ALLÔ, HERCULE POIROT… d’ Agatha Christie

Elle leva vers lui un regard stupéfait :

— Vous m’aimez ? Et depuis longtemps ?

— Depuis le premier jour.

— Oh ! s’écria-t-elle, pourquoi ne me l’avez-vous pas dit alors ? À l’époque où j’étais libre. Maintenant il est trop tard. Non, je suis folle et je ne sais plus ce que je dis… je n’aurais jamais pu être à vous.

— Pourquoi, que signifient ces mots « il est trop tard » ? Pensez-vous à mon oncle ? À ce qu’il sait et à ce qu’il pense ?

Elle acquiesça sans mot dire et sa figure ruissela de larmes.

— Écoutez, Claire, il ne faut pas croire tout cela, n’y pensez plus. Vous allez venir avec moi dans les mers du Sud, dans les îles qui ressemblent à des bijoux verts. Nous serons heureux et je veillerai sur vous. Je vous écarterai de tout danger. Il l’entoura de ses bras, l’attira vers lui et la sentit trembler à son contact. Mais, soudain elle se dégagea vivement.

— Non, non, non. Ne comprenez-vous pas ? Je ne peux plus maintenant. Ce serait laid, laid, je voulais être bonne mais, désormais ce serait affreux.

Dermot hésita, déconcerté par ses paroles et elle le regarda d’un air suppliant en ajoutant « je vous en supplie… je veux être honnête ».

Il se leva et s’éloigna en silence ; il était ému et torturé… En allant chercher son chapeau et son pardessus, il rencontra Trent qui lui dit :

— Comment, tu pars déjà ?

— Oui, je n’ai pas envie de danser ce soir.

— La soirée n’est pas attrayante, répondit Jack tristement. Mais tu n’as pas mes soucis…

Dermot se demanda avec effroi si Trent n’allait pas se confier à lui et il ne le voulait à aucun prix.

— Au revoir, dit-il, je rentre chez moi.

— Chez toi ? Et l’avertissement des esprits ?

— J’en accepte le risque. Bonne nuit Jack.

L’appartement de Dermot n’était pas éloigné ; il marcha avec l’espoir que la brise nocturne calmerait sa fièvre. Arrivé devant la maison il ouvrit la porte et alluma l’électricité dans sa chambre. Puis, aussitôt, pour la seconde fois de la soirée, l’impression qu’il appelait « le signal rouge » l’envahit si complètement qu’il en oublia même Claire.

Le danger… il était en danger, en cet instant dans sa chambre en grand danger… Il tenta vainement de se juger ridicule mais sans grand effet car, en somme, jusqu’alors, le Signal Rouge l’avait toujours préservé du désastre. Tout en se moquant un peu de sa superstition il fit le tour de son logement car il n’était pas impossible qu’un malandrin s’y fût introduit. Mais il ne trouva rien. Milson, son domestique, était absent et l’appartement était complètement vide.

Il rentra dans sa chambre et se déshabilla lentement… Le sentiment du danger était de plus en plus fort. En allant prendre un mouchoir dans la commode, il demeura figé : un objet dur et lourd occupait le centre du tiroir. D’un geste nerveux, Dermot écarta le mouchoir qui cachait un revolver.

Stupéfait, Dermot l’examina. L’arme était d’un modèle peu courant et une balle y avait été tirée récemment. Quelqu’un l’avait mise là dans la soirée, car il était certain qu’elle ne s’y trouvait pas quand il s’était habillé avant le dîner.

Il allait la remettre dans le tiroir quand le bruit d’une sonnette le fit tressaillir. Elle retentit plusieurs fois et résonna fortement dans le silence de la nuit.

Qui pouvait venir à cette heure. La question faisait naître une seule réponse danger… danger… danger.

Poussé par un instinct qu’il n’identifiait pas, Dermot éteignit sa lumière, enfila un pardessus et alla ouvrir la porte du vestibule. Il y avait deux hommes sur le palier, et, derrière eux il aperçut l’uniforme bleu d’un policeman.

— Monsieur West ? demanda le premier visiteur.

Dermot crut avoir mis longtemps à répondre, mais en réalité, il ne s’écoula que quelques secondes avant qu’il ait répondu en imitant assez bien la voix indifférente de son valet : « Monsieur West n’est pas encore rentré. Que lui voulez-vous à cette heure-ci ? »

— Pas encore rentré. Bien. Nous allons l’attendre.

— Non.

— Écoutez, mon garçon, je suis l’inspecteur Verall de Scotland Yard et j’ai un mandat d’arrêt au nom de votre maître… Vous pouvez regarder…

Dermot fit semblant d’examiner le papier qu’on lui tendait et demanda avec stupeur :

— Qu’a-t-il fait ?

— Un assassinat : Sir Alington West, de Harley Street…

Complètement affolé, Dermot recula, entra dans son petit bureau et alluma l’électricité. L’inspecteur le suivit et dit à son compagnon :

— Faites quelques recherches. Puis, s’adressant à Dermot :

— Vous, restez-ici, et n’espérez pas aller prévenir votre maître. Comment vous appelez-vous ?

— Milson, monsieur.

— À quelle heure attendez-vous M. West ?

— Je ne sais pas, monsieur, je crois qu’il est allé à une soirée à la salle Grafton.

— Il en est sorti il y a juste une heure. Vous êtes sûr qu’il n’est pas rentré ici ?

— Je ne pense pas, je l’aurais entendu.

Le deuxième policier reparut ; il tenait le revolver à la main et le remit à l’inspecteur d’un air satisfait. Son supérieur parut enchanté et déclara :

— Voilà une preuve, il a dû rentrer et repartir sans que vous l’entendiez. Il a filé ensuite et il vaut mieux que je parte. Cawley, vous allez rester ici pour le cas où West reviendrait et vous surveillerez ce domestique, qui en sait sans doute plus qu’il ne l’avoue.

L’inspecteur s’en alla rapidement et Dermot tenta d’obtenir des détails en faisant parler Cawley qui ne s’y refusait pas :

— L’affaire est claire, déclara-t-il. Le crime a été découvert très vite. Le domestique Johnson venait à peine de se coucher quand il crut entendre une détonation ; il est redescendu et a trouvé Sir Alington mort… tué d’une balle en plein cœur. Il nous a téléphoné tout de suite, nous sommes arrivés et avons recueilli sa déposition.

— Elle a éclairé l’affaire ? risqua Dermot.

— Absolument. Le jeune West est arrivé avec son oncle et ils se querellaient quand Johnson a servi des rafraîchissements. Le vieux menaçait de faire un nouveau testament et votre maître annonçait qu’il allait le tuer. Cinq minutes après on a entendu la détonation. Oh ! oui, c’est clair. Ce garçon n’est qu’un jeune idiot.

Oui, tout était clair et le cœur de Dermot se serra, tandis qu’il se rendait compte à quel point l’accusation était accablante. Oui, il y avait du danger… un affreux danger et aucun moyen d’y échapper, sauf la fuite… Il se mit à réfléchir, et, au bout d’un instant, proposa de faire du thé. Cawley accepta volontiers car, ayant fait le tour de l’appartement il savait qu’aucune issue n’existait à l’arrière.

Dermot fut autorisé à se rendre à la cuisine où il mit une bouilloire sur le feu et remua des tasses et des soucoupes. Puis, il s’approcha de la fenêtre et souleva le store. L’appartement était au second étage, à l’extérieur de la fenêtre il y avait la petite benne employée par les ouvriers et qui montait ou descendait sur son câble d’acier.

Dermot sortit par la fenêtre et se suspendit au câble, il lui coupa les mains et elles saignèrent mais il persévéra.

Quelques minutes après il faisait avec précaution le tour du pâté de maisons, mais il se cogna à quelqu’un qui était debout dans la contre-allée et, à sa grande surprise, il reconnut Jack Trent. Celui-ci paraissait avoir compris le danger de la situation.

— Grand Dieu… Dermot, vite, ne reste pas ici.

Saisissant son ami par le bras, il l’entraîna dans une petite rue sombre puis dans une autre. Ils aperçurent un taxi en maraude, lui firent signe et y sautèrent. Trent donna son adresse au chauffeur et dit :

— Pour le moment nous sommes en sûreté. Quand nous serons chez moi nous déciderons ce qu’il faudra faire pour écarter ces idiots. Je suis venu tout de suite dans l’espoir de te prévenir avant l’arrivée de la police, mais il était déjà trop tard.

— Je ne savais pas que tu étais alerté, Jack… Tu ne supposes pas…

— Bien sûr que non, mon vieux, je te connais trop bien. Cependant l’affaire est mauvaise pour toi. Les flics sont venus poser des questions. À quelle heure tu étais arrivé salle Grafton, quand tu étais parti, etc. Dermot, qui est-ce qui a pu tuer le vieux West ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Mais je suppose que le coupable a mis le revolver dans mon tiroir. On devait me surveiller de près.

— Cette séance était bizarre : « Ne rentrez pas chez vous. » Le conseil s’adressait à ton oncle. Mais le pauvre vieux est rentré et a été tué.

— Cela s’applique à moi aussi, répondit Dermot. Je suis rentré et j’ai trouvé un revolver et un inspecteur de police.

— J’espère que l’avertissement ne s’applique pas également à moi, dit Trent. Nous voici arrivés…

Il paya le taxi, ouvrit la porte avec son passe-partout et fit monter Dermot par l’escalier obscur jusqu’à son petit bureau qui était au premier étage. Il ouvrit la porte, alluma l’électricité. Dermot entra, il le suivit en disant :

— Pour l’instant nous sommes à l’abri. Nous pouvons réfléchir et décider ce qu’il nous faut faire.

— Je me suis conduit comme un imbécile, s’écria Dermot. J’aurais dû faire front car je me rends compte à présent qu’on m’a tendu un piège. Pourquoi ris-tu ?

Car Trent renversé contre le dossier de sa chaise, était secoué d’un rire inextinguible, et affreux. L’homme lui-même était horrible à voir et ses yeux brillaient d’un feu étrange.

— Oui, un piège diablement adroit, hoqueta-t-il. Dermot, mon garçon, tu es flambé…

Il attira l’appareil téléphonique vers lui et le jeune homme s’écria :

— Que fais-tu ?

— Je vais appeler Scotland Yard, dire que leur oiseau est ici sous clé. J’ai fermé la porte en entrant et la clé est dans ma poche. Inutile de regarder celle qui est derrière moi, elle conduit dans la chambre de Claire qui la ferme toujours à l’intérieur. Elle a peur de moi, tu comprends, et depuis longtemps, car elle devine toujours quand je pense à ce couteau ; un couteau bien aiguisé… Non, tu ne pourras pas…

Dermot avait fait un mouvement pour sauter sur Trent mais celui-ci brandit soudain un revolver.

— C’est le deuxième, ricana-t-il ! J’ai mis l’autre dans ton tiroir… après m’en être servi pour tuer le vieux West. Que regardes-tu par-dessus ma tête ? Cette porte ? Cela ne te servirait à rien, même si Claire l’ouvrait, pour toi, elle le ferait peut-être… Je t’aurais abattu avant que tu puisses bouger. Je ne te viserais pas au cœur, je me contenterais de t’estropier, afin de t’empêcher d’avancer. Tu sais que je suis un bon tireur. Je t’ai sauvé la vie une fois, idiot que j’étais. Non, je veux te voir pendre oui, pendre… Le couteau n’est pas pour toi : il est pour Claire, la jolie Claire, si blanche, si douce… Le vieux West le savait, c’est pourquoi il est venu ici ce soir. Pour se rendre compte si j’étais fou ou non. Il voulait m’enfermer pour que je ne puisse tuer Claire avec le couteau. J’ai été très rusé car j’ai pris sa clé et aussi la tienne. Je suis parti de la salle Grafton tout de suite. Je t’ai vu sortir de chez ton oncle, je suis rentré, j’ai tiré sur lui et suis reparti aussitôt. Ensuite, je suis allé mettre le revolver chez toi ; j’étais de retour à la salle Grafton presque aussi vite que toi et j’ai glissé la clé dans ta poche en te disant bonsoir. Peu importe que je te raconte tout cela car nul ne nous entend et quand tu seras pendu, je serai content que tu saches qui t’a conduit à la mort… Tu n’as aucune échappatoire, cela me fait rire… Oh ! tellement rire… À quoi penses-tu et qui regardes-tu ?

— Je pense à ce que tu as dit tout à l’heure… Tu aurais mieux fait de ne pas rentrer, Trent.

— Que veux-tu dire ?

— Regarde derrière toi.

Trent se retourna. Sur le seuil de la porte du fond, Claire se dressait avec l’inspecteur Verall…

Trent agit très vite ; il tira et tomba en travers de la table. L’inspecteur bondit vers lui tandis que Dermot, les yeux fixés sur Claire n’arrivait pas à coordonner ses pensées ; son oncle, leur querelle, le terrible malentendu, les lois anglaises sur le divorce qui n’eussent jamais permis à la jeune femme de se libérer d’un mari fou. Nous devons tous la plaindre, avait dit l’aliéniste. Les mots prononcés par elle « ce serait laid, laid »… Oui, mais à présent…

L’inspecteur se redressa et dit d’un air vexé :

— Il est mort.

— Oui, murmura Dermot, il a toujours été bon tireur…

S. O. S.

(S. O. S.)

— Ah ! dit Mr Dinsmead, avec satisfaction. Il recula d’un pas pour regarder la table ronde d’un air enchanté. La lueur du feu brillait sur la grosse nappe blanche, les couteaux, les fourchettes et les autres ustensiles.

— Est-ce… est-ce que tout est prêt ? interrogea Mrs Dinsmead en hésitant. C’était une petite femme fanée, au visage blême dont les cheveux rares étaient tirés en arrière et qui paraissait toujours très nerveuse.

— Tout est prêt, répondit son mari, avec une férocité joviale. C’était un gros homme aux épaules tombantes, au large visage rouge. Il avait de petits yeux porcins qui brillaient sous ses épais sourcils et une lourde mâchoire sans le moindre poil.

— De la limonade ? interrogea sa femme, à voix basse.

Il secoua la tête :

— Non, du thé, cela vaut beaucoup mieux. Regarde le temps, il pleut et le vent souffle. Une bonne tasse de thé chaud est tout indiquée pour souper par une soirée pareille. Il cligna de l’œil, continua à regarder le couvert et reprit : un bon plat d’œufs, du bœuf froid, du pain et du fromage, voilà ce que je commande pour le souper. Va vite le préparer. Charlotte est dans la cuisine et attend de pouvoir t’aider.

Mrs Dinsmead se leva, pelotonna la laine de son tricot avec soin et murmura : « Elle devient très jolie. »

— Ah ! le véritable portrait de sa maman. Allons, sors et ne perdons plus de temps. Puis, il se mit à marcher dans la pièce en chantonnant. Ensuite, il s’approcha de la fenêtre, regarda au-dehors et murmura : « Affreux temps. Il est peu probable que nous ayons des visites ce soir. »

Il sortit de la pièce et, dix minutes plus tard, sa femme entra en portant un plat d’œufs frits ; elle était suivie de ses deux filles qui apportaient le reste des provisions. Mr Dinsmead et son fils Johnnie fermaient la marche. Le premier s’assit en haut de la table, balbutia un bénédicité et ajouta :

— Et que soit béni le premier qui inventa les conserves. Que ferions-nous, je vous le demande, habitant dans un pays isolé si nous ne pouvions, de temps en temps, ouvrir une boîte de conserve, quand le boucher oublie de nous servir ?

Il se mit en devoir de découper le bœuf en gelée.

— Je me demande, dit sa fille Magdeleine avec humeur, qui a bien pu avoir l’idée de construire cette maison si éloignée de tout. Nous ne voyons jamais personne.

— En effet, répondit son père, jamais.

— Je ne comprends pas pourquoi vous l’avez achetée, papa, dit Charlotte.

— Vraiment, ma petite ? J’ai eu mes raisons… oui, mes raisons. Tout en parlant, il regarda sa femme à la dérobée mais elle fronça les sourcils.

Charlotte reprit :

— Sans compter qu’elle est hantée. Pour rien au monde je ne voudrais dormir seule ici.

— Quelle bêtise ! déclara son père. Tu n’as rien vu.

— Je n’ai rien vu en effet, mais…

— Mais quoi ?

Charlotte ne répondit pas mais elle frissonna. Une forte averse vint frapper les vitres et Mrs Dinsmead laissa tomber une cuillère sur le plateau.

— Serais-tu nerveuse ? interrogea son mari. La nuit est mauvaise voilà tout. Ne te tourmente pas, nous sommes ici en sûreté près de notre feu. Il n’y a pas dehors une âme qui puisse nous déranger, ce serait un miracle si quelqu’un venait. Or, les miracles ne se produisent pas. Non, ajouta-t-il avec une satisfaction étrange, il n’y a pas de miracles.

Il achevait sa phrase lorsqu’on frappa soudain à la porte.

Dinsmead parut stupéfait et murmura « Qui est-ce ? »

Mrs Dinsmead poussa un petit gémissement et serra plus fortement son châle autour de ses épaules. Magdeleine rougit, se pencha en avant et dit :

— Le miracle s’est produit, vous feriez bien d’aller voir qui est là.

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