Clair de Lune

Chapitre 16La Nuit: Cauchemar

J’aime la nuit avec passion. Je l’aime comme on aime son pays ousa maîtresse, d’un amour instinctif, profond, invincible. Je l’aimeavec tous mes sens, avec mes yeux qui la voient, avec mon odoratqui la respire, avec mes oreilles qui en écoutent le silence, avectoute ma chair que les ténèbres caressent. Les alouettes chantentdans le soleil, dans l’air bleu, dans l’air chaud, dans l’air légerdes matinées claires. Le hibou fuit dans la nuit, tache noire quipasse à travers l’espace noir, et, réjoui, grisé par la noireimmensité, il pousse son cri vibrant et sinistre.

Le jour me fatigue et m’ennuie. Il est brutal et bruyant. Je melève avec peine, je m’habille avec lassitude, je sors avec regret,et chaque pas, chaque mouvement, chaque geste, chaque parole,chaque pensée me fatigue comme si je soulevais un écrasantfardeau.

Mais quand le soleil baisse, une joie confuse, une joie de toutmon corps m’envahit. Je m’éveille, je m’anime. À mesure que l’ombregrandit, je me sens tout autre, plus jeune, plus fort, plus alerte,plus heureux. Je la regarde s’épaissir la grande ombre douce tombéedu ciel : elle noie la ville, comme une onde insaisissable etimpénétrable, elle cache, efface, détruit les couleurs, les formes,étreint les maisons, les êtres, les monuments de son imperceptibletoucher.

Alors j’ai envie de crier de plaisir comme les chouettes, decourir sur les toits comme les chats ; et un impétueux, uninvincible désir d’aimer s’allume dans mes veines.

Je vais, je marche, tantôt dans les faubourgs assombris, tantôtdans les bois voisins de Paris, où j’entends rôder mes sœurs lesbêtes et mes frères les braconniers.

Ce qu’on aime avec violence finit toujours par vous tuer. Maiscomment expliquer ce qui m’arrive ? Comment même fairecomprendre que je puisse le raconter ? Je ne sais pas, je nesais plus, je sais seulement que cela est. – Voilà.

Donc hier – était-ce hier ? – oui, sans doute, à moins quece ne soit auparavant, un autre jour, un autre mois, une autreannée, – je ne sais pas. Ce doit être hier pourtant, puisque lejour ne s’est plus levé, puisque le soleil n’a pas reparu. Maisdepuis quand la nuit dure-t-elle ? Depuis quand ?… Qui ledira ? qui le saura jamais ?

Donc hier, je sortis comme je fais tous les soirs, après mondîner. Il faisait très beau, très doux, très chaud. En descendantvers les boulevards, je regardais au-dessus de ma tête le fleuvenoir et plein d’étoiles découpé dans le ciel par les toits de larue qui tournait et faisait onduler comme une vraie rivière ceruisseau roulant des astres.

Tout était clair dans l’air léger, depuis les planètes jusqu’auxbecs de gaz. Tant de feux brillaient là-haut et dans la ville queles ténèbres en semblaient lumineuses. Les nuits luisantes sontplus joyeuses que les grands jours de soleil.

Sur le boulevard, les cafés flamboyaient ; on riait, onpassait, on buvait. J’entrai au théâtre, quelques instants, dansquel théâtre ? je ne sais plus. Il y faisait si clair que celam’attrista et je ressortis le cœur un peu assombri par ce choc delumière brutale sur les ors du balcon, par le scintillement facticedu lustre énorme de cristal, par la barrière du feu de la rampe,par la mélancolie de cette clarté fausse et crue. Je gagnai lesChamps-Élysées où les cafés-concerts semblaient des foyersd’incendie dans les feuillages. Les marronniers frottés de lumièrejaune avaient l’air peints, un air d’arbres phosphorescents. Et lesglobes électriques, pareils à des lunes éclatantes et pâles, à desœufs de lune tombés du ciel, à des perles monstrueuses, vivantes,faisaient pâlir sous leur clarté nacrée, mystérieuse et royale, lesfilets de gaz, de vilain gaz sale, et les guirlandes de verres decouleur.

Je m’arrêtai sous l’Arc de Triomphe pour regarder l’avenue, lalongue et admirable avenue étoilée, allant vers Paris entre deuxlignes de feux, et les astres ! Les astres là-haut, les astresinconnus jetés au hasard dans l’immensité où ils dessinent cesfigures bizarres, qui font tant rêver, qui font tant songer.

J’entrai dans le bois de Boulogne et j’y restai longtemps,longtemps. Un frisson singulier m’avait saisi, une émotion imprévueet puissante, une exaltation de ma pensée qui touchait à lafolie.

Je marchai longtemps, longtemps. Puis je revins.

Quelle heure était-il quand je repassai sous l’Arc deTriomphe ? Je ne sais pas. La ville s’endormait, et desnuages, de gros nuages noirs s’étendaient lentement sur leciel.

Pour la première fois je sentis qu’il allait arriver quelquechose d’étrange, de nouveau. Il me sembla qu’il faisait froid, quel’air s’épaississait, que la nuit, que ma nuit bien-aimée, devenaitlourde sur mon cœur. L’avenue était déserte, maintenant. Seuls,deux sergents de ville se promenaient auprès de la station desfiacres, et, sur la chaussée à peine éclairée par les becs de gazqui paraissaient mourants, une file de voitures de légumes allaitaux Halles. Elles allaient lentement, chargées de carottes, denavets et de choux. Les conducteurs dormaient, invisibles ;les chevaux marchaient d’un pas égal, suivant la voitureprécédente, sans bruit, sur le pavé de bois. Devant chaque lumièredu trottoir, les carottes s’éclairaient en rouge, les navetss’éclairaient en blanc, les choux s’éclairaient en vert ; etelles passaient l’une derrière l’autre, ces voitures, rouges d’unrouge de feu, blanches d’un blanc d’argent, vertes d’un vertd’émeraude. Je les suivis, puis je tournai par la rue Royale etrevins sur les boulevards. Plus personne, plus de cafés éclairés,quelques attardés seulement qui se hâtaient. Je n’avais jamais vuParis aussi mort, aussi désert. Je tirai ma montre, il était deuxheures.

Une force me poussait, un besoin de marcher. J’allai doncjusqu’à la Bastille. Là, je m’aperçus que je n’avais jamais vu unenuit si sombre, car je ne distinguais pas même la colonne deJuillet, dont le Génie d’or était perdu dans l’impénétrableobscurité Une voûte de nuages, épaisse comme l’immensité, avaitnoyé les étoiles, et semblait s’abaisser sur la terre pourl’anéantir.

Je revins. Il n’y avait plus personne autour de moi. Place duChâteau-d’Eau, pourtant, un ivrogne faillit me heurter, puis ildisparut. J’entendis quelque temps son pas inégal et sonore.J’allais. À la hauteur du faubourg Montmartre un fiacre passa,descendant vers la Seine. Je l’appelai. Le cocher ne répondit pas.Une femme rôdait près de la rue Drouot : « Monsieur, écoutez donc.» Je hâtai le pas pour éviter sa main tendue. Puis plus rien.Devant le Vaudeville, un chiffonnier fouillait le ruisseau. Sapetite lanterne flottait au ras du sol. Je lui demandai : « Quelleheure est-il, mon brave ? »

Il grogna : « Est-ce que je sais ! J’ai pas de montre.»

Alors je m’aperçus tout à coup que les becs de gaz étaientéteints. Je sais qu’on les supprime de bonne heure, avant le jour,en cette saison, par économie ; mais le jour était encoreloin, si loin de paraître !

« Allons aux Halles, pensai-je, là au moins je trouverai la vie.»

Je me mis en route, mais je n’y voyais même pas pour meconduire. J’avançais lentement, comme on fait dans un bois,reconnaissant les rues en les comptant.

Devant le Crédit Lyonnais, un chien grogna. Je tournai par larue de Grammont, je me perdis ; j’errai, puis je reconnus laBourse aux grilles de fer qui l’entourent. Paris entier dormait,d’un sommeil profond, effrayant. Au loin pourtant un fiacreroulait, un seul fiacre, celui peut-être qui avait passé devant moitout à l’heure. Je cherchais à le joindre, allant vers le bruit deses roues, à travers les rues solitaires et noires, noires, noirescomme la mort.

Je me perdis encore. Où étais-je ? Quelle folie d’éteindresitôt le gaz ! Pas un passant, pas un attardé, pas un rôdeur,pas un miaulement de chat amoureux. Rien.

Où donc étaient les sergents de ville ? Je me dis : « Jevais crier, ils viendront. » Je criai. Personne ne répondit.

J’appelai plus fort. Ma voix s’envola, sans écho, faible,étouffée, écrasée par la nuit, par cette nuit impénétrable.

Je hurlai : « Au secours ! au secours ! ausecours ! »

Mon appel désespéré resta sans réponse. Quelle heure était-ildonc ? Je tirai ma montre, mais je n’avais point d’allumettes.J’écoutai le tic-tac léger de la petite mécanique avec une joieinconnue et bizarre. Elle semblait vivre. J’étais moins seul. Quelmystère ! Je me remis en marche comme un aveugle, en tâtantles murs de ma canne, et je levais à tout moment mes yeux vers leciel, espérant que le jour allait enfin paraître ; maisl’espace était noir, tout noir, plus profondément noir que laville.

Quelle heure pouvait-il être ? Je marchais, me semblait-il,depuis un temps infini, car mes jambes fléchissaient sous moi, mapoitrine haletait, et je souffrais de la faim horriblement.

Je me décidai à sonner à la première porte cochère. Je tirai lebouton de cuivre, et le timbre tinta dans la maison sonore ;il tinta étrangement comme si ce bruit vibrant eût été seul danscette maison.

J’attendis, on ne répondit pas, on n’ouvrit point la porte. Jesonnai de nouveau ; j’attendis encore, – rien.

J’eus peur ! Je courus à la demeure suivante, et vingt foisde suite je fis résonner la sonnerie dans le couloir obscur oùdevait dormir le concierge. Mais il ne s’éveilla pas, – et j’allaiplus loin, tirant de toutes mes forces les anneaux ou les boutons,heurtant de mes pieds, de ma canne et de mes mains les portesobstinément closes.

Et tout à coup, je m’aperçus que j’arrivais aux Halles. LesHalles étaient désertes, sans un bruit, sans un mouvement, sans unevoiture, sans un homme, sans une botte de légumes ou de fleurs. –Elles étaient vides, immobiles, abandonnées, mortes !

Une épouvante me saisit, – horrible. Que se passait-il ?Oh ! mon Dieu ! que se passait-il ?

Je repartis. Mais l’heure ? l’heure ? qui me diraitl’heure ? Aucune horloge ne sonnait dans les clochers ou dansles monuments. Je pensai : « Je vais ouvrir le verre de ma montreet tâter l’aiguille avec mes doigts. » Je tirai ma montre… elle nebattait plus… elle était arrêtée. Plus rien, plus rien, plus unfrisson dans la ville, pas une lueur, pas un frôlement de son dansl’air. Rien ! plus rien ! plus même le roulement lointaindu fiacre, – plus rien !

J’étais aux quais, et une fraîcheur glaciale montait de larivière.

La Seine coulait-elle encore ?

Je voulus savoir, je trouvai l’escalier, je descendis… Jen’entendais pas le courant bouillonner sous les arches du pont… Desmarches encore… puis du sable… de la vase… puis de l’eau… j’ytrempai mon bras… elle coulait… elle coulait… froide… froide…froide… presque gelée… presque tarie… presque morte.

Et je sentais bien que je n’aurais plus jamais la force deremonter… et que j’allais mourir là… moi aussi, de faim – defatigue – et de froid.

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