ALLÔ, HERCULE POIROT… d’ Agatha Christie

— Voici le nom de la personne qui a pris vos bijoux, monsieur. Dois-je placer l’affaire entre les mains de la police ? Ou préférez-vous que je récupère votre bien sans en informer les autorités ?

Hardman fixait le morceau de papier, ahuri. Lorsqu’il fut remis de sa surprise, il déclara vivement :

— Je préfère éviter le scandale. Je vous donne carte blanche, monsieur Poirot. Je ne doute pas que vous agirez avec discrétion.

Dehors, Poirot héla un taxi et pria le chauffeur de nous conduire au Carlton. Là, il demanda à voir la comtesse Rossakoff et quelques instants plus tard, un groom nous guidait vers son appartement. Drapée dans un ravissant négligé orné de motifs bariolés, la Russe s’avança vers nous les mains tendues.

— Monsieur Hercule ! Vous avez réussi ? Vous avez lavé cé pauvré enfant de tout soupçon ignoble ?

— Madame la comtesse, votre ami Mr Parker n’a rien à craindre de la police.

— Vous êtes oun petite bonhomme merveilleux !

— D’un autre côté, madame la comtesse, j’ai promis à Mr Hardman que ses bijoux lui seraient restitués aujourd’hui même.

— Et alors ?

— Alors, madame, je vous serais très obligé si vous vouliez bien me les remettre sans délai. Je regrette de devoir vous presser, mais un taxi m’attend… pour le cas où je devrais me rendre à Scotland Yard. Nous autres, Belges, sommes économes de nature. Je ne voudrais pas que le compteur tourne trop longtemps.

La comtesse avait allumé une cigarette. Un moment, elle resta figée sur son siège, exhalant des bouffées de fumée en observant Poirot. Soudain, elle éclata de rire et, se levant, se dirigea vers son secrétaire d’où elle tira un petit sac de soirée noir. Elle le lança à Poirot.

D’un ton badin, et parfaitement assurée, elle annonça :

— Nous autres, Russes, pratiquons au contraire la prodigalité. Malheureusement, pour cela il faut être riche. Inutile de vérifier, les bijoux sont tous là.

Poirot se leva.

— Je vous félicite pour votre intelligence et votre promptitude, madame.

— Je n’ai pas lé choix, du fait qu’un taxi vous attend.

— Vous êtes trop aimable. Avez-vous l’intention de rester longtemps à Londres ?

— Hélas, non… à causé de vous, affreux petite bonhomme.

— Veuillez accepter mes excuses.

— Nous nous reverrons ailleurs… peut-être.

— Je l’espère.

— Moi pas ! s’exclama-t-elle en riant. Je vous fais là un grand compliment, monsieur Poirot, car le monde compte bien peu d’hommes que je redoute de rencontrer. Au revoir, monsieur Poirrrrot !

— Au revoir, madame la comtesse. Ah !… Excusez-moi, j’allais oublier ! Permettez-moi de vous rendre votre étui à cigarettes.

S’inclinant, il lui tendit le petit étui. Elle l’accepta sans aucune hésitation – un simple froncement de sourcils et ce mot murmuré à voix basse : « Nitchevo. »

— Quelle femme ! s’écria Poirot avec enthousiasme, alors que nous descendions les escaliers. Seigneur Dieu, quelle femme ! Pas un mot de protestation… de bluff. Un seul coup d’œil et elle a réalisé le sérieux de la situation. Je vous le dis, Hastings, une femme qui peut accepter aussi facilement une défaite, avec un tel sourire d’indifférence, ira loin ! Elle est dangereuse, elle a des nerfs d’acier, elle…

Il buta contre une marche et manqua s’étaler.

— Essayez de modérer vos transports pour regarder où vous allez, Poirot. Quand avez-vous commencé à suspecter la comtesse ?

— Mon ami, le gant et l’étui à cigarettes – le double indice, dirons-nous – me tourmentaient. Bernard Parker aurait facilement pu égarer l’un ou l’autre, mais les deux… non, cela aurait été trop étourdi ! D’autre part, si quelqu’un les avait placés là pour incriminer le garçon, un seul aurait suffi, l’étui à cigarettes ou le gant… à nouveau, pas les deux. J’en ai donc conclu que l’un des deux objets n’appartenait pas à Parker. Tout d’abord, j’ai cru que c’était le gant, mais lorsque j’ai découvert chez lui le frère de celui que nous avions trouvé, j’ai dû me rendre à l’évidence. Alors, à qui appartenait l’étui à cigarettes ? Pas à lady Runcorn, les initiales ne correspondaient pas aux siennes. Mr Johnston ? Il aurait fallu qu’il soit venu en Angleterre sous un nom d’emprunt. En interrogeant son secrétaire, j’ai tout de suite compris que rien ne clochait de ce côté. Le garçon n’a pas cherché à protéger le passé de son patron. La comtesse ? Elle avait, paraît-il, apporté ses bijoux de Russie avec l’intention de les vendre. Une fois les pierres retirées de leurs montures, il aurait été bien difficile de prouver qu’elles provenaient du coffre de Mr Hardman. Il lui aurait été facile d’escamoter un gant de Parker et de l’abandonner dans le coffre après son larcin. Mais bien sûr, elle n’avait nullement l’intention d’y laisser son étui à cigarettes !

— Pourtant si l’étui est à elle, pourquoi porte-t-il les lettres « B.P. » ? Ses initiales sont « V. R. ».

Poirot m’adressa un sourire de commisération.

— En effet, mon ami, mais dans l’alphabet russe, B est V et P est R.

— Vous ne pouviez quand même pas espérer que je le devine ! Je ne connais pas le russe !

— Moi non plus, Hastings. C’est pour cela que j’ai consulté ma petite grammaire… et vous ai recommandé d’y jeter un coup d’œil.

Il soupira.

— Cette comtesse est une femme remarquable. J’ai le sentiment, mon ami – presque la certitude – que je la rencontrerai à nouveau. Où ? Je me le demande…

Il haussa les épaules : « Nitchevo. »

LE GUÊPIER

(WASPS’ NEST)

John Harrison sortit sur la terrasse et contempla un moment le jardin qui s’étalait à ses pieds. Un homme puissant au visage émacié et de teint verdâtre. Habituellement, il affichait une mine sévère, mais lorsque, comme en cet instant, ses traits s’adoucissaient dans un sourire, il dégageait beaucoup de charme.

John Harrison aimait son jardin, plus beau que jamais en cette tiède soirée d’août. Les rosiers grimpants étaient superbes, les pois de senteurs embaumaient l’air.

Un grincement fit se retourner le rêveur. Qui venait de pousser la barrière du jardin ? Une minute plus tard, le visage d’Harrison reflétait un profond étonnement, car le personnage vêtu en dandy qui s’avançait vers lui était bien le dernier qu’il s’attendait à rencontrer en cet endroit.

— Monsieur Poirot ! Quelle heureuse surprise !

Il s’agissait bien, en effet, du fameux Hercule Poirot dont la réputation était connue du monde entier.

— Oui, c’est moi. Vous m’avez dit un jour : « Si vous passez dans la région, venez me voir. » Je vous ai pris au mot… me voici.

— J’en suis ravi ! s’exclama spontanément Harrison. Asseyez-vous et prenez un verre.

Il montra sous la véranda une table supportant diverses bouteilles.

Poirot se laissa tomber dans un fauteuil d’osier.

— Merci. Vous n’avez pas de sirop ? Non ? pas d’importance. Je prendrai un peu de soda – sans whisky. Il ajouta avec dépit, tandis que son hôte plaçait un verre à sa portée : Hélas ! mes moustaches sont molles. Cela vient de la chaleur.

— Qu’est-ce qui vous amène dans ce coin tranquille ? Un voyage d’agrément ?

— Non, mon ami, je poursuis une enquête.

— Dans cet endroit isolé ?

— Mais oui. Tous les méfaits ne sont pas commis au milieu de la foule, vous savez.

Son interlocuteur rit.

— Ma remarque était stupide. Sur quel crime enquêtez-vous par ici… à moins que ce ne soit une question qu’on ne doive pas poser ?

— Si, si, je préfère que nous en parlions.

Intrigué, Harrison contempla le détective.

— L’affaire est-elle sérieuse ?

— Des plus sérieuse.

— Vous voulez dire…

— Il s’agit d’un meurtre.

Le ton d’Hercule Poirot frappa Harrison et le regard qu’il fixait sur lui le déconcerta. Il dut s’imposer un effort pour articuler :

— Je n’ai cependant pas entendu parler de meurtre dans mon entourage.

— Cela ne me surprend pas.

— Qui a été assassiné ?

— Jusqu’à présent, personne…

— Je ne comprends pas.

— … Ce qui explique votre ignorance. J’enquête sur un crime pas encore perpétré.

— Impossible !

— Pas du tout. S’il m’est donné de découvrir la preuve qu’un crime va être commis, c’est certainement préférable, car alors, j’ai de grandes chances de le prévenir.

— Voyons, monsieur Poirot, je ne comprends pas. Un crime dans ce patelin ? C’est absurde !

— Mais inévitable… à moins que nous n’agissions à temps.

— Nous ?

— Je vais avoir besoin de votre aide.

À nouveau Poirot le fixa avec insistance et Harrison se troubla sans qu’il sût pourquoi.

— Je suis ici, monsieur Harrison, parce que… parce que vous m’êtes sympathique. – Il ajouta en indiquant un arbre dans le jardin : Je vois que vous avez un guêpier, là-bas. Vous devriez le détruire.

Ce brusque changement de conversation surprit Harrison qui fronça le sourcil. Il suivit le regard du détective.

— C’est exactement ce que j’ai l’intention de faire… ou plutôt, le jeune Langton s’en chargera à ma place. Vous vous souvenez de Claude Langton ? Il se trouvait au repas au cours duquel nous avons fait connaissance. Il m’a proposé de venir me débarrasser du nid ce soir. À l’entendre, il est habitué à ce genre de travail.

— Comment s’y prendra-t-il ?

— Il arrosera le nid d’essence, à l’aide d’une seringue de jardin. Il apportera sa propre seringue, la mienne étant trop petite.

— Il y a un autre moyen, le cyanure de potassium.

— Je sais, mais il n’est pas très prudent de garder ce produit chez soi.

— C’est en effet un poison mortel. – Il resta un moment silencieux puis répéta : Un poison mortel.

— Très utile pour se débarrasser de sa belle-mère, hé ?

Il rit. Poirot ne l’imita pas.

— Vous êtes certain que M. Langton va détruire votre nid de guêpes avec de l’essence ?

— Absolument, pourquoi ?

— Cet après-midi, je me trouvais chez le pharmacien de Barchester où, pour un achat, j’ai dû signer le livre des poisons et j’y ai remarqué la dernière inscription. Il s’agissait de cyanure de potassium acheté par Claude Langton.

— Langton m’a pourtant affirmé qu’il ne toucherait jamais à ce produit dont il désapprouvait l’emploi pour la destruction d’un guêpier.

Poirot contempla les roses. D’une voix neutre, il s’enquit :

— Éprouvez-vous de la sympathie pour Langton ?

La question surprit Harrison qui bégaya :

— Je… ma foi… naturellement. Pourquoi ?

— Simple curiosité.

Comme son interlocuteur ne répondait pas, il poursuivit :

— Je me demande s’il est animé du même sentiment à votre égard ?

— Où voulez-vous en venir, monsieur Poirot ? Vous avez une idée derrière la tête.

— Je vais être franc. Vous êtes fiancé à Miss Molly Deane, une jeune personne charmante et extrêmement jolie. Avant vos fiançailles, elle était sur le point d’épouser Claude Langton qu’elle a laissé tomber pour vous.

Harrison approuva d’un signe de tête.

— Je ne cherche pas à m’expliquer ses raisons – elles sont probablement justifiées – mais il n’est pas exagéré de supposer que Langton n’a ni oublié ni pardonné.

— Je vous jure que vous faites fausse route, monsieur Poirot. Langton a réagi en sportif. Il s’est étonnamment bien conduit et m’a même conservé son amitié.

— Et cela ne vous semble pas étrange ? Vous avez employé le mot « étonnamment » cependant vous ne paraissez pas étonné.

— Que voulez-vous dire ?

— Un homme peut très bien dissimuler sa haine jusqu’au moment qu’il jugera propice.

— Sa haine ? – Harrison hocha la tête et sourit.

Le petit détective s’emporta :

— Les Anglais sont stupides ! Ils s’imaginent qu’ils détiennent le pouvoir de tromper tout le monde, mais que personne ne peut leur rendre la pareille. Le sportif… le bon type… ils ne penseront jamais le moindre mal de lui. Et parce qu’ils sont braves et stupides, ils meurent inutilement.

— Vous essayez de me prévenir… Je comprends à présent… Vous êtes venu ici dans le but de me mettre en garde contre Claude Langton.

Poirot inclina la tête et son vis-à-vis se dressa d’un bond.

— Vous commettez une grave erreur de jugement, monsieur Poirot. Nous sommes en Angleterre et ici, les prétendants malchanceux ne plantent pas de couteau dans le dos de leurs rivaux heureux, ni ne s’abaissent à les empoisonner. Vous vous méprenez totalement sur le compte de Langton. Ce garçon ne ferait pas de mal à une mouche.

— La vie des mouches ne me concerne en rien, toutefois alors que vous soutenez que M. Langton ne tuerait pas une mouche, il se prépare, ce soir même, à détruire des milliers de guêpes.

Harrison ne répondit pas. À son tour, le petit détective se leva et vint poser une main sur l’épaule de son ami. Il se trouvait dans une agitation telle qu’il secoua presque l’homme de haute stature.

— Réveillez-vous, mon ami, réveillez-vous et regardez, là-bas sur le glacis, à l’abri de ce tronc d’arbre. Vous voyez, les guêpes regagnant leur domaine, calmes et somnolentes après leur journée de travail ? Dans un peu moins d’une heure, leur domaine sera détruit et pourtant, elles ne soupçonnent rien. Personne n’est là pour les avertir ; apparemment, elles n’ont pas un Hercule Poirot. Je vous le dis, monsieur Harrison, le crime est mon affaire – avant ou après qu’il ait été perpétré. À quelle heure M. Langton vient-il pour détruire le nid de guêpes ?

— Langton n’irait jamais…

— À quelle heure ?

— Neuf heures. Mais je maintiens que vous vous trompez, Langton n’irait jamais…

— Ces Anglais !

Poirot saisit son chapeau et sa canne et s’en fut le long de l’allée, s’arrêtant à mi-chemin pour remarquer :

— Je ne reste pas pour discuter de cette affaire plus avant. Cela ne pourrait que m’exaspérer. Mais soyez persuadé que je reviendrai à neuf heures.

Harrison ouvrit la bouche mais le détective ne lui laissa pas le temps de parler.

— Je sais ce que vous allez dire : « Langton ne ferait jamais une chose pareille » etc., etc. Ah !… il n’oserait pas ! N’empêche que je reviens à neuf heures. Cela m’intéressera beaucoup de voir détruire un guêpier. Un autre de vos sports anglais, j’imagine !

Sans attendre de réponse, il reprit sa marche et poussa la barrière qui grinçait. Une fois sur la route, son pas ralentit. Sa vivacité disparut, son visage se fit grave et tourmenté. Il tira sa montre de sa poche : huit heures dix.

— Un peu plus de trois quarts d’heure à attendre, murmura-t-il. Je me demande si je n’aurais pas été mieux inspiré de rester.

Il s’arrêta, sur le point de tourner les talons. Un vague pressentiment l’assaillit. Il reprit sa marche vers le village. Cependant, son expression anxieuse ne le quitta pas et une ou deux fois, il hocha la tête comme un homme à demi-satisfait.

Un peu avant neuf heures, il se retrouvait à proximité de la propriété de son ami. La soirée était claire, calme ; aucune brise n’agitait les feuilles des arbres. Il y avait quelque chose de sinistre dans l’immobilité ambiante, un peu comme l’accalmie qui précède un orage.

Poirot pressa le pas. Il se sentait soudain inquiet et incertain… craignant, il ne savait trop quoi.

Et à ce moment, la barrière fut poussée et Claude Langton apparut, avançant à grandes enjambées. Il sursauta en apercevant Poirot.

— Oh ! heu… bonsoir.

— Bonsoir, monsieur Langton. Vous êtes en avance.

— Je vous demande pardon ?

— Vous avez détruit le nid de guêpes ?

— Ma foi… non.

— Oh !… Qu’avez-vous donc fait ?

— J’ai bavardé un moment avec le vieux Harrison. Il faut absolument que je me dépêche, à présent. Je ne savais pas que vous demeuriez dans la région, monsieur Poirot.

— J’y ai une affaire à régler.

— Ah ? Eh bien, vous trouverez Harrison sur la terrasse. Excusez-moi, je ne puis rester davantage.

Il s’éloigna à pas pressés. Poirot observa sa silhouette qui allait disparaître. Un jeune homme nerveux, beau garçon mais à la bouche molle !

— Ainsi, je trouverai Harrison sur la terrasse. Je me le demande…

Il passa la barrière et remonta l’allée. Harrison, assis près de la table, sous la véranda, ne bougeait pas. Il ne tourna même pas la tête à l’approche de Poirot.

— Ah ! Mon ami. Vous êtes sain et sauf, hé ?

Au bout d’un long silence, Harrison s’enquit d’une voix étrange :

— Que disiez-vous ?

— J’ai dit : vous êtes sain et sauf ?

— Sain et sauf ? Oui. Pourquoi ne le serais-je pas ?

— Vous ne ressentez pas d’effets pernicieux ? J’en suis ravi.

— De quoi parlez-vous ?

— De carbonate de soude.

Harrison se redressa brusquement.

— Carbonate de soude ? Que signifient vos paroles ?

Le petit détective eut un geste d’excuse.

— Je regrette infiniment, mais j’en avais mis dans votre poche.

— Mais enfin, dans quel but ?

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