Chapitre 11RÊVES D’AMOUR
Une heure après, comme des oiseaux qui ontpris leur vol, emportés sur une brise du matin, sur un rayon desoleil, sur un murmure des arbres, les deux jeunes gens avaientdisparu, et, à leur place, dans la salle basse de la Maison-Neuve,deux hommes courbés sur un plan de la forêt de Villers-Cotterêtstraçaient un contour que l’un d’eux eût eu grande tendance àélargir, si l’autre, à chaque erreur, ne l’eût fait rentrer dansles limites convenues.
Ces deux hommes, c’étaient Anastase Raisin,maire de Villers-Cotterêts, et Guillaume Watrin, notre vieilami.
Ces limites que le marchand de bois voulaittoujours étendre, et que le garde chef restreignait impitoyablementà la ligne tracée par le compas de l’inspecteur, c’étaient cellesde la vente achetée par maître Raisin, à la dernièreadjudication.
Enfin Guillaume Watrin, secouant la tête enmanière d’approbation et cognant son brûle-gueule sur son onglepour en faire tomber la cendre :
– Savez-vous, dit-il au marchand de bois,que c’est un joli lot que vous avez là, et pas cher dutout !
Monsieur Raisin se redressa à son tour.
– Pas cher du tout, deux cent millefrancs ? s’écria-t-il. Bon ! il paraît que l’argent vousest facile à gagner, père Guillaume ?
– Ah ! oui, parlons de ça !répondit celui-ci. Neuf cents livres par an, le logement, lechauffage, tous les jours deux lapins dans la casserole, les joursde grande fête un morceau de sanglier, il y a de quoi devenirmillionnaire avec cela, n’est-ce pas ?
– Bah ! dit le marchand de bois enregardant le père Watrin, et souriant de ce fin sourire qu’onpourrait appeler le sourire du commerce, on devient toujoursmillionnaire quand on veut… relativement parlant, bienentendu !
– Alors, dites-moi un peu votre secret,répondit Guillaume ; ça me fera plaisir, paroled’honneur !
Le marchand de bois regarda de nouveau legarde chef d’un œil fixe et brillant ; puis, comme s’il eûtpensé que le moment de faire une si importante ouverture n’étaitpas encore venu :
– Eh bien ! oui, répondit-il, onvous le dira, le secret, après le dîner, en tête à tête, le verre àla main, en buvant à la santé de nos enfants respectifs, et, s’il ya moyen de… moyenner, eh bien ! entendez-vous, père Guillaume,on fera des affaires.
Le père Guillaume le regarda à son tour enpinçant les lèvres et en secouant la tête ; et il était assezdifficile de deviner ce qu’il allait répondre à cettequasi-ouverture du maire, lorsque Marianne entra tout effarée.
– Oh ! monsieur le maire,s’écria-t-elle, en voilà un malheur !
– Eh ! mon Dieu ! lequel,madame Watrin ? demanda celui-ci avec une certaineinquiétude.
Quant au père Watrin, habitué aux façons de safemme, il parut moins impressionné que son hôte le marchand debois.
– Qu’y a-t-il donc ? dit lemaire.
– Qu’est-il arrivé, la vieille ?demanda à son tour Watrin.
– Mais il est arrivé que voilàmademoiselle Euphrosine qui dit comme ça qu’elle estindisposée !
– Bah ! ce ne sera rien ! ditle maire, qui, probablement connaissait sa fille aussi bien queGuillaume connaissait sa femme.
– Oh, la bégueule ! murmura le gardechef, qui, de son côté, paraissait avoir fait une appréciationassez exacte du mérite de mademoiselle Euphrosine.
– Mais, continua la mère, c’est qu’elleveut absolument retourner à la ville.
– Allons, bon ! dit monsieurRaisin ; Chollet est-il là ? s’il était là, il lareconduirait.
– Non, on ne l’a pas encore vu, et c’est,je crois, ce qui a augmenté le mal de la demoiselle.
– Et où est-elle, Euphrosine ?
– Elle est remontée dans la calèche etelle vous demande.
– Eh bien, soit ! attendez, c’estcela… Au revoir, papa Watrin ! nous avons à causerlonguement ; je vais la reconduire, et, dans une heure, – leschevaux sont bons, – dans une heure je serai ici, et si vous êtesbon garçon…
– Si je suis bon garçon ?
– Eh bien ! touchez là ! je nevous en dis pas davantage… Au revoir, père Guillaume ! aurevoir, maman Watrin ! soignez la gibelotte, et il y aura desépingles pour attacher votre tablier de cuisine !
Et comme le maire sortait sur ces mots, lavieille le reconduisit en faisant force révérences, et tout endisant :
– Au revoir, monsieur le maire ! aurevoir ! faites bien nos excuses à mademoiselleEuphrosine !
Guillaume, lui, était resté à sa place ensecouant la tête. Décidément, il ne s’était pas trompé sur la causede l’amabilité du maire.
Il s’agissait, comme il l’avait dit, de luitirer son bonnet de coton sur les yeux.
Aussi, quand Marianne revint à lui, toutepiteuse du départ de mademoiselle Euphrosine, en disant :
– Ah ! mon pauvre vieux, j’espèreque tu gronderas Bernard ?
– Et de quoi le gronderai-je ?demanda brusquement le garde chef.
– Comment ! mais de ce qu’il n’ad’yeux que pour Catherine, et qu’il a à peine salué mademoiselleRaisin.
– C’est qu’il avait vu mademoiselleRaisin à peu près tous les jours depuis dix-huit mois, réponditGuillaume, et que pendant ces dix-huit mois il n’a vu que deux foissa cousine.
– C’est égal… ah ! mon Dieu !mon Dieu ! murmura Marianne.
Le père Guillaume resta non seulementinsensible à ce désespoir, mais il parut même lui inspirer quelqueimpatience.
Il regarda sa femme.
– Dis-moi un peu, la mère ?demanda-t-il.
– Eh bien ! quoi ?
– As-tu entendu ce que t’a dit monsieurle maire ?
– À quel propos ?
– À propos de la gibelotte, qu’il terecommandait de soigner.
– Oui.
– Eh bien ! c’est un bon conseil,femme, qu’il t’a donné là !
– Mais c’est qu’enfin je voudrais tedire…
– Et puis, il y a aussi la tarte qu’ilfaudrait enfourner.
– Ah ! oui, je comprends, tu merenvoies ?
– Je ne te renvoie pas ; je te dissimplement d’aller à la cuisine voir si j’y suis.
– C’est bien, dit la mère Watrin blesséedans sa dignité : on y va, à la cuisine ! on yva !
– Regarde ! fit le garde chef ensuivant sa femme des yeux, quand on pense que ça n’est pas plusdifficile que ça d’être aimable, et que tu l’es sirarement !
– Ah ! je suis aimable parce que jem’en vas ?… C’est gracieux, ce que tu dis là !
Le père Guillaume s’approcha d’une fenêtre,tira sa pipe de sa poche, et se mit à siffloter un air.
– Ah ! oui, continua la mère, c’estjoli ce que tu fais là ; siffle la vue !
Puis, comme elle était arrivée à la porte dela cuisine :
– Enfin !… dit-elle.
Et elle sortit.
– Oui, murmura Guillaume resté seul, oui,je siffle la vue, et je siffle la vue parce queje vois les pauvres chers enfants, et que ça me fait plaisir de lesvoir ! tenez, continua-t-il, quoiqu’il n’eût personne à quifaire partager sa joie, ne dirait-on pas deux anges du bon Dieu,tant ils sont beaux et souriants ? Ils viennent par ici :ne les dérangeons pas !
Et le père Guillaume, continuant de siffler,monta vers sa chambre en sifflant plus bas à mesure qu’ilsapprochaient, de sorte que, au moment où il ouvrait la porte de sachambre, eux apparaissaient sur le seuil de la salle basse.
Mais, du haut de l’escalier où il s’étaitarrêté pour ne les perdre de vue que le plus tard possible, ilmurmura ces mots :
– Dieu vous bénisse, enfants !… Ilsne m’entendent pas : tant mieux ! c’est qu’ils écoutentune autre voix qui chante plus doucement que la mienne !
Guillaume ne se trompait point : cettevoix qui n’arrivait pas jusqu’à lui, mais qu’il devinait, c’étaitla voix céleste de la jeunesse et de l’amour ; et voici cequ’elle disait par la bouche des deux jeunes gens :
– M’aimeras-tu toujours ? demandaitCatherine.
– Toujours ! répondait Bernard.
– Eh bien ! c’est singulier, repritCatherine, cette promesse, qui devrait me remplir le cœur de joie,me rend au contraire toute triste.
– Pauvre chère Catherine ! murmuraBernard de son accent le plus doux, si je te rends triste en tedisant que je t’aime, je ne sais plus que te dire pour t’égayeralors.
– Bernard, continua la jeune fillerépondant à sa pensée bien plus qu’aux paroles de son amant, tesparents sont mariés depuis vingt-six ans, et, sauf quelques petitesquerelles sans importance, ils vivent aussi heureux que le premierjour de leur mariage… Chaque fois que je les regarde, je me demandesi nous serons aussi heureux, et surtout si nous serons heureuxaussi longtemps qu’ils l’ont été.
– Et pourquoi pas ? dit Bernard.
– Cette question que je te fais, repritCatherine, si j’avais une mère, ce serait cette mère qui, inquiètepour le bonheur de sa fille, te la ferait elle-même ; mais jen’ai ni père ni mère ; je suis orpheline, et tout mon bonheur,comme tout mon amour, est entre tes mains ! Écoute, Bernard,si tu crois qu’il te soit possible de m’aimer un jour moins que tune m’aimes, rompons à l’instant ! j’en mourrai, je le saisbien ; mais si tu devais ne plus m’aimer un jour, oh ! jepréférerais mourir tandis que tu m’aimes, plutôt que d’attendre cejour-là, vois-tu !
– Regarde-moi, Catherine, réponditBernard, et tu trouveras ma réponse écrite dans mes yeux.
– Mais t’es-tu éprouvé, Bernard ?es-tu sûr que ce n’est pas l’amitié d’un frère, mais que c’estl’amour d’un amant que tu as pour moi ?
– Je ne me suis pas éprouvé, répondit lejeune homme ; mais tu m’as éprouvé, toi !
– Moi ! et comment cela ?demanda Catherine.
– Par tes dix-huit mois d’absence !…Crois-tu donc que ce ne soit point une épreuve suffisante que cesdix-huit mois de séparation ? À part mes deux courts voyages àParis et quelques jours de bonheur depuis ton départ, je n’ai pasvécu, car cela ne s’appelle pas vivre que de vivre sans son âme, dene rien aimer, de n’avoir de goût à rien, d’être sans cesse demauvaise humeur ! Eh ! mon Dieu ! tous ceux qui meconnaissent te le diront ; ma forêt, cette belle forêt où jesuis né, mes grands chênes pleins de murmures, mes beaux hêtres àl’écorce d’argent, eh bien ! depuis ton départ, rien de toutcela ne me plaisait plus !… Autrefois, quand je partais lematin, dans la voix de tous les oiseaux qui s’éveillaient, quichantaient l’aurore au Seigneur, j’entendais ta voix ! lesoir, quand je revenais, et que, quittant mes compagnons quisuivaient le sentier, je m’enfonçais dans le bois, c’est qu’il yavait comme un beau fantôme blanc qui m’appelait, qui glissaitentre les arbres, qui me montrait mon chemin, qui disparaissait àmesure que je m’approchais de ma maison, et que je retrouvaisdebout et m’attendant à la porte ! Depuis que tu es partie,Catherine, il n’y a pas eu de matinée où je n’aie dit auxautres : « Où sont donc les oiseaux, je ne les entendsplus chanter comme autrefois ! » et il n’y a pas eu desoir où, au lieu d’arriver avant tout le monde, gai, dispos etjoyeux, je ne sois arrivé le dernier, las, triste etfatigué !
– Cher Bernard ! murmura Catherine,en donnant son beau front à baiser au jeune homme.
– Mais depuis que tu es là, Catherine,continua Bernard avec cet enthousiasme juvénile qui n’appartientqu’aux premiers battements du cœur, aux premiers rêves del’imagination ; depuis que tu es là, tout est changé !les oiseaux sont revenus dans les branches ; mon beau fantôme,j’en suis sûr, m’attend là-bas, sous la futaie, pour me fairequitter le sentier et me guider vers la maison… et, sur le seuil decette maison, oh ! sur ce seuil, je suis sûr aussi deretrouver, non plus le fantôme de l’amour, mais la réalité dubonheur !
– Oh ! mon Bernard, combien jet’aime ! s’écria Catherine.
– Et puis… et puis, continua Bernard enfronçant le sourcil et en passant la main sur son front, et puis…Mais non, je ne veux pas te parler de cela !
– Parle-moi de tout ! dis-moitout ! je veux tout savoir !
– Et puis, ce matin, Catherine, quand cemauvais esprit de Mathieu m’a montré cette lettre du Parisien… lalettre où cet homme te parlait, à toi, ma Catherine, à qui je neparle, moi, que comme à la Sainte-Vierge, où cet homme te parlait,à toi, mon beau muguet des bois, ainsi qu’il parle à ces filles dela ville, eh bien ! j’ai senti une telle douleur, que j’ai cruque j’allais mourir, et, en même temps, une telle rage, que je mesuis dit : « Je vais mourir, soit ! mais, avant demourir, oh ! du moins je le tuerai. »
– Oui, dit Catherine de sa voix la pluscaressante, et voilà pourquoi tu es parti par la route deGondreville avec ton fusil chargé, au lieu d’attendretranquillement ici ta Catherine ! Voilà pourquoi tu as faitsix lieues en deux heures et demie, au risque de mourir de fatigueet de chaleur ! Mais tu as été puni : tu as revu taCatherine une heure plus tard !… Il est vrai que l’innocente aété punie avec le coupable !… jaloux !
– Oui ! oui, jaloux ! murmuraBernard les dents serrées, tu as dit le mot ! Oh ! tu nesais pas ce que c’est que la jalousie, toi !
– Si ! un instant, j’ai été jalouse,dit Catherine en riant ; mais sois tranquille, je ne le suisplus !
– C’est-à-dire, vois-tu, continua Bernarden portant son poing fermé à son front, c’est-à-dire que, si lemalheur eût voulu que tu n’eusses pas reçu cette lettre, ou que,l’ayant reçue, tu n’eusses rien changé à ta route ; que si,enfin, tu fusses venue par Villers-Cotterêts, et que tu eussesrencontré ce fat… tiens ! tiens ! tiens ! à cetteseule pensée, Catherine, ma main s’étend vers mon fusil, et…
– Tais-toi ! s’écria Catherineeffrayée de l’expression qu’avait prise la figure du jeune homme,et en même temps comme frappée d’une apparition.
– Moi, me taire ! et pourquoi metaire ? demanda le jeune homme.
– Là ! là ! là ! murmuraCatherine en approchant sa bouche de l’oreille de Bernard,là !… il est là, sur la porte !
– Lui ! s’écria Bernard, et quevient-il faire ici ?
– Silence ! dit Catherine enpressant le bras du jeune homme ; c’est ta mère elle-même quil’a invité à venir avec monsieur le maire et mademoiselleEuphrosine… Bernard, il est ton hôte.
En effet, un jeune homme d’une mise élégante,en redingote du matin, en cravate de couleur, et une cravache à lamain, venait de paraître sur le seuil, et, voyant les deux jeunesgens presque dans les bras l’un de l’autre, semblait se demanders’il devait entrer ou sortir.
Le regard de Bernard se croisa en ce momentavec le sien.
Les yeux du jeune garde lançaient deséclairs.
Le Parisien comprit instinctivement qu’ilvenait de tomber dans la caverne du tigre.
– Pardon ! monsieur Bernard,murmura-t-il, mais je cherchais…
– Oui, répondit celui-ci, et, encherchant, vous avez trouvé ce que vous ne cherchiez pas ?
– Bernard ! fit tout bas Catherine,Bernard !
– Laisse ! dit le jeune garde enessayant de se débarrasser de l’étreinte de Catherine ; j’aiquelques mots à dire à monsieur Chollet ; ces mots dits, laquestion clairement et nettement posée entre nous, tout serafini.
– Bernard ! insista Catherine, ducalme, du sang-froid !
– Sois tranquille… seulement, laisse-moidire deux mots à… monsieur ! ou, ma foi !… au lieu dedeux je lui en dirai quatre !
– Soit ! mais…
– Mais je te dis d’êtretranquille !
Et avec un mouvement à la violence duquel iln’y avait point à se tromper, Bernard poussa Catherine du côté dela porte.
La jeune fille comprit que tout obstaclephysique ou moral ne ferait qu’augmenter la colère de sonamant ; elle se retira les mains jointes, et se contentant dele supplier du regard.
La porte de la cuisine refermée sur Catherine,les deux jeunes gens se trouvèrent seuls.
Bernard s’assura que la porte était bienfermée, en y allant lui-même, et en assujettissant le loquet dansson arête.
Puis, revenant au Parisien :
– Eh bien ! moi aussi, monsieur, luidit-il, je cherchais quelque chose ou plutôt quelqu’un ; mais,plus heureux que vous, ce quelqu’un je l’ai trouvé. Je vouscherchais, monsieur Chollet ?
– Moi ?
– Oui, vous !
Le jeune homme sourit. Du moment où un hommel’attaquait, il allait répondre en homme.
– Vous me cherchiez ?
– Oui.
– Mais je ne suis pas difficile àtrouver, ce me semble.
– Excepté cependant quand vous partez lematin en tilbury pour aller attendre la diligence de Paris sur laroute de Gondreville.
Le jeune homme se redressa, et, avec undédaigneux sourire :
– Je sors le matin à l’heure qui meconvient, dit-il, et je vais où il me plaît, monsieur Bernard. Celane regarde que moi.
– Vous avez parfaitement raison,monsieur ; chacun est libre de ses actions ; mais il y aune vérité que vous ne contesterez pas plus, je l’espère,quoiqu’elle vienne de moi, que je ne conteste celle qui vient devous.
– Laquelle ?
– C’est que chacun est maître de sonbien.
– Je ne le conteste pas, monsieurBernard.
– Maintenant, vous comprenez, monsieurChollet : mon bien, c’est mon champ, si je suis métayer ;c’est ma bergerie, si je suis éleveur de bestiaux ; c’est maferme, si je suis fermier… Eh bien ! un sanglier sort de laforêt et vient dévaster mon champ : je me mets à l’affût, etje tue le sanglier. Un loup sort du bois pour étrangler mesmoutons : j’envoie une balle au loup, et le loup en est poursa balle. Un renard entre dans ma ferme et étrangle mespoules : je prends le renard au piège, et je lui écrase latête à coups de talon de botte ! Tant que le champ n’étaitpoint à moi, tant que les moutons ne m’appartenaient pas, tant queles poules étaient à d’autres, je ne me reconnaissais pas cedroit ; mais du moment où champ, moutons et poules sont à moi,c’est différent !… Ah ! à propos, monsieur Chollet, j’ail’honneur de vous annoncer que, sauf le consentement du père et dela mère, je vais épouser Catherine, et que, dans quinze jours,Catherine sera ma femme, ma femme à moi, mon bien, ma propriété parconséquent, ce qui veut dire : « Gare au sanglier quiviendrait pour dévaster mon champ ! gare au loup quitournerait autour de ma brebis ! gare au renard quiconvoiterait mes poules ! » Maintenant, si vous avezquelques objections à faire à cela, faites-les-moi, monsieurChollet, faites-les-moi tout de suite. Je vous écoute.
– Malheureusement, répondit le Parisienqui, tout brave qu’il était, n’était probablement pas fâché qu’onle tirât d’une position fausse ; malheureusement, vous nem’écoutez pas seul ?
– Pas seul ?
– Non… Vous plaît-il que je vous répondedevant une femme et devant un prêtre ?
Bernard se retourna et aperçut effectivementl’abbé Grégoire et Catherine sur le pas de la porte.
– Non… vous avez raison : silence,dit-il.
– Alors, à demain, n’est-ce pas ?demanda Chollet.
– À demain ! à après-demain !…quand vous voudrez, où vous voudrez, comme vous voudrez !
– Très bien.
– Mon ami, interrompit Catherine, tropheureuse que l’arrivée du bon abbé Grégoire lui eût fourni ce moyend’interruption, voici notre cher abbé Grégoire, que nous aimons detout notre cœur, et que moi, pour mon compte, je n’ai pas vu depuisdix-huit mois.
– Bonjour, mes enfants !bonjour ! dit l’abbé.
Les deux jeunes hommes échangèrent un dernierregard qui équivalait à une mutuelle provocation, et tandis queLouis Chollet se retirait en saluant Catherine et l’abbé, Bernardallait, le sourire sur le front et sur les lèvres, baiser la maindu bon prêtre en disant :
– Soyez le bienvenu, homme de paix !dans cette maison où l’on ne demande pas mieux que de vivre enpaix !
