ALLÔ, HERCULE POIROT… d’ Agatha Christie

— J’imagine que quelqu’un me l’a donnée ou envoyée… N’empêche qu’elle s’harmonise bien avec le décor. Vous ne trouvez pas ?

— Trop bien. Il est vraiment curieux que de mon côté, je n’arrive pas à me souvenir quand je l’ai aperçue pour la première fois.

— Allons, voilà que vous vous exprimez comme moi. Vous êtes encore trop jeune pour perdre la mémoire.

— Pourtant, lorsque je l’ai regardée hier, je me suis dit qu’il y avait quelque chose… ma foi, Mrs Groves a raison. Cette poupée a un côté effrayant. J’ai bien pensé que j’avais déjà éprouvé cette impression mais, il m’est impossible de me souvenir quand. C’est un peu comme si j’avais brusquement pris conscience de sa présence après qu’elle ait occupé ce fauteuil depuis des mois.

— Peut-être est-elle simplement entrée par la fenêtre, à cheval sur un balai. Je dois dire qu’elle s’est, à présent, intégrée au décor. Il m’est difficile d’imaginer la pièce sans elle, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, – répondit Sybil avec un petit frisson – toutefois je souhaiterais que ce ne soit pas aussi évident.

— Deviendrions-nous toutes obsédées par cette poupée ? Qu’est-ce qu’elle a donc d’extraordinaire ? Pour moi, elle ressemble à un vieux chou, mais cela vient probablement du fait que je n’ai pas mis mes lunettes. – Elle les posa sur son nez et fixa l’intéressée. – Oui, je vois ce que vous voulez dire, Sybil. Elle est un peu effrayante… Elle a l’air triste et cependant… futé et même volontaire.

— J’ai été surprise de ce que Mrs Fellow-Brown la prenne en grippe.

— Les gens ressentent parfois des aversions soudaines.

— Peut-être que la poupée n’est ici que depuis hier… Elle aura pu… arriver par la fenêtre, comme vous le disiez.

— Non, je suis sûre qu’elle est ici depuis un certain temps, mais sa présence ne nous est devenue sensible qu’hier.

— Oui, c’est l’impression qu’elle me donne.

— Cessons ce bavardage avant qu’il ne prenne une tournure plus sérieuse. Voyons, il serait ridicule d’attribuer un pouvoir surnaturel à cette chose inerte. – Elle prit la poupée, la secoua, arrangea ses manches et l’assit dans un autre fauteuil. Aussitôt, le pantin de son glissa légèrement et se détendit. – En apparence, elle est inanimée et cependant elle donne l’impression d’être vivante, vous ne trouvez pas, Sybil ?

— Oh ! ça m’a donné un de ces chocs ! haleta Mrs Groves en pénétrant dans le salon de Miss Coombe, armée de son plumeau. Maintenant j’ai la frousse de retourner dans le salon d’essayage.

— Qu’est-ce qui vous a mise dans cet état-là ? demanda Miss Coombe en levant les yeux de son livre de comptes. Elle ajouta aussitôt, plus pour elle-même que pour Mrs Groves : Cette femme s’imagine qu’elle peut obtenir chaque année deux robes de soirée, trois robes de cocktails et un ensemble sans me payer un sou ! Vraiment, la mentalité de certaines clientes…

— C’est cette poupée, plaça Mrs Groves en hésitant.

— Quoi, encore la poupée ?

— Elle est assise devant le secrétaire, tout comme un être humain. Dieu ! ça m’a fait un drôle d’effet !

— De quoi parlez-vous ?

Alicia Coombe se leva, traversa le palier et ouvrit la porte du salon d’essayage. Devant le petit secrétaire qui occupait un coin de la pièce, la poupée était assise, très droite, ses longs bras étendus sur le pupitre.

— Quelqu’un aime encore jouer à la poupée – remarqua Miss Coombe. Quelle idée de l’avoir assise ainsi ! Elle paraît presque naturelle.

Sybil Fox arriva de l’atelier chargée d’une robe qui devait être essayée dans la matinée.

— Venez voir, Sybil. Notre poupée se trouve à mon bureau, occupée à écrire ma correspondance. C’est vraiment absurde ! Je me demande qui l’a installée là. Est-ce vous ?

— Non. Il doit probablement s’agir d’une ouvrière.

— C’est une plaisanterie de très mauvais goût. – Alicia prit la poupée qu’elle lança sur le sofa.

Sybil déposa son fardeau sur une chaise et remonta aussitôt à l’atelier de travail où elle annonça :

— Vous connaissez toutes la poupée vêtue de velours qui se trouve dans le salon d’essayage…

La première et ses ouvrières levèrent la tête.

— Oui, madame, bien sûr.

— Qui l’a assise devant le bureau, ce matin ?

Elspeth s’exclama :

— Assise devant le bureau ? Pas moi.

— Ni moi non plus ! s’écria une ouvrière. Est-ce vous Marlene ?

L’interpellée hocha la tête et demanda, venimeuse :

— C’est ce à quoi vous vous occupez en cachette, Elspeth ?

— Certainement pas. J’ai bien autres choses à faire que de jouer à la poupée.

La voix mal assurée, Sybil Fox les pressa :

— C’est… c’est une bonne plaisanterie, mais j’aimerais en connaître l’auteur.

Les trois ouvrières protestèrent.

— Nous vous assurons que ce n’est pas nous, Mrs Fox !

— Ni moi non plus, appuya Elspeth. Pourquoi tant d’histoire pour une poupée, Mrs Fox ?

— L’incident est simplement étrange.

— C’est peut-être Mrs Groves ?

— Impossible. Elle a eu une peur bleue en pénétrant dans le salon d’essayage.

— Il faut que j’aille me rendre compte par moi-même, déclara soudain la première d’atelier.

— Elle n’est plus devant le bureau. Miss Coombe l’a mise sur le sofa. Toujours est-il que quelqu’un a touché à cette poupée et il n’y a aucune raison pour que ce quelqu’un refuse de l’admettre.

— Nous vous l’avons affirmé à deux reprises, Mrs Fox. Pas la peine de nous accuser d’être des menteuses. Aucune d’entre nous n’irait jouer un tour pareil !

— Excusez-moi ! Je ne voulais pas vous offenser. Je ne vois néanmoins pas de qui d’autre il pourrait bien s’agir.

— Peut-être qu’elle s’est rendue au secrétaire tout seule, suggéra Marlene en pouffant.

Sybil pinça les lèvres, vexée.

— Assez perdu de temps pour une histoire ridicule.

Elle tourna les talons et regagna le salon d’essayage où elle trouva Alicia Coombe fredonnant un air gai tout en fouillant parmi ses affaires.

— Ah ! Sybil ! J’ai encore perdu mes lunettes… Le désavantage d’être aussi myope que je le suis, est que lorsque l’on a égaré ses précieuses lunettes, à moins d’en chausser une autre paire pour retrouver la première, on n’a aucune chance de la récupérer, car on ne distingue rien à deux pas.

— Je vais les chercher pour vous. Vous les aviez il n’y a pas longtemps.

— Lorsque vous êtes montée, je me suis rendue dans mon salon, j’imagine qu’elles y sont restées.

Elle se rendit dans l’autre pièce tout en remarquant :

— Il va falloir que je m’occupe de mes comptes et sans mes lunettes, je suis perdue.

— Voulez-vous que j’aille quérir la paire de rechange que vous gardez dans votre chambre ?

— Je n’ai plus de paire de rechange.

— Que dites-vous ?

— Ma foi, je crois que je les ai perdues hier à l’heure du déjeuner. J’ai téléphoné au restaurant ainsi qu’aux deux magasins où je me suis rendue, mais en vain.

— Dans ce cas, vous allez avoir besoin d’une troisième paire.

— Ah non ! ou alors je passerai ma vie à chercher l’une ou l’autre. Il est préférable que je n’en possède qu’une et que je la cherche jusqu’à ce que je la trouve.

— Si vous n’êtes allée que dans ces deux pièces, ce ne devrait pas être très difficile.

Elle inspecta le salon privé de Miss Coombe puis le salon d’essayage. En dernière ressource, elle souleva la poupée, abandonnée sur le sofa.

— Je les ai ! cria-t-elle.

— Où étaient-elles, Sybil ?

— Sous notre précieuse poupée. Vous avez dû les poser sur le sofa avant de l’y jeter.

— Je suis sûre que non.

— Dans ce cas – s’exclama Sybil exaspérée – c’est la poupée qui les a prises pour les cacher derrière son dos !

— Toute réflexion faite, cela ne m’étonnerait pas. Elle a l’air très intelligente, vous savez ?

— Sa tête ne me plaît pas. Elle a l’air de quelqu’un qui sait quelque chose que nous ignorons.

— Son expression est douce et triste… hasarda Miss Coombe sans grande conviction.

— Je ne pense pas qu’elle soit douce du tout.

— Non… vous avez peut-être raison. Allons, retournons au travail. Lady Lee doit arriver dans dix minutes et je veux auparavant poster quelques factures.

— Mrs Fox ! Mrs Fox !

— Oui, Margaret, que se passe-t-il ? Sybil était penchée sur sa table occupée à couper une pièce de satin.

— Oh ! Mrs Fox ! c’est encore cette poupée. J’ai descendu la robe marron pour Lady Lee et j’ai trouvé votre poupée assise devant le secrétaire. Ce n’est pas moi qui l’y ai mise… ni aucune d’entre nous, là-haut. Croyez-moi, Mrs Fox, nous ne ferions jamais une chose pareille.

Les ciseaux de la coupeuse dévièrent un peu.

— Oh ! regardez ce que vous m’avez fait faire. Ma foi, tant pis. Racontez-moi ce qui s’est passé.

— J’ai trouvé la poupée assise devant le secrétaire, dans le salon d’essayage.

Sybil descendit pour constater que la poupée occupait à nouveau la position dans laquelle la femme de ménage l’avait trouvée plus tôt.

— Vous êtes une petite personne très déterminée. Elle la secoua durement et la remit sur le sofa. Votre place est ici. N’en bougez plus.

Puis elle se rendit chez sa patronne.

— Miss Coombe ?

— Oui, Sybil !

— Je crois que quelqu’un s’amuse à nos dépens. La poupée était à nouveau assise devant le secrétaire.

— De qui s’agit-il, à votre avis ?

— Une des trois ouvrières, sans aucun doute. Elle doit estimer cela drôle. Naturellement, elles jurent toutes qu’elles sont innocentes.

— Serait-ce Margaret ?

— Je ne pense pas. Elle était toute pâle en revenant du salon d’essayage. C’est probablement cette évaporée de Marlene.

— En tout cas, ce jeu devient ennuyeux.

— Je suis bien de votre avis. Néanmoins – ajouta-t-elle d’un ton sévère – je me propose de mettre un point final à la plaisanterie.

— Comment cela ?

— Vous verrez !

Ce soir-là, avant de partir, Sybil ferma la porte du salon d’essayage à clé.

— Et je l’emporte avec moi pour plus de sûreté, annonça-t-elle.

Miss Coombe parut amusée.

— Vous croyez donc qu’il pourrait s’agir de moi ? Vous pensez que je suis tellement étourdie que je me rends à mon secrétaire avec l’intention d’écrire et qu’au lieu de cela, j’assieds la poupée devant ma correspondance avec l’espoir qu’elle se chargera du travail à ma place ? Et après cela, l’incident me sort complètement de la tête ?

— Ma foi, ce n’est pas impossible. En tout cas, je veux m’assurer que ce soir, personne ne sera tenté de jouer un mauvais tour en cachette.

Le lendemain matin, dès son arrivée, Sybil ouvrit la porte du salon d’essayage, sous l’œil courroucé de Mrs Groves, qui l’avait attendue sur le palier, les balais et plumeaux en main.

Sybil avança le cou, mais recula brusquement.

La poupée avait repris sa place devant le secrétaire.

— Par exemple ! souffla la femme de ménage dans son dos, c’est pas possible… Mrs Fox, vous ne vous sentez pas bien ? Vous voilà toute pâle. Vous avez besoin d’un remontant. Est-ce que Miss Coombe garde un peu d’alcool chez elle ?

— Ce n’est rien.

Sybil alla prendre la poupée qu’elle porta avec soin à l’autre extrémité de la pièce.

— Quelqu’un vous a encore joué un tour, Mrs Fox.

— Je ne vois pas comment, car j’ai fermé la porte à clé, hier soir. Vous avez constaté vous-même que personne ne pouvait entrer.

— Peut-être que quelqu’un détient un double.

— Je ne pense pas. Nous n’avons jamais condamné cette pièce. La clé est un vieux modèle qui n’existe qu’en un seul exemplaire.

— La clé du salon de Miss Coombe sert peut-être pour cette serrure ?

Elles essayèrent toutes les clés du magasin et de l’atelier, aucune ne correspondait à la serrure les intéressant.

Plus tard, alors que Sybil et Miss Coombe déjeunaient ensemble, elles reparlèrent de l’incident.

— Je trouve ce phénomène bien bizarre, remarqua Sybil.

— Ma chère ! c’est simplement extraordinaire. À mon avis, nous devrions en informer le service de recherches psychologiques. On nous enverra peut-être un médium pour découvrir si la pièce recèle quelque esprit malin.

— Vous ne paraissez pas le moins du monde alarmée.

— J’avoue que, dans un sens, l’aventure m’amuse. À mon âge, tout incident insolite me procure une distraction. Pourtant… je crois qu’intérieurement, je n’aime pas beaucoup la tournure que prend cette histoire. Notre poupée dépasse un peu les bornes.

Ce soir-là, Sybil et Alicia Coombe fermèrent la porte ensemble.

— Je suis encore persuadée – remarqua Sybil – qu’une des ouvrières nous joue un mauvais tour, bien que son motif m’échappe…

— Vous pensez que demain matin, nous trouverons la poupée de nouveau assise devant le bureau ?

— Franchement, oui.

Mais Sybil se trompait. Au matin, la poupée n’était pas assise à sa nouvelle place, mais sur le rebord de la fenêtre, tournée vers la rue en contrebas. Et à nouveau, sa posture avait quelque chose d’étrangement naturel.

Au cours de l’après-midi, alors que les deux femmes se détendaient un moment en buvant une tasse de thé, Miss Coombe lança à brûle-pourpoint :

— Cette affaire devient vraiment ridicule.

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