Assez ! Extrait du journal d’un peintre défunt

Chapitre 15

 

Mais l’art, me direz-vous… La beauté… Bien sûr, ces mots ontplus de force que tous ceux que je viens de citer, et il y apeut-être plus de réalité dans la Vénus de Milo que dans le droitromain ou les principes de 1789. On pourra m’objecter — et on l’afait déjà tant de fois ! — que la beauté même est uneconvention, puisque le Chinois ne la conçoit pas de la même manièrequ’un Européen. Ce n’est point la relativité de l’art quim’inquiète, mais sa fragilité, sa corruptibilité, son néant. De nosjours, l’art est peut-être plus grand que la nature, car la naturen’a point de symphonie de Beethoven, de tableau de Ruysdaël, depoème de Gœthe, et, seuls, des pédants têtus et bavards de mauvaisefoi peuvent prétendre encore que l’art imite la nature… Toutefois,à la longue, la nature prend sa revanche ; elle peut ne pas sepresser, car elle aura sa part. Inconsciente et soumise à des loisimplacables, elle ignore l’art, tout comme le bien ou laliberté ; éternellement mouvante, elle ne souffre rien depermanent, d’immortel… L’homme est le fils de la nature, mais sonart est hostile à sa grand-mère, précisément parce qu’il s’efforced’être permanent et immortel…

L’homme est le fils de la nature, mais la nature est mère detout ce qui existe et n’a point de préférence : tout ce qui germedans son sein n’existe que par rapport à un autre, à qui il doitcéder sa place au bout d’un certain temps ! Peu importe à lanature ce qu’elle crée et détruit, pourvu que la vie continue etque la mort ne perde pas ses droits… Indifférente à tout ce qui sepasse, elle étend la même patine sur les contours divins du Zeus dePhidias et le simple galet, tout comme elle permet aux mites dedévorer les strophes précieuses de Sophocle.

Il est vrai que l’homme la seconde dans son œuvre dedestruction. Mais n’est-ce point encore la même force aveugle de lanature qui brandit le gourdin insensé du barbare contre la faceradieuse d’Apollon, qui lui inspire ses cris sauvages quand ilmutile un tableau du divin Apelle ? Comment pourrions-nousdonc, faibles humains que nous sommes, maîtriser cette forcenaturellement muette, sourde et aveugle, cette force qui ne sedonne même pas la peine de célébrer ses triomphes et va simplementde l’avant, dévorant tout sur son passage ? Commentsaurions-nous résister à l’assaut éternel de ces vagues pesantes,grossières et jamais lasses ? Comment croire, enfin, àl’importance et à la dignité de ces images fragiles que nousmodelons au bord du précipice dans une matière essentiellementcorruptible ?

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