Assez ! Extrait du journal d’un peintre défunt

Chapitre 13

 

Qui que nous soyons, le destin nous dirige avec une sévéritéimpassible. Au début, nous ne sentons pas sa poigne, absorbés quenous sommes par toutes sortes d’accidents, de sottises, parnous-mêmes enfin… Tant que l’on peut se créer des illusions, tantqu’on n’a pas honte de mentir, on peut vivre, on ose espérer.L’incomplète vérité (la question ne se pose même pas à l’égard del’absolu), la parcelle de vérité qui nous est accessible nous clôtles lèvres incontinent, nous enchaîne les bras et nous réduit aunéant. Alors, pour ne point tomber en cendres et sombrer dansl’inconscient — dans le mépris de soi-même —, l’homme n’a plusqu’un parti à prendre : se détourner de tout avec sérénité et dire: « Assez ! » Croiser ses faibles bras sur sa poitrine stérileet conserver l’ultime dignité qui lui demeure encore : laconscience de son néant. Pascal y fait allusion en qualifiantl’homme de « roseau pensant » et en déclarant que quand l’universl’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue,parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a surlui. L’univers n’en sait rien. Fragile dignité ! Piètreconsolation ! Quel que tu sois, mon malheureux compagnond’infortune, tu auras beau te pénétrer de Pascal et le croire,jamais tu ne sauras réfuter les paroles terribles du poète : « Lavie n’est qu’un fantôme errant ; l’homme n’est qu’un misérablecomédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène etque l’on n’entend plus ensuite ; la vie n’est qu’une histoireracontée par un sot, plein de bruit et de fureur, mais nesignifiant rien. » Je viens de citer Macbeth ; j’évoque sessorcières, ses spectres, ses visions… Hélas ! ce n’est pointtout cela qui m’effraie, ni les fantasmagories d’Hoffmann, quelqueaspect qu’elles puissent prendre… Ce qui me fait peur, c’est queprécisément il n’y ait rien d’effarant, que l’essence de la viesoit mesquine, dépourvue de tout intérêt, plate comme une chaussée.Quiconque s’est imbu de cette idée-là, quiconque a bu de cetteabsinthe ne pourra plus jamais savourer le miel le plus doux, ni lebonheur le plus parfait ; le bonheur de l’amour, de l’unionabsolue, du don de soi le plus complet n’aura plus d’attrait pourlui. La petitesse de l’homme, sa vie éphémère anéantissent en luitoute dignité.

Il a aimé, s’est embrasé, a balbutié quelques pauvres parolessur le bonheur qui ne finit jamais, sur les joies immortelles, etvoilà déjà qu’il n’y a plus trace du ver qui a rongé sa languedesséchée ! C’est ainsi qu’au tard de l’automne, quand l’herbecouverte de givre paraît inanimée aux abords de la forêt dénudée,il suffit que le soleil perce un instant le brouillard et regardefixement la terre refroidie pour que, de toutes parts, lesmoucherons volètent aussitôt. Ils jouent dans le rayon de soleil,s’agitent, s’élancent, redescendent et voltigent les uns au-dessusdes autres… Le soleil se cache, et les moucherons tombent comme unepluie fine : c’est la fin de leur vie fugace !

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