous, attention ! Trent le dévisagea attentivement.

— On dirait que vous parlez par expérience, mon vieux ?

— C’est vrai.

— Racontez-nous cela ?

— Voici un exemple : J’étais en Mésopotamie, juste après l’Armistice et, un soir, j’ai regagné ma tente, troublé par un pressentiment : Danger. Attention… Je ne comprenais absolument pas de quoi il pouvait s’agir. Je fis le tour de notre camp, pris toutes les précautions voulues contre une attaque possible d’Arabes hostiles. Puis je rentrai sous ma tente. Dès que je fus à l’intérieur, la sensation devint plus forte. Danger… je finis par sortir en emportant une couverture dans laquelle je m’enroulai et je dormis dehors.

— Et alors ?

— Le lendemain quand j’entrai sous ma tente, la première chose que je vis fut un immense couteau enfoncé dans ma couchette juste à l’endroit où j’aurais dû être. Je ne tardai pas à découvrir le coupable ; un de nos serviteurs arabes dont le fils avait été fusillé pour espionnage. Qu’en pensez-vous, oncle Alington, comme exemple de ce que j’appelle « le signal rouge » ?

Le spécialiste sourit vaguement.

— Ton histoire est très intéressante, mon cher Dermot.

— Mais vous n’y croyez guère ?

— Si, si : je ne doute pas que tu aies eu la prémonition du danger. Mais c’est l’origine de cette prémonition que je discute. À te croire, elle est venue de l’extérieur, causée par une source inconnue qui t’a frappé. Mais, de nos jours, nous savons que tout prend en réalité naissance dans notre subconscient.

— Brave subconscient, s’écria Jack Trent. On l’accuse de tout… Sir Alington reprit sans accorder d’attention à cette boutade :

— Je suppose que cet Arabe s’était trahi par un regard ou un geste que tu n’avais pas remarqué, mais que ton subconscient avait enregistré. Il n’oublie jamais rien. Nous croyons également qu’il peut raisonner et déduire indépendamment de notre volonté. Ton subconscient avait compris qu’on allait essayer de t’assassiner et il a réussi à te faire sentir le danger.

— J’avoue que cela semble sérieux, dit Dermot en souriant.

— Mais beaucoup moins intéressant, déclara Mrs Eversleigh.

— Il est également possible que tu te sois, inconsciemment, rendu compte, de la haine que te vouait cet Arabe. Ce que l’on nommait autrefois « télépathie » existe sûrement, mais son origine demeure vague.

— Avez-vous eu d’autres exemples de prémonitions ? demanda Claire à Dermot.

— Oui, mais rien de sensationnel et je suppose qu’on pourrait les expliquer en parlant de coïncidences. Une fois, j’ai refusé une invitation dans une maison de campagne sans autre raison que l’apparition du « signal rouge ». Or, un incendie détruisit cette propriété au cours de la semaine. Par parenthèse, oncle Alington, quel rôle le subconscient a-t-il joué là ?

— Aucun, répondit l’interpellé en souriant.

— Cependant, vous avez trouvé une autre explication. Voyons, ne vous montrez pas cérémonieux en famille.

— Alors, mon neveu, je suppose que tu as refusé une invitation pour la raison toute simple qu’elle ne te séduisait pas ; puis après l’incendie tu t’es figuré que tu avais eu la prescience d’un danger, et désormais tu y crois sincèrement.

— C’est inextricable, s’écria Dermot en riant.

— Peu importe, déclara Violette Eversleigh. Je crois à votre « signal rouge ». Est-ce que vous l’avez eu en Mésopotamie pour la dernière fois ?

— Oui… jusqu’à…

— Jusqu’à ?

— Oh ! rien.

Dermot garda le silence car il avait failli dire « jusqu’à ce soir ». Les mots étaient montés à ses lèvres et avaient exprimés une idée qu’il n’avait même pas encore comprise… mais il se rendait compte qu’elle existait : le signal rouge sortait des ténèbres et lui criait : « Danger, danger imminent… »

Mais pourquoi ? Quel danger pouvait-il courir dans la maison de ses amis ? Cependant, il y en avait un. Il regarda Claire Trent, admira son teint pâle, son corps svelte, la courbe exquise de sa tête bonde. Mais ce danger-là existait depuis longtemps et ne risquait pas de devenir grave : Jack Trent était plus encore que son meilleur ami, car il lui avait sauvé la vie en Flandre et avait été décoré pour cela. Jack était le meilleur des hommes et Dermot pensa qu’il devait maudire le jour où il s’était épris de sa femme. Cela passerait sûrement, il allait s’employer à guérir. D’ailleurs Claire ne devinerait jamais et, dans le cas où elle s’en apercevrait, elle n’en souffrirait pas : elle était belle comme une statue, mais tout aussi froide. Pourtant… et bien qu’il eût déjà aimé, Dermot, n’avait jamais éprouvé un sentiment pareil. Mais le « signal rouge » devait s’appliquer à autre chose.

Il regarda autour de la table et, pour la première fois, s’aperçut que leur petit groupe était étrange : son oncle notamment, n’acceptait jamais une invitation aussi peu cérémonieuse. Pourtant il n’était pas lié avec le ménage Trent et Dermot ne s’était jamais douté qu’ils se connaissaient.

Évidemment il y avait une raison, car un médium assez célèbre devait venir donner une séance après le dîner. Sir Alington se déclarait un peu intéressé par le spiritisme. Ce devait être une explication.

Ce mot frappa l’esprit de Dermot : cette séance cachait-elle la raison de la présence du spécialiste ? En ce cas, quelle était cette raison ? De nombreux petits détails qu’il n’avait pas remarqués jusqu’alors se présentèrent à l’esprit du jeune homme : le grand spécialiste avait dévisagé Claire Trent qui avait semblé inquiète. Ses mains tremblaient et elle paraissait affreusement nerveuse, voire même effrayée. Pourquoi ?

Dermot fit un effort pour ramener son esprit au moment présent. Mrs Eversleigh avait entraîné le savant à parler de son travail :

— Chère madame, lui disait-il, qu’est-ce que la folie ? Je puis vous affirmer que plus nous étudions ce sujet, plus il nous devient difficile de nous prononcer. Tous, tant que nous sommes, nous dissimulons nos pensées. Mais quand nous allons jusqu’à déclarer que nous sommes le Tsar de Russie, on nous enferme, cependant, avant d’en arriver là, il y a un long chemin à parcourir et, sur le parcours, à quel endroit planterons-nous une borne sur laquelle nous inscrirons : « De ce côté la raison, de l’autre la folie ? » C’est impossible et j’ajoute ceci : Quand quelqu’un a des hallucinations, s’il n’en parle pas nous ne pourrons jamais le distinguer d’un individu normal ; l’étonnante sagesse des fous est fort intéressante à étudier.

Sir Allington but une gorgée de vin avec un plaisir évident et sourit à son auditoire.

— J’ai toujours entendu dire que les toqués sont très rusés, fit observer Mrs Eversleigh.

— Très rusés en effet, et si l’on fait disparaître leur idée fixe le résultat est désastreux. La psychanalyse nous a d’ailleurs appris que toute modification est dangereuse. L’individu qui présente une certaine idée fixe inoffensive et peut la cultiver se montre rarement agressif. Mais, l’homme ou la femme qui paraît absolument normal peut, en réalité, être un danger terrible pour la communauté.

Le regard du médecin se posa sur Claire puis il se détourna et il goûta de nouveau son vin.

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