Clair de Lune

Chapitre 9Mademoiselle Cocotte

Nous allions sortir de l’Asile quand j’aperçus dans un coin dela cour un grand homme maigre qui faisait obstinément le simulacred’appeler un chien imaginaire. Il criait, d’une voix douce, d’unevoix tendre : « Cocotte, ma petite Cocotte, viens ici, Cocotte,viens ici, ma belle » en tapant sur sa cuisse comme on fait pourattirer les bêtes. Je demandai au médecin :

– Qu’est-ce que celui-là ?

Il me répondit :

– Oh ! celui-là n’est pas intéressant. C’est un cocher,nommé François, devenu fou après avoir noyé son chien.

J’insistai :

– Dites-moi donc son histoire. Les choses les plus simples, lesplus humbles, sont parfois celles qui nous mordent le plus aucœur.

Et voici l’aventure de cet homme qu’on avait sue tout entièrepar un palefrenier, son camarade.

« Dans la banlieue de Paris vivait une famille de bourgeoisriches. Ils habitaient une élégante villa au milieu d’un parc, aubord de la Seine. Le cocher était ce François, gars de campagne, unpeu lourdaud, bon cœur, niais, facile à duper.

« Comme il rentrait un soir chez ses maîtres, un chien se mit àle suivre. Il n’y prit point garde d’abord ; maisl’obstination de la bête à marcher sur ses talons le fit bientôt seretourner. Il regarda s’il connaissait ce chien. Non, il ne l’avaitjamais vu.

« C’était une chienne d’une maigreur affreuse avec de grandesmamelles pendantes. Elle trottinait derrière l’homme d’un airlamentable et affamé, la queue entre les pattes, les oreillescollées contre la tête, et s’arrêtait quand il s’arrêtait,repartant quand il repartait.

« Il voulait chasser ce squelette de bête et cria : “Va-t’en.Veux-tu bien te sauver ! Hou ! hou !” Elle s’éloignade quelques pas et se planta sur son derrière, attendant ;puis, dès que le cocher se remit en marche, elle repartit derrièrelui.

« Il fit semblant de ramasser des pierres. L’animal s’enfuit unpeu plus loin avec un grand ballottement de ses mamellesflasques ; mais il revint aussitôt que l’homme eut tourné ledos.

« Alors le cocher François, pris de pitié, l’appela. La chiennes’approcha timidement, l’échine pliée en cercle, et toutes lescôtes soulevant sa peau. L’homme caressa ces os saillants, et, toutému par cette misère de bête : « Allons, viens ! » dit-il.Aussitôt elle remua la queue, se sentant accueillie, adoptée, et,au lieu de rester dans les mollets de son nouveau maître, elle semit à courir devant lui.

« Il l’installa sur la paille dans son écurie ; puis ilcourut à la cuisine chercher du pain. Quand elle eut mangé tout sonsoûl, elle s’endormit, couchée en rond.

« Le lendemain, les maîtres, avertis par leur cocher, permirentqu’il gardât l’animal. C’était une bonne bête, caressante etfidèle, intelligente et douce.

« Mais, bientôt, on lui reconnut un défaut terrible. Elle étaitenflammée d’amour d’un bout à l’autre de l’année. Elle eut fait, enquelque temps, la connaissance de tous les chiens de la contrée quise mirent à rôder autour d’elle jour et nuit. Elle leur partageaitses faveurs avec une indifférence de fille, semblait au mieux avectous, traînait derrière elle une vraie meute composée de modèlesles plus différents de la race aboyante, les uns gros comme lepoing, les autres grands comme des ânes. Elle les promenait par lesroutes en des courses interminables, et quand elle s’arrêtait pourse reposer sur l’herbe, ils faisaient cercle autour d’elle, et lacontemplaient la langue tirée.

« Les gens du pays la considéraient comme un phénomène ;jamais on n’avait vu pareille chose. Le vétérinaire n’y comprenaitrien.

« Quand elle était rentrée, le soir, en son écurie, la foule deschiens faisait le siège de la propriété. Ils se faufilaient partoutes les issues de la haie vive qui clôturait le parc,dévastaient les plates-bandes, arrachaient les fleurs, creusaientdes trous dans les corbeilles, exaspérant le jardinier. Et ilshurlaient des nuits entières autour du bâtiment où logeait leuramie, sans que rien les décidât à s’en aller.

« Dans le jour, ils pénétraient jusque dans la maison. C’étaitune invasion, une plaie, un désastre. Les maîtres rencontraient àtout moment dans l’escalier et jusque dans les chambres de petitsroquets jaunes à queue empanachée, des chiens de chasse, desbouledogues, des loulous rôdeurs à poil sale, vagabonds sans feu nilieu, des terre-neuve énormes qui faisaient fuir les enfants.

« On vit alors dans le pays des chiens inconnus à dix lieues àla ronde, venus on ne sait d’où, vivant on ne sait comment, et quidisparaissaient ensuite.

« Cependant François adorait Cocotte. Il l’avait nommée Cocotte,sans malice, bien qu’elle méritât son nom ; et il répétaitsans cesse : “Cette bête-là, c’est une personne. Il ne lui manqueque la parole.”

« Il lui avait fait confectionner un collier magnifique en cuirrouge qui portait ces mots gravés sur une plaque de cuivre :“Mademoiselle Cocotte, au cocher François.”

« Elle était devenue énorme. Autant elle avait été maigre,autant elle était obèse, avec un ventre gonflé sous lequelpendillaient toujours ses longues mamelles ballotantes. Elle avaitengraissé tout d’un coup et elle marchait maintenant avec peine,les pattes écartées à la façon des gens trop gros, la gueuleouverte pour souffler, exténuée aussitôt qu’elle avait essayé decourir.

« Elle se montrait d’ailleurs d’une fécondité phénoménale,toujours pleine presque aussitôt que délivrée, donnant le jourquatre fois l’an à un chapelet de petits animaux appartenant àtoutes les variétés de la race canine. François, après avoir choisicelui qu’il lui laissait pour « passer son lait », ramassait lesautres dans son tablier d’écurie et allait, sans apitoiement, lesjeter à la rivière.

« Mais bientôt la cuisinière joignit ses plaintes à celles dujardinier. Elle trouvait des chiens jusque sous son fourneau, dansle buffet, dans la soupente au charbon, et ils volaient tout cequ’ils rencontraient.

« Le maître, impatienté, ordonna à François de se débarrasser deCocotte. L’homme, désolé, chercha à la placer. Personne n’envoulut. Alors il se résolut à la perdre, et il la confia à unvoiturier qui devait l’abandonner dans la campagne de l’autre côtéde Paris, auprès de Joinville-le-Pont.

« Le soir même, Cocotte était revenue.

« Il fallait prendre un grand parti. On la livra, moyennant cinqfrancs, à un chef de train allant au Havre. Il devait la lâcher àl’arrivée.

« Au bout de trois jours, elle rentrait dans son écurie,harassée, efflanquée, écorchée, n’en pouvant plus.

« Le maître, apitoyé, n’insista pas.

« Mais les chiens revinrent bientôt plus nombreux et plusacharnés que jamais. Et comme on donnait, un soir, un grand dîner,une poularde truffée fut emportée par un dogue, au nez de lacuisinière qui n’osa pas la lui disputer.

« Le maître, cette fois, se fâcha tout à fait, et, ayant appeléFrançois, il lui dit avec colère :

« – Si vous ne me flanquez pas cette bête à l’eau avant demainmatin, je vous fiche à la porte, entendez-vous ?

« L’homme fut atterré, et il remonta dans sa chambre pour fairesa malle, préférant quitter sa place. Puis il réfléchit qu’il nepourrait entrer nulle part tant qu’il traînerait derrière lui cettebête incommode ; il songea qu’il était dans une bonne maison,bien payé, bien nourri ; il se dit que vraiment un chien nevalait pas ça ; il s’excita au nom de ses propresintérêts ; et il finit par prendre résolument le parti de sedébarrasser de Cocotte au point du jour.

« Il dormit mal, cependant. Dès l’aube, il fut debout et,s’emparant d’une forte corde, il alla chercher la chienne. Elle seleva lentement, se secoua, étira ses membres et vint fêter sonmaître.

« Alors le courage lui manqua, et il se mit à l’embrasser avectendresse, flattant ses longues oreilles, la baisant sur le museau,lui prodiguant tous les noms tendres qu’il savait.

« Mais une horloge voisine sonna six heures. Il ne fallait plushésiter. Il ouvrit la porte : “Viens”, dit-il. La bête remua laqueue, comprenant qu’on allait sortir.

« Ils gagnèrent la berge, et il choisit une place où l’eausemblait profonde. Alors il noua un bout de la corde au beaucollier de cuir, et ramassant une grosse pierre, il l’attacha del’autre bout. Puis il saisit Cocotte dans ses bras et la baisafurieusement comme une personne qu’on va quitter. Il la tenaitserrée sur la poitrine, la berçait, l’appelait “ma belle Cocotte,ma petite Cocotte”, et elle se laissait faire en grognant deplaisir.

« Dix fois il la voulut jeter, et toujours le cœur luimanquait.

« Mais brusquement il se décida, et de toute sa force il lalança le plus loin possible. Elle essaya d’abord de nager, commeelle faisait lorsqu’on la baignait, mais sa tête, entraînée par lapierre, plongeait coup sur coup ; et elle jetait à son maîtredes regards éperdus, des regards humains, en se débattant comme unepersonne qui se noie. Puis tout l’avant du corps s’enfonça, tandisque les pattes de derrière s’agitaient follement hors del’eau ; puis elles disparurent aussi.

« Alors, pendant cinq minutes, des bulles d’air vinrent crever àla surface comme si le fleuve se fût mis à bouillonner ; etFrançois, hagard, affolé, le cœur palpitant, croyait voir Cocottese tordant dans la vase ; et il se disait, dans sa simplicitéde paysan : “Qu’est-ce qu’elle pense de moi, à c’t’heure, c’tebête ?”

« Il faillit devenir idiot ; il fut malade pendant unmois ; et, chaque nuit, il rêvait de sa chienne ; il lasentait qui léchait ses mains ; il l’entendait aboyer. Ilfallut appeler un médecin. Enfin il alla mieux ; et sesmaîtres, vers la fin de juin, l’emmenèrent dans leur propriété deBiessard, près de Rouen.

« Là encore il était au bord de la Seine. Il se mit à prendredes bains. Il descendait chaque matin avec le palefrenier, et ilstraversaient le fleuve à la nage.

« Or, un jour, comme ils s’amusaient à batifoler dans l’eau,François cria soudain à son camarade :

« – Regarde celle-là qui s’amène. Je vas t’en faire goûter unecôtelette.

« C’était une charogne énorme, gonflée, pelée, qui s’en venait,les pattes en l’air en suivant le courant.

« François s’en approcha en faisant des brasses ; et,continuant ses plaisanteries :

« – Cristi ! elle n’est pas fraîche. Quelle prise !mon vieux. Elle n’est pas maigre non plus.

« Et il tournait autour, se maintenant à distance de l’énormebête en putréfaction.

« Puis, soudain, il se tut et il la regarda avec une attentionsingulière ; puis il s’approcha encore comme pour la toucher,cette fois. Il examinait fixement le collier, puis il avança lebras, saisit le cou, fit pivoter la charogne, l’attira tout près delui, et lut sur le cuivre verdi qui restait adhérent au cuirdécoloré : “Mademoiselle Cocotte, au cocher François.”

« La chienne morte avait retrouvé son maître à soixante lieuesde leur maison !

« Il poussa un cri épouvantable et il se mit à nager de toute saforce vers la berge, en continuant à hurler ; et, dès qu’ileut atteint la terre, il se sauva éperdu, tout nu, par la campagne.Il était fou ! »

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