ALLÔ, HERCULE POIROT… d’ Agatha Christie

Vingt minutes plus tôt, Mortimer Cleveland était debout sous la pluie et regardait son auto. Il avait vraiment de la malchance : deux pneus crevés en dix minutes et il était là, à des lieues de toute agglomération, au milieu de ces marais isolés, alors que la nuit venait et qu’il n’avait aucun espoir de s’abriter. Il avait eu bien tort de prendre un raccourci au lieu de rester sur la grand-route, car maintenant, il était seul sur un vague chemin de charrette, sans aucun espoir de faire avancer sa voiture, ne sachant absolument pas s’il y avait un village à proximité. Il regarda autour de lui avec perplexité et il vit une vague lueur au-dessus de lui, sur la colline ; puis, le brouillard l’enveloppa de nouveau, mais au bout d’un instant Cleveland revit la lueur et, après avoir hésité, il abandonna sa voiture et gravit le coteau.

Il fut bientôt sorti du brouillard et constata que la clarté venait d’une fenêtre, percée dans un petit cottage, où il trouverait au moins un abri. Il accéléra son allure en baissant la tête pour lutter contre le vent et la pluie qui semblaient vouloir le faire reculer.

Cleveland était assez célèbre, bien que peu de gens connussent son nom et ses travaux. Pourtant, il faisait autorité en matière de sciences occultes et il était l’auteur des excellents mémoires qui traitaient du subconscient. Membre de la Société des Recherches Psychiques, il étudiait l’occultisme. D’une nature particulièrement sensible à l’atmosphère, grâce à un entraînement constant il avait accru ce don naturel. Quand il atteignit enfin le cottage et frappa à la porte, il fut pris d’une sensation d’excitation comme si ses facultés s’étaient brusquement intensifiées.

À l’intérieur, le murmure des voix l’avait frappé et lorsqu’il frappa, un silence tomba, puis il entendit le bruit d’une chaise qu’on repoussait. La porte fut ouverte brusquement par un gamin d’une quinzaine d’années. Cleveland regarda par-dessus son épaule et se trouva devant un intérieur semblable au tableau de quelque peintre hollandais : sur une table ronde le couvert était mis, une famille assise autour, éclairée par une ou deux bougies et la lueur du feu. Le père, un gros homme, assis d’un côté et une petite femme, aux cheveux gris et à l’air apeuré, lui faisait face, une jeune fille, aux yeux effrayés, tenait à la main une tasse qu’elle portait à ses lèvres.

Cleveland s’aperçut tout de suite qu’elle était fort belle et présentait un type peu répandu : ses cheveux d’or rouge entouraient son visage et ses yeux fort écartés étaient du plus beau gris, sa bouche et son menton la faisaient ressembler à une Madone des primitifs italiens.

Il y eut un instant de complet silence, puis Cleveland entra dans la pièce et exposa sa situation. Quand il acheva, un silence assez bizarre tomba, puis, comme s’il hésitait, le père se leva en disant :

— Entrez, monsieur… Cleveland, avez-vous dit ?

— Oui, c’est mon nom, répondit Mortimer en souriant.

— Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors, n’est-ce pas ? Venez vous mettre près du feu. Ne peux-tu fermer la porte, Johnnie, tu vas rester là toute la nuit ?

Cleveland avança et s’assit sur un tabouret de bois près du foyer. Le gamin repoussa le battant.

— Je me nomme Dinsmead, reprit le maître de la maison, d’un ton devenu aimable. Voilà ma femme et mes deux filles Charlotte et Magdeleine.

Pour la première fois, Cleveland vit le visage de la jeune fille qui était assise en lui tournant le dos et la trouva tout aussi belle que sa sœur, mais d’une façon absolument différente. Très brune, le visage d’une pâleur marmoréenne, elle avait un nez aquilin, très fin, et une bouche sévère. L’ensemble était austère et presque rébarbatif. Elle répondit à la présentation de son père, en inclinant la tête et fixa sur Cleveland un regard d’une intensité saisissante, comme si elle le jaugeait.

— Voulez-vous quelque chose à boire, monsieur ? demanda Dinsmead.

— Merci beaucoup, répondit Mortimer, une tasse de thé me serait très agréable.

Dinsmead hésita un instant, puis s’empara l’une après l’autre de cinq tasses et les vida dans un bol en disant brusquement :

— Le thé est froid, fais-en d’autre, maman.

Mrs Dinsmead se leva et sortit en emportant la théière. Mortimer eut l’impression qu’elle était heureuse de s’éloigner.

La théière ne tarda pas à reparaître et on servit du bœuf froid au convive inattendu.

Dinsmead parla sans arrêt, il se montrait loquace, aimable et confiant et donna à l’étranger un aperçu complet de son existence. Retiré récemment du métier d’entrepreneur qui lui avait procuré une bonne aisance, bien qu’ils n’eussent jamais vécu à la campagne, sa femme et lui choisirent de s’y installer. Certes, octobre et novembre ne semblaient pas le moment le mieux indiqué, mais, il ne voulait pas trop attendre et avait acquis ce cottage. Il se situait à douze kilomètres de tout lieu habité et à trente d’une ville. Il ne s’en plaignait pas ; les jeunes filles jugeaient l’endroit un peu monotone, mais sa femme et lui aimaient le calme.

Il continua à parler en étourdissant Mortimer de son bavardage ; il n’y avait là rien d’anormal et pourtant dès le premier coup d’œil Cleveland avait perçu une sorte de tension qui émanait d’un des habitants, il ne savait lequel. Puis il se jugea ridicule et pensa que son système nerveux le trahissait : ces gens avaient simplement été saisis par sa brusque apparition. Il s’inquiéta de son logement pour la nuit et Dinsmead lui répondit aussitôt :

— Il va falloir rester avec nous, monsieur, car vous ne trouverez aucun gîte à des lieues à la ronde. Nous pouvons vous donner une chambre et, bien que mon pyjama soit un peu trop large pour vous, cela vaudra mieux que rien ; vos vêtements seront secs dans la matinée.

— Vous êtes fort aimable.

— Pas du tout, répondit Dinsmead. Ainsi que je le disais tout à l’heure, personne ne mettrait un chien dehors par une nuit semblable. Magdeleine, Charlotte, montez pour préparer la chambre.

Les deux jeunes filles sortirent et au bout d’un instant, Mortimer les entendit marcher au-dessus de sa tête.

— Je comprends que deux jolies jeunes filles comme les vôtres se trouvent un peu isolées ici, dit Cleveland.

— Elles ne sont pas laides, n’est-ce pas ? répondit Dinsmead, avec une fierté toute paternelle. Certes, elles ne ressemblent ni à leur mère, ni à moi, car nous ne sommes pas très beaux, mais nous sommes profondément attachés l’un à l’autre, n’est-ce pas, Maggie ?

Mrs Dinsmead sourit un peu ; elle avait recommencé à tricoter et ses aiguilles cliquetaient car elle allait très vite.

Peu après, les sœurs revinrent déclarer que la chambre était prête et Mortimer, après avoir remercié de nouveau, dit qu’il allait se reposer.

— As-tu mis une boule d’eau chaude dans le lit ? demanda Mrs Dinsmead.

— Oui, maman, deux.

— C’est parfait, déclara son mari.

— Montez, mes petites et assurez-vous que notre hôte n’a besoin de rien d’autre.

Magdeleine passa la première en tenant haut la chandelle.

Charlotte suivit. La chambre était agréable, petite, mansardée, mais le lit paraissait confortable et les quelques meubles étaient de vieil acajou. Un grand pot d’eau chaude était posé dans la cuvette, un pyjama très vaste étalé sur une chaise et le lit préparé.

Magdeleine s’approcha de la fenêtre pour s’assurer qu’elle était bien fermée. Charlotte jeta un dernier regard sur la table de toilette, puis toutes deux se dirigèrent vers la porte.

— Bonsoir, monsieur. Vous êtes sûr qu’il ne vous manque rien ?

— Non, merci, mesdemoiselles ; j’ai honte de vous avoir donné tant de peine. Bonsoir.

— Bonsoir.

Elles sortirent en fermant la porte derrière elles. Mortimer Cleveland resta seul et se déshabilla lentement d’un air pensif. Lorsqu’il eut revêtu le pyjama rose de Mr Dinsmead, il rassembla ses vêtements mouillés et les mit dans le corridor ainsi que son hôte le lui avait conseillé.

La voix basse de Dinsmead montait du rez-de-chaussée. Que cet homme était donc bavard ! Et d’ailleurs bizarre !… Mais en réalité il émanait quelque chose d’étrange de toute cette famille… à moins que ce ne fût seulement son imagination à lui. Il rentra dans sa chambre, ferma la porte, puis demeura debout auprès du lit, perdu dans ses pensées. Tout à coup il tressaillit : la table en acajou proche du lit était couverte de poussière et, dans cette poussière, on avait tracé trois lettres, fort visibles : S. O. S.

Mortimer sursauta comme s’il ne pouvait en croire ses yeux. Il y avait là une confirmation de tous ses vagues pressentiments, il existait quelque chose d’anormal dans cette maison.

S. O. S. ! Un appel au secours. Mais, quelle main l’avait écrit dans la poussière, celle de Magdeleine ou celle de Charlotte ? Cleveland se souvenait qu’elles étaient restées toutes deux, au même endroit, pendant un instant avant de sortir de la pièce. Laquelle avait furtivement touché la table pour y inscrire ces trois lettres ?

Il évoqua les deux visages : celui de Magdeleine était sombre et fermé et celui de Charlotte, avec ses grands yeux, exprimait l’effroi, son regard avait même une étrange lueur. Il alla jusqu’à la porte et l’ouvrit. La voix sonore de Mr Dinsmead ne se faisait plus entendre, la maison était calme. Mortimer pensa : « Je ne puis rien faire ce soir. Demain… nous verrons. »

Cleveland s’éveilla tôt et descendit dans le jardin, la matinée était fraîche et ensoleillée. Quelqu’un d’autre s’était également levé de bonne heure et, au fond du jardin, il aperçut Charlotte qui, appuyée contre la barrière, regardait les collines. Les pulsations de son cœur s’accélérèrent tandis qu’il s’apprêtait à la rejoindre, car dès le début, il avait été convaincu que le message venait d’elle. Lorsqu’il s’approcha, elle se retourna et lui souhaita le bonjour. Son regard était franc, ingénu, et ne laissait deviner aucune complicité secrète.

— Belle matinée, dit-il en souriant, le temps contraste totalement avec celui d’hier soir.

— C’est certain.

Il brisa une petite branche sur un arbre voisin et, à l’aide de cette baguette, il commença lentement à écrire sur le sable à ses pieds. Il traça d’abord un S puis un O, puis un autre S tout en dévisageant la jeune fille, mais il ne vit en elle aucune trace de compréhension.

— Savez-vous ce que ces lettres représentent ? dit-il à brûle-pourpoint.

Charlotte fronça un peu les sourcils et demanda :

— Ne sont-ce pas celles que les navires envoient quand ils sont en perdition ?

Mortimer acquiesça et répondit d’un ton calme :

— Quelqu’un les a tracées hier soir sur ma table de chevet ; j’ai pensé que ce pouvait être vous.

Elle le regarda en ouvrant tout grands les yeux et répondit :

— Moi ? oh ! non.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer