Clair de Lune

Chapitre 5Conte de Noël

Le docteur Bonenfant cherchait dans sa mémoire, répétant àmi-voix : « Un souvenir de Noël ?… Un souvenir de Noël ?…»

Et tout à coup, il s’écria :

– Mais si, j’en ai un, et un bien étrange encore ; c’estune histoire fantastique. J’ai vu un miracle ! Oui, mesdames,un miracle, la nuit de Noël.

Cela vous étonne de m’entendre parler ainsi, moi qui ne croisguère à rien. Et pourtant j’ai vu un miracle ! Je l’ai vu,fis-je, vu, de mes propres yeux vu, ce qui s’appelle vu.

En ai-je été fort surpris ? non pas ; car si je necrois point à vos croyances, je crois à la foi, et je sais qu’elletransporte les montagnes. Je pourrais citer bien desexemples ; mais je vous indignerais et je m’exposerais aussi àamoindrir l’effet de mon histoire.

Je vous avouerai d’abord que si je n’ai pas été fort convaincuet converti par ce que j’ai vu, j’ai été du moins fort ému, et jevais tâcher de vous dire la chose naïvement, comme si j’avais unecrédulité d’Auvergnat.

J’étais alors médecin de campagne, habitant le bourg deRolleville, en pleine Normandie.

L’hiver, cette année-là, fut terrible. Dès la fin de novembre,les neiges arrivèrent après une semaine de gelées. On voyait deloin les gros nuages venir du nord ; et la blanche descentedes flocons commença.

En une nuit, toute la plaine fut ensevelie.

Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leursrideaux de grands arbres poudrés de frimas, semblaient s’endormirsous l’accumulation de cette mousse épaisse et légère.

Aucun bruit ne traversait plus la campagne immobile. Seuls lescorbeaux, par bandes, décrivaient de longs festons dans le ciel,cherchant leur vie inutilement, s’abattant tous ensemble sur leschamps livides et piquant la neige de leurs grands becs.

On n’entendait rien que le glissement vague et continu de cettepoussière tombant toujours.

Cela dura huit jours pleins, puis l’avalanche s’arrêta. La terreavait sur le dos un manteau épais de cinq pieds.

Et, pendant trois semaines ensuite, un ciel clair, comme uncristal bleu le jour, et, la nuit, tout semé d’étoiles qu’on auraitcrues de givre, tant le vaste espace était rigoureux, s’étendit surla nappe unie, dure et luisante des neiges.

La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblaitmort, tué par le froid. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus :seules les cheminées des chaumières en chemise blanche révélaientla vie cachée, par les minces filets de fumée qui montaient droitdans l’air glacial.

De temps en temps on entendait craquer les arbres, comme sileurs membres de bois se fussent brisés sous l’écorce ; et,parfois, une grosse branche se détachait et tombait, l’invinciblegelée pétrifiant la sève et cassant les fibres.

Les habitations semées çà et là par les champs semblaientéloignées de cent lieues les unes des autres. On vivait comme onpouvait. Seul, j’essayais d’aller voir mes clients les plusproches, m’exposant sans cesse à rester enseveli dans quelquecreux.

Je m’aperçus bientôt qu’une terreur mystérieuse planait sur lepays. Un tel fléau, pensait-on, n’était point naturel. On prétenditqu’on entendait des voix la nuit, des sifflements aigus, des crisqui passaient.

Ces cris et ces sifflements venaient sans aucun doute desoiseaux émigrants qui voyagent au crépuscule, et qui fuyaient enmasse vers le sud. Mais allez donc faire entendre raison à des gensaffolés. Une épouvante envahissait les esprits et on s’attendait àun événement extraordinaire.

La forge du père Vatinel était située au bout du hameaud’Épivent, sur la grande route, maintenant invisible et déserte.Or, comme les gens manquaient de pain, le forgeron résolut d’allerjusqu’au village. Il resta quelques heures à causer dans les sixmaisons qui forment le centre du pays, prit son pain et desnouvelles, et un peu de cette peur épandue sur la campagne.

Et il se mit en route avant la nuit.

Tout à coup, en longeant une haie, il crut voir un œuf dans laneige ; oui, un œuf déposé là, tout blanc comme le reste dumonde. Il se pencha, c’était un œuf en effet. D’où venait-il ?Quelle poule avait pu sortir du poulailler et venir pondre en cetendroit ? Le forgeron s’étonna, ne comprit pas ; mais ilramassa l’œuf et le porta à sa femme.

« Tiens, la maîtresse, v’là un œuf que j’ai trouvé sur laroute ! »

La femme hocha la tête :

« Un œuf sur la route ? Par ce temps-ci, t’es soûl, biensûr ?

– Mais non, la maîtresse, même qu’il était au pied d’une haie,et encore chaud, pas gelé. Le v’là, j’me l’ai mis sur l’estomacpour qui n’refroidisse pas. Tu le mangeras pour ton dîner. »

L’œuf fut glissé dans la marmite où mijotait la soupe, et leforgeron se mit à raconter ce qu’on disait par la contrée.

La femme écoutait toute pâle. « Pour sûr que j’ai entendu dessifflets l’autre nuit, même qu’ils semblaient v’nir de la cheminée.»

On se mit à table, on mangea la soupe d’abord, puis, pendant quele mari étendait du beurre sur son pain, la femme prit l’œuf etl’examina d’un œil méfiant.

« Si y avait quelque chose dans c’t’œuf ?

– Qué que tu veux qu’y ait ?

– J’sais ti, mé ?

– Allons, mange-le, et fais pas la bête. »

Elle ouvrit l’œuf. Il était comme tous les œufs, et bienfrais.

Elle se mit à le manger en hésitant, le goûtant, le laissant, lereprenant. Le mari disait : « Eh bien ! qué goût qu’il a,c’t’œuf ? »

Elle ne répondit pas et elle acheva de l’avaler ; puis,soudain, elle planta sur son homme des yeux fixes, hagards,affolés, leva les bras, les tordit et, convulsée de la tête auxpieds, roula par terre, en poussant des cris horribles.

Toute la nuit elle se débattit en des spasmes épouvantables,secouée de tremblements effrayants, déformée par de hideusesconvulsions. Le forgeron, impuissant à la tenir, fut obligé de lalier.

Et elle hurlait sans repos, d’une voix infatigable :

« J’l’ai dans l’corps ! J’l’ai dans l’corps ! »

Je fus appelé le lendemain. J’ordonnai tous les calmants connussans obtenir le moindre résultat. Elle était folle.

Alors, avec une incroyable rapidité, malgré l’obstacle deshautes neiges, la nouvelle, une nouvelle étrange, courut de fermeen ferme : « La femme du forgeron qu’est possédée ! » Et onvenait de partout, sans oser pénétrer dans la maison ; onécoutait de loin ses cris affreux poussés d’une voix si forte qu’onne les aurait pas crus d’une créature humaine.

Le curé du village fut prévenu. C’était un vieux prêtre naïf. Ilaccourut en surplis comme pour administrer un mourant et ilprononça, en étendant les mains, les formules d’exorcisme, pendantque quatre hommes maintenaient sur un lit la femme écumante ettordue.

Mais l’esprit ne fut point chassé.

Et la Noël arriva sans que le temps eût changé.

La veille au matin, le prêtre vint me trouver :

« J’ai envie, dit-il, de faire assister à l’office de cette nuitcette malheureuse. Peut-être Dieu fera-t-il un miracle en safaveur, à l’heure même où il naquit d’une femme. »

Je répondis au curé :

« Je vous approuve absolument, monsieur l’abbé. Si elle al’esprit frappé par la cérémonie (et rien n’est plus propice àl’émouvoir), elle peut être sauvée sans autre remède. »

Le vieux prêtre murmura :

« Vous n’êtes pas croyant, docteur, mais aidez-moi, n’est-cepas ? Vous vous chargez de l’amener ? »

Et je lui promis mon aide.

Le soir vint, puis la nuit ; et la cloche de l’église semit à sonner, jetant sa voix plaintive à travers l’espace morne,sur l’étendue blanche et glacée des neiges.

Des êtres noirs s’en venaient lentement, par groupes, dociles aucri d’airain du clocher. La pleine lune éclairait d’une lueur viveet blafarde tout l’horizon, rendait plus visible la pâle désolationdes champs.

J’avais pris quatre hommes robustes et je me rendis à laforge.

La possédée hurlait toujours, attachée à sa couche. On la vêtitproprement malgré sa résistance éperdue, et on l’emporta.

L’église était maintenant pleine de monde, illuminée etfroide ; les chantres poussaient leurs notes monotones ;le serpent ronflait ; la petite sonnette de l’enfant de chœurtintait, réglant les mouvements des fidèles.

J’enfermai la femme et ses gardiens dans la cuisine dupresbytère, et j’attendis le moment que je croyais favorable.

Je choisis l’instant qui suit la communion. Tous les paysans,hommes et femmes, avaient reçu leur Dieu pour fléchir sa rigueur.Un grand silence planait pendant que le prêtre achevait le mystèredivin.

Sur mon ordre, la porte fut ouverte et les quatre aidesapportèrent la folle.

Dès qu’elle aperçut les lumières, la foule à genoux, le chœur enfeu et le tabernacle doré, elle se débattit d’une telle vigueur,qu’elle faillit nous échapper, et elle poussa des clameurs siaiguës qu’un frisson d’épouvante passa dans l’église ; toutesles têtes se relevèrent ; des gens s’enfuirent.

Elle n’avait plus la forme d’une femme, crispée et tordue en nosmains, le visage contourné, les yeux fous.

On la traîna jusqu’aux marches du chœur et puis on la tintfortement accroupie à terre.

Le prêtre s’était levé ; il attendait. Dès qu’il la vitarrêtée, il prit en ses mains l’ostensoir ceint de rayons d’or,avec l’hostie blanche au milieu, et, s’avançant de quelques pas, ill’éleva de ses deux bras tendus au-dessus de sa tête, le présentantaux regards effarés de la démoniaque.

Elle hurlait toujours, l’œil fixé, tendu sur cet objetrayonnant.

Et le prêtre demeurait tellement immobile qu’on l’aurait prispour une statue.

Et cela dura longtemps, longtemps.

La femme semblait saisie de peur, fascinée ; ellecontemplait fixement l’ostensoir, secouée encore de tremblementsterribles, mais passagers, et criant toujours, mais d’une voixmoins déchirante.

Et cela dura encore longtemps.

On eût dit qu’elle ne pouvait plus baisser les yeux, qu’ilsétaient rivés sur l’hostie ; elle ne faisait plus quegémir ; et son corps raidi s’amollissait, s’affaissait.

Toute la foule était prosternée, le front par terre.

La possédée maintenant baissait rapidement les paupières, puisles relevait aussitôt, comme impuissante à supporter la vue de sonDieu. Elle s’était tue. Et puis soudain, je m’aperçus que ses yeuxdemeuraient clos. Elle dormait du sommeil des somnambules,hypnotisée, pardon ! vaincue par la contemplation persistantede l’ostensoir aux rayons d’or, terrassée par le Christvictorieux.

On l’emporta, inerte, pendant que le prêtre remontait versl’autel.

L’assistance, bouleversée, entonna le Te Deum d’action degrâces.

Et la femme du forgeron dormit quarante heures de suite, puis seréveilla sans aucun souvenir de la possession ni de ladélivrance.

Voilà, mesdames, le miracle que j’ai vu.

Le docteur Bonenfant se tut, puis ajouta d’une voix contrariée :« Je n’ai pu refuser de l’attester par écrit. »

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