ALLÔ, HERCULE POIROT… d’ Agatha Christie

Devant son interlocuteur ahuri, Poirot annonça d’un ton posé tel un professeur lisant une leçon difficile à un élève :

— Vous voyez, un des avantages ou désavantages d’être détective est que l’on est mis en contact avec les criminels. Et ces personnages peuvent nous apprendre des choses assez curieuses, très intéressantes. J’ai rencontré un jour un pickpocket qui, pour une fois, n’avait pas commis le méfait dont on l’accusait. Ayant réussi à prouver son innocence, il me remercia de la seule façon qu’il connaissait, en m’apprenant des trucs de sa profession.

Et de ce fait, j’ai acquis le don de fouiller les poches de la victime que je choisis sans que cette dernière ne se doute de quoi que ce soit. Je pose une main sur son épaule, je m’agite, je crie et il ne réalise rien. Je sais aussi faire passer le contenu de sa poche dans mon propre vêtement en le remplaçant par autre chose – dans le cas présent, du bicarbonate de soude.

Vous voyez – continua-t-il d’un ton rêveur – si un homme désire mettre facilement la main sur du poison avec l’intention de le verser dans un verre sans être remarqué, il le garde nécessairement dans la poche droite de son veston. Ayant abouti à cette conclusion, je n’eus aucun mal à réussir mon petit escamotage.

Il sortit de sa poche quelques grains de cristaux blancs qu’il contempla en murmurant :

— Il est extrêmement imprudent de transporter du cyanure de potassium de cette manière.

Calmement, il sortit d’une autre de ses poches une bouteille à large goulot dans laquelle il laissa tomber les cristaux, remplit le flacon d’eau, le boucha et le secoua jusqu’à ce que les petits grains blancs se soient dissouts. Harrison observait son manège, fasciné.

Satisfait du résultat, Poirot alla près de l’arbre qui abritait le nid. Il déboucha la bouteille, tourna la tête et versa le liquide dans le guêpier, puis se reculant d’un pas, il observa la scène.

Quelques guêpes qui regagnaient le seuil de leur domaine furent agitées d’un soubresaut et tombèrent foudroyées. D’autres sortirent du trou en rampant, pour mourir aussitôt. Poirot hocha la tête et revint sous la véranda.

— Une mort rapide, remarqua-t-il simplement.

Harrison retrouva l’usage de la parole pour questionner :

— Que savez-vous, au juste ?

— Comme je vous le disais, j’ai remarqué le nom de Claude Langton sur le livre des poisons. Ce que je ne vous ai pas confié, c’est qu’un peu plus tard, je le rencontrai par hasard. Il m’apprit qu’il avait acheté du cyanure de potassium sur votre demande – pour détruire un nid de guêpes. Cela m’étonna un peu, me rappelant qu’au dîner dont vous parliez, vous aviez vanté les mérites de l’essence et réprouvé l’emploi du cyanure de potassium, trop dangereux, à votre avis.

— Continuez.

— J’ai observé Claude Langton et Molly Deane alors qu’ils se croyaient à l’abri des regards indiscrets. Je ne sais sur quelle querelle d’amoureux ils s’étaient brouillés et ce qui poussa la jeune fille à se jeter dans vos bras, mais à les voir, j’ai tout de suite compris que la mésentente était oubliée et que Miss Deane revenait à son amour.

— Et puis ?

— Je savais encore autre chose, mon ami. Récemment de passage dans Harley Street, je vous ai aperçu alors que vous sortiez de chez un médecin dont je connais la spécialité. J’ai vu l’expression que reflétait votre visage ; je ne l’ai remarquée qu’une fois ou deux dans ma vie. Pourtant, je ne puis l’oublier. Vous ressembliez à un homme qui vient d’entendre sa condamnation à mort. Je ne me trompe pas ?

— Il m’a donné deux mois.

— Vous ne m’avez pas reconnu, parce que vous aviez d’autres idées en tête. J’ai lu encore dans votre regard, un sentiment que les hommes cherchent généralement à dissimuler : la haine. Vous, vous ne cherchiez pas à la dissimuler, car vous ne vous saviez pas observé.

— Continuez.

— Il n’y a plus beaucoup à dire. Passant aujourd’hui dans la région, j’ai remarqué par hasard le nom de Langton dans le livre du pharmacien et, comme je vous le disais, je l’ai rencontré avant de vous rendre visite. Je vous ai tendu des pièges, vous avez nié avoir demandé à Langton d’acheter du cyanure, ou plutôt vous avez joué la surprise. Ma visite vous a, tout d’abord, déconcerté, mais bien vite vous avez réalisé à quel point mon témoignage arrangerait les choses et vous avez encouragé mes soupçons. Je savais, par Langton lui-même, qu’il devait venir ici à huit heures trente. Vous m’avez dit neuf heures, pensant que j’arriverais pour constater les dégâts.

— Pourquoi êtes-vous venu ? Pourquoi ?

Poirot se redressa.

— Je vous l’ai déjà dit, le meurtre est mon affaire.

— Meurtre ? Vous voulez dire suicide.

— Oh ! non ! Je dis bien : meurtre. Votre mort devait être rapide et facile, mais celle que vous réserviez à Langton est la pire que doive endurer un homme. Il a acheté le poison, il vient vous voir, et il reste seul avec vous. Vous mourez brusquement, le cyanure est trouvé dans votre verre et Claude Langton devra payer de sa vie. C’était bien là votre plan ?

À nouveau, Harrison gémit :

— Pourquoi êtes-vous venu ?

— Parce que c’était mon devoir, cependant j’étais poussé par une autre raison : vous m’étiez sympathique. Écoutez, Harrison, vous êtes atteint d’un mal incurable, vous avez perdu la jeune fille que vous aimiez, mais vous n’avez pas l’étoffe d’un criminel. Dites-moi à présent, êtes-vous soulagé ou regrettez-vous encore que je sois venu ?

Après un long silence, Harrison se redressa. Son visage reflétait une nouvelle dignité, l’expression d’un homme qui a surmonté sa lâcheté. Il tendit la main à travers la table.

— Dieu merci, vous êtes arrivé à temps, monsieur Poirot !

LA POUPÉE DE LA COUTURIÈRE

(DRESSMAKER’S DOLL)

Elle était posée sur le grand fauteuil de velours dans le salon où régnait une demi-obscurité due à la lueur ouatée du ciel londonien. Les housses vert cendré, les rideaux et les tapis se fondaient dans la clarté grisâtre ; la poupée aussi avec sa robe de velours vert, le bonnet assorti et son masque fardé. Elle ne ressemblait pas à un jouet destiné à amuser les enfants. Elle symbolisait plutôt le caprice de femmes riches, l’ornement inutile près du téléphone ou parmi les coussins du divan. Étalée en une pose alanguie, éternellement inerte, elle paraissait cependant étrangement vivante et aurait pu passer pour un exemple matérialisé de la décadence du vingtième siècle.

Sybil Fox entra précipitamment avec des patrons, un croquis et aperçut la poupée qui la fit sursauter. Elle se demanda… mais sa réflexion en resta là, car elle pensa aussitôt : « Où est donc passé l’échantillon de velours bleu ? Qu’en ai-je fait ? J’aurais juré l’avoir laissé ici. » Elle sortit sur le palier et cria en levant la tête vers l’atelier :

— Elspeth ! Elspeth, avez-vous l’échantillon bleu ? Mrs Fellow-Brown va arriver d’une minute à l’autre.

Elle revint dans la pièce, tourna l’interrupteur. À nouveau, son regard fut attiré vers la poupée : « Où diable… ah ! le voilà. » Elle ramassa l’échantillon qui lui était tombé des mains à son entrée. Un grincement familier se fit entendre sur le palier, annonçant l’arrivée de l’ascenseur et une minute plus tard, Mrs Fellow-Brown, accompagnée de son pékinois, s’encadra sur le seuil soufflant comme une locomotive qui reprendrait haleine en une gare isolée.

— Il va pleuvoir à verse – annonça-t-elle – à verse !

Elle abandonna gants et fourrure. Alicia Coombe arriva sur ses talons. Elle ne se dérangeait plus que pour les clientes importantes et Mrs Fellow-Brown se classait dans cette catégorie.

Elspeth, la première d’atelier, descendit avec la robe à essayer que Sybil Fox passa sur la cliente.

— Voilà. Elle vous va très bien. La couleur est ravissante.

Alicia Coombe se cala dans son fauteuil, étudiant l’effet d’un œil critique.

— Oui, je crois que c’est parfait.

Mrs Fellow-Brown se tourna de profil et regarda son reflet dans le miroir.

— Je dois dire que vos robes avantagent mon postérieur.

— Vous êtes bien plus mince que vous ne l’étiez il y a trois mois – assura Sybil.

— Hélas, non ! Cependant, je dois admettre qu’avec cette robe, on le croirait. Votre coupe est excellente, elle dissimule mes hanches… enfin, juste ce qu’il faut. – Elle soupira et lissa délicatement la partie encombrante de son anatomie. Cela a toujours été une sorte d’épreuve pour moi. Naturellement, durant des années, j’ai réussi à le réduire en bombant la poitrine, mais je ne puis plus tricher depuis que mon estomac s’est dilaté. Impossible de rentrer les deux en même temps, n’est-ce pas ?

Alicia Coombe remarqua avec tact :

— Si vous voyiez certaines de mes clientes !

Mrs Fellow-Brown continua de s’examiner.

— À mon avis, avoir de l’estomac est plus affligeant qu’être affecté d’un gros postérieur. Cela vient peut-être du fait que lorsque l’on bavarde avec quelqu’un, notre interlocuteur ne remarque pas notre dos. J’ai maintenant décidé de rentrer mon estomac et d’oublier mon postérieur. – Elle tendit le cou de côté et s’exclama brusquement. – Oh ! votre poupée !… Elle m’a causé une de ces peurs ! Il y a longtemps que vous l’avez ?

Sybil lança un coup d’œil inquiet à Alicia Coombe qui parut déconcertée.

— Je ne sais pas exactement… Ma mémoire faiblit de plus en plus. C’est terrible… impossible de me rappeler. Sybil, depuis combien de temps avons-nous cette poupée ?

— Je l’ignore.

— En tout cas – reprit Mrs Fellow-Brown – elle me donne la chair de poule.

Elle a l’air de nous surveiller et peut-être même de rire sous cape. C’est inquiétant ! À votre place, je me débarrasserais d’elle. – Elle eut un petit frisson mais se replongea aussitôt dans des détails vestimentaires. Devrait-elle ou non porter les manches un centimètre plus courtes ? Et l’ourlet ? Lorsque ces problèmes importants furent réglés, elle se rhabilla et s’apprêta à sortir. En passant près du grand fauteuil, elle détourna la tête.

— Décidément, je n’aime pas cette poupée. Elle a trop l’air d’appartenir au décor. C’est malsain.

— Que voulait-elle dire par-là ? – questionna Sybil Fox, après le départ de la cliente.

Avant qu’Alicia Coombe n’ait pu répondre, Mrs Fellow-Brown réapparut.

— J’ai complètement oublié Fou-Ling ! Où êtes-vous mon bijou ? Oh !… par exemple !

Elle se figea de surprise, imitée par les deux couturières. Assis au pied du fauteuil de velours vert, le pékinois paraissait en contemplation devant la poupée. Sa petite tête chiffonnée ne trahissait aucune expression – ravie ou mécontente – simplement, il regardait.

— Venez vite, chéri à Mummy.

Le petit chéri ne prêta aucune attention à ces flatteries.

— Il est de plus en plus désobéissant, susurra Mrs Fellow-Brown. Venez tout de suite, Fou-Ling ! Regardez ! Mummy a un susucre…

Fou-Ling tourna la tête vers sa maîtresse avec dédain, et reporta son attention sur la poupée.

— Elle a certainement produit un effet sur lui, remarqua la cliente. Il ne me semble pas qu’il s’y soit intéressé lors de mes précédentes visites. Moi non plus, d’ailleurs. Était-elle ici la dernière fois que je suis venue ?

Les deux couturières se regardèrent. Sybil parut gênée et Alicia Coombe déclara en fronçant les sourcils :

— Je vous l’ai dit… ces temps derniers, je ne me souviens absolument de rien. Depuis combien de temps l’avons-nous, Sybil ?

Mrs Fellow-Brown pressa :

— D’où vient-elle ? L’avez-vous achetée ?

— Oh ! non ! – L’idée parut choquer Alicia Coombe. – Non. J’imagine que quelqu’un me l’a donnée. C’est exaspérant, dès qu’un incident est passé, je l’oublie aussitôt.

Mrs Fellow-Brown se tourna vers le pékinois.

— Cessez ces stupidités, Fou-Ling ! Je vais être obligée de vous porter.

Elle le souleva. L’animal poussa un cri de protestation, et ils quittèrent la pièce, les yeux exorbités de Fou-Ling apparaissant par-dessus l’épaule de sa maîtresse, fixant toujours avec une attention fascinée la poupée étendue sur le fauteuil…

— Cette maudite poupée ne me plaît pas du tout – bougonna Mrs Groves, la femme de ménage.

Elle venait juste de balayer et s’attaquait à la poussière des meubles, un plumeau à la main.

Un moment plus tard, elle ajouta :

— C’est curieux, mais je ne l’ai remarquée pour la première fois qu’hier matin. Ça m’a fichu une drôle d’émotion de la voir ainsi.

— Vous ne l’aimez pas ? demanda Sybil.

— Elle me fait peur. C’est pas naturel, si vous voulez mon avis, ces longues jambes et la façon dont elle paraît vautrée sur ce fauteuil avec une expression rusée dans les yeux… C’est pas sain.

— Vous n’avez jamais rien dit à son sujet, jusqu’à présent.

— Je ne l’ai vue qu’hier… Je sais bien qu’elle est ici depuis pas mal de temps mais… – Elle hocha la tête avec fermeté. – Elle me fait penser à un cauchemar. – Ayant rassemblé divers objets sur la table, elle quitta le salon d’essayage pour se rendre dans le salon privé de la directrice.

Sybil fixa la poupée et une expression incrédule se peignit lentement sur son visage. Alicia Coombe qui entrait la fit sursauter.

— Miss Coombe, depuis combien de temps possédez-vous cette créature ?

— Quoi, la poupée ? Ma chère, vous savez bien qu’il m’est impossible de me souvenir de rien. Pas plus tard qu’hier, je devais assister à une conférence et je n’avais pas parcouru vingt pas dans la rue que le but de ma course m’était complètement sorti de l’esprit. J’ai réfléchi et finalement, j’ai pensé que je devais être en route vers « Fortnums[2] » car je me rappelais devoir y acheter un certain article. Vous me croirez si vous voulez, mais ce n’est que plus tard, dans la soirée, que la conférence m’est revenue à l’esprit. Je sais que lorsque l’on prend de l’âge, on devient plus ou moins gâteux, cependant cela m’arrive quand même un peu tôt. Voilà que j’ai oublié où j’ai posé mon sac… et mes lunettes. Où sont donc mes lunettes ? Je viens de m’en servir il y a un instant pour lire un article dans le « Times ».

— Vos lunettes sont sur la cheminée. Vous êtes sûre que vous ne vous rappelez plus comment cette poupée est arrivée ici ?

Alicia Coombe haussa les épaules.

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