Clair de Lune

Chapitre 10Les Bijoux

M. Lantin, ayant rencontré cette jeune fille, dans une soirée,chez son sous-chef de bureau, l’amour l’enveloppa comme unfilet.

C’était la fille d’un percepteur de province, mort depuisplusieurs années. Elle était venue ensuite à Paris avec sa mère,qui fréquentait quelques familles bourgeoises de son quartier dansl’espoir de marier la jeune personne.

Elles étaient pauvres et honorables, tranquilles et douces. Lajeune fille semblait le type absolu de l’honnête femme à laquellele jeune homme sage rêve de confier sa vie. Sa beauté modeste avaitun charme de pudeur angélique, et l’imperceptible sourire qui nequittait point ses lèvres semblait un reflet de son cœur.

Tout le monde chantait ses louanges ; tous ceux qui laconnaissait répétaient sans fin : « Heureux celui qui la prendra.On ne pourrait trouver mieux. »

M. Lantin, alors commis principal, au ministère de l’Intérieur,aux appointements annuels de trois mille cinq francs, la demanda enmariage et l’épousa.

Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna samaison avec une économie si adroite qu’ils semblaient vivre dans leluxe. Il n’était point d’attentions, de délicatesses, de chatteriesqu’elle n’eût pour son mari ; et la séduction de sa personneétait si grande que, six ans après leur rencontre, il l’aimait plusencore qu’aux premiers jours.

Il ne blâmait en elle que deux goûts, celui du théâtre et celuides bijouteries fausses.

Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestesfonctionnaires) lui procuraient à tous moments des loges pour lespièces en vogue, même pour les premières représentations ; etelle traînait, bon gré, mal gré, son mari à ces divertissements quile fatiguaient affreusement après sa journée de travail. Alors illa supplia de consentir à aller au spectacle avec quelque dame desa connaissance qui la ramènerait ensuite. Elle fut longtemps àcéder, trouvant peu convenable cette manière d’agir. Elle s’ydécida enfin par complaisance, et il lui en sut un gré infini.

Or, ce goût pour le théâtre fit bientôt naître en elle le besoinde se parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai,de bon goût toujours, mais modestes ; et sa grâce douce, sagrâce irrésistible, humble et souriante, semblait acquérir unesaveur nouvelle de la simplicité de ses robes, mais elle pritl’habitude de pendre à des oreilles deux gros cailloux du Rhin quisimulaient des diamants, et elle portait des colliers de perlesfausses, des bracelets en similor, des peignes agrémentés deverroteries variées jouant les pierres fines.

Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, répétaitsouvent : « Ma chère, quand on n’a pas le moyen de se payer desbijoux véritables, on ne se montre parée que de sa beauté et de sagrâce, voilà encore les plus rares joyaux. »

Mais elle souriait doucement et répétait : « Que veux-tu ?J’aime ça. C’est mon vice. Je sais bien que tu as raison ;mais on ne se refait pas. J’aurais adoré les bijoux, moi !»

Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles,miroiter les facettes de cristaux taillés, en répétant : Maisregarde donc comme c’est bien fait. On jurerait du vrai. »

Il souriait en déclarant : « Tu as des goûts de Bohémienne.»

Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tête à tête aucoin du feu, elle apportait sur la table où ils prenaient le thé laboîte de maroquin où elle enfermait la « pacotille, » selon le motde M. Lantin ; et elle se mettait à examiner ces bijoux imitésavec une attention passionnée, comme si elle eût savouré quelquejouissance secrète et profonde ; et elle s’obstinait à passerun collier au cou de son mari pour rire ensuite de tout son cœur ens’écriant : « Comme tu es drôle ! » Puis elle se jetait dansses bras et l’embrassait éperdument.

Comme elle avait été à l’Opéra, une nuit d’hiver, elle rentratoute frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit joursplus tard elle mourait d’une fluxion de poitrine.

Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son désespoir fut siterrible que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleuraitdu matin au soir, l’âme déchirée d’une souffrance intolérable,hanté par le souvenir, par le sourire, par la voix, par tout lecharme de la morte.

Le temps n’apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heuresdu bureau, alors que les collègues s’en venaient causer un peu deschoses du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez seplisser, ses yeux s’emplir d’eau ; il faisait une grimaceaffreuse et se mettait à sangloter.

Il avait gardé intacte la chambre de sa compagne où ils’enfermait tous les jours pour penser à elle ; et tous lesmeubles, ses vêtements mêmes demeuraient à leur place comme ils setrouvaient au dernier jour.

Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements, qui,entre les mains de sa femme, suffisaient aux besoins du ménage,devenaient, à présent, insuffisants pour lui tout seul. Et il sedemandait avec stupeur comment elle avait su s’y prendre pour luifaire boire toujours des vins excellents et manger des nourrituresdélicates qu’il ne pouvait plus se procurer avec ses modestesressources.

Il fit quelques dettes et courut après l’argent à la façon desgens réduits aux expédients. Un matin enfin, comme il se trouvaitsans un sou, une semaine entière avant la fin du mois, il songea àvendre quelque chose ; et tout de suite la pensée lui vint dese défaire de la « pacotille » de sa femme, car il avait gardé aufond du cœur une sorte de rancune contre ces « trompe-l’œil » quil’irritaient autrefois. Leur vue même, chaque jour, lui gâtait unpeu le souvenir de sa bien-aimée.

Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu’elle avaitlaissé, car jusqu’aux derniers jours de sa vie elle en avait achetéobstinément, rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et ilse décida pour le grand collier qu’elle semblait préférer, et quipouvait bien valoir, pensait-il, six ou huit francs, car il étaitvraiment d’un travail très soigné pour du faux.

Il le mit en sa poche et s’en alla vers son ministère en suivantles boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui luiinspirât confiance.

Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d’étaler ainsi samisère et de chercher à vendre une chose de si peu de prix.

– Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce quevous estimez ce morceau.

L’homme reçut l’objet, l’examina, le retourna, le soupesa, pritune loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques,reposa le collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieuxjuger de l’effet.

M. Lantin, gêné par toutes ces cérémonies, ouvrait la bouchepour déclarer : « Oh ! je sais bien que cela n’a aucunevaleur, » – quand le bijoutier prononça :

– Monsieur, cela vaut de douze à quinze mille francs ; maisje ne pourrais l’acheter que si vous m’en faisiez connaîtreexactement la provenance.

Le veuf ouvrit des yeux énormes et demeura béant, ne comprenantpas. Il balbutia enfin : « Vous dites…Vous êtes sûr ? »L’autre se méprit sur son étonnement, et, d’un ton sec : « Vouspouvez chercher ailleurs si on vous en donne davantage. Pour moi,cela vaut, au plus, quinze mille. Vous reviendrez me trouver sivous ne trouvez pas mieux. »

M. Lantin, tout à fait idiot, reprit son collier et s’en alla,obéissant à un confus besoin de se trouver seul et deréfléchir.

Mais, dès qu’il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, etil pensa « L’imbécile ! oh ! l’imbécile ! Si jel’avais pris au mot tout de même ! En voilà un bijoutier quine sait pas distinguer le faux du vrai ! »

Et il pénétra chez un autre marchand à l’entrée de la rue de laPaix. Dès qu’il eut aperçu le bijou, l’orfèvre s’écria :

– Ah ! parbleu ; je le connais bien, ce collier ;il vient de chez moi.

M. Lantin, fort troublé, demanda :

– Combien vaut-il ?

– Monsieur, je l’ai vendu vingt-cinq mille. Je suis prêt à lereprendre pour dix-huit mille, quand vous m’aurez indiqué, pourobéir aux prescriptions légales, comment vous en êtesdétenteur.

Cette fois, M. Lantin s’assit perclus d’étonnement. Il reprit:

– Mais…, mais, examinez-le bien attentivement, Monsieur, j’avaiscru jusqu’ici qu’il était en… en faux.

Le joaillier reprit : – Voulez-vous me dire votre nom,Monsieur ?

– Parfaitement. Je m’appelle Lantin, je suis employé auministère de l’Intérieur, je demeure 16, rue des Martyrs.

Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et prononça :

– Ce collier a été envoyé en effet à l’adresse de Madame Lantin,16, rue des Martyrs, le 20 juillet 1876.

Et les deux hommes se regardèrent dans les yeux, l’employééperdu de surprise, l’orfèvre flairant un voleur.

Celui-ci reprit :

– Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre heuresseulement, je vais vous en donner un reçu ?

M. Lantin balbutia :

– Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le papier qu’ilmit dans sa poche.

Puis il traversa la rue, la remonta, s’aperçut qu’il se trompaitde route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnutencore son erreur, revint aux Champs-Élysées sans une idée nettedans la tête. Il s’efforçait de raisonner, de comprendre. Sa femmen’avait pu acheter un objet d’une pareille valeur. – Non, certes. –Mais alors, c’était un cadeau ! Un cadeau ! Un cadeau dequi ? Pourquoi ?

Il s’était arrêté et il demeurait debout au milieu de l’avenue.Le doute horrible l’effleura. – Elle ? – Mais alors tous lesautres bijoux étaient aussi des cadeaux ! Il lui sembla que laterre remuait ; qu’un arbre, devant lui, s’abattait ; ilétendit les bras et s’écroula, privé de sentiment.

Il reprit connaissance dans la boutique d’un pharmacien où lespassants l’avaient porté. Il se fit reconduire chez lui, ets’enferma.

Jusqu’à la nuit il pleura éperdument, mordant un mouchoir pourne pas crier. Puis il se mit au lit accablé de fatigue et dechagrin, et il dormit d’un pesant sommeil.

Un rayon de soleil le réveilla, et il se leva lentement pouraller à son ministère. C’était dur de travailler après de pareillessecousses. Il réfléchit alors qu’il pouvait s’excuser auprès de sonchef ; et il lui écrivit. Puis il songea qu’il fallaitretourner chez le bijoutier ; et une honte l’empourpra. Ildemeura longtemps à réfléchir. Il ne pouvait pourtant pas laisserle collier chez cet homme ; il s’habilla et sortit.

Il faisait beau, le ciel bleu s’étendait sur la ville quisemblait sourire. Des flâneurs allaient devant eux, les mains dansleurs poches.

Lantin se dit, en les regardant passer : « Comme on est heureuxquand on a de la fortune ! Avec de l’argent on peut secouerjusqu’aux chagrins, on va où l’on veut, on voyage, on sedistrait ! Oh ! si j’étais riche ! »

Il s’aperçut qu’il avait faim, n’ayant pas mangé depuisl’avant-veille. Mais sa poche était vide, et il se ressouvint ducollier. Dix-huit mille francs ! Dix-huit mille francs !c’était une somme, cela !

Il gagna la rue de la Paix et commença à se promener de long enlarge sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit millefrancs ! Vingt fois il faillit entrer ; mais la hontel’arrêtait toujours.

Il avait faim pourtant, grand’faim, et pas un sou. Il se décidabrusquement, traversa la rue en courant pour ne pas se laisser letemps de réfléchir, et il se précipita chez l’orfèvre.

Dès qu’il l’aperçut, le marchand s’empressa, offrit un siègeavec une politesse souriante. Les commis eux-mêmes arrivèrent, quiregardaient de côté Lantin, avec des gaietés dans les yeux et surles lèvres.

Le bijoutier déclara :

– Je me suis renseigné, Monsieur, et si vous êtes toujours dansles mêmes dispositions, je suis prêt à vous payer la somme que jevous ai proposée.

L’employé balbutia :

– Mais certainement.

L’orfèvre tira d’un tiroir dix-huit grands billets, les compta,les tendit à Lantin, qui signa un petit reçu et mit d’une mainfrémissante l’argent dans sa poche.

Puis, comme il allait sortir, il se tourna vers le marchand quisouriait toujours, et, baissant les yeux :

– J’ai… j’ai d’autres bijoux… qui me viennent…de la mêmesuccession. Vous conviendrait-il de me les acheter aussi ?

Le marchand s’inclina :

– Mais certainement, Monsieur. Un des commis sortit pour rire àson aise ; un autre se mouchait avec force.

Lantin impassible, rouge et grave, annonça :

– Je vais vous les apporter.

Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux.

Quand il revint chez le marchand, une heure plus tard, iln’avait pas encore déjeuné. Ils se mirent à examiner les objetspièce à pièce, évaluant chacun. Presque tous venaient de lamaison.

Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fâchait,exigeait qu’on lui montrât les livres de vente, et parlait de plusen plus haut à mesure que s’élevait la somme.

Les gros brillants d’oreilles valent vingt mille francs, lesbracelets trente-cinq mille, les broches, bagues et médaillonsseize mille, une parure d’émeraudes et de saphirs quatorzemille ; un solitaire suspendu à une chaîne d’or formantcollier quarante mille ; le tout atteignant le chiffre de centquatre-vingt-seize mille francs.

Le marchand déclara avec une bonhomie railleuse :

– Cela vient d’une personne qui mettait toutes ses économies enbijoux.

Lantin prononça gravement :

– C’est une manière comme une autre de placer son argent. Et ils’en alla après avoir décidé avec l’acquéreur qu’unecontre-expertise aurait lieu le lendemain.

Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendômeavec l’envie d’y grimper, comme si c’eût été un mât de cocagne. Ilse sentait léger à jouer à saute-mouton par-dessus la statue del’Empereur perché là-haut dans le ciel.

Il alla déjeuner chez Voisin et but du vin à vingt francs labouteille.

Puis il prit un fiacre et fit un tour au Bois. Il regardait leséquipages avec un certain mépris, oppressé du désir de crier auxpassants : « Je suis riche aussi, moi. J’ai deux cent millefrancs ! »

Le souvenir de son ministère lui revint. Il s’y fit conduire,entra délibérément chez son chef et annonça :

– Je viens, Monsieur, vous donner ma démission. J’ai fait unhéritage de trois cent mille francs.

Il alla serrer la main de ses anciens collègues et leur confiases projets d’existence nouvelle ; puis il dîna au caféAnglais.

Se trouvant à côté d’un monsieur qui lui parut distingué, il neput résister à la démangeaison de lui confier, avec une certainecoquetterie, qu’il venait d’hériter de quatre cent millefrancs.

Pour la première fois de sa vie il ne s’ennuya pas au théâtre,et il passa sa nuit avec des filles.

Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme était trèshonnête, mais d’un caractère difficile. Elle le fit beaucoupsouffrir.

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