Clair de Lune

Chapitre 14Moiron

Comme on parlait encore de Pranzini, M. Maloureau, qui avait étéprocureur général sous l’Empire, nous dit :

– Oh ! j’ai connu, autrefois, une bien curieuse affaire,curieuse par plusieurs points particuliers, comme vous l’allezvoir.

J’étais à ce moment-là procureur impérial en province, et trèsbien en cour, grâce à mon père, premier président à Paris. Or j’eusà prendre la parole dans une cause restée célèbre sous le nom del’Affaire de l’instituteur Moiron.

M. Moiron, instituteur dans le nord de la France, jouissait,dans tout le pays, d’une excellente réputation. Homme intelligent,réfléchi, très religieux, un peu taciturne, il s’était marié dansla commune de Boislinot où il exerçait sa profession. Il avait eutrois enfants, morts successivement de la poitrine. À partir de cemoment, il sembla reporter sur la marmaille confiée à ses soinstoute la tendresse cachée en son cœur. Il achetait, de ses propresdeniers, des joujoux pour ses meilleurs élèves, pour les plus sageset les plus gentils ; il leur faisait faire des dînettes, lesgorgeant de friandises, de sucreries et de gâteaux. Tout le mondeaimait et vantait ce brave homme, ce brave cœur, lorsque coup surcoup cinq de ses élèves moururent d’une façon bizarre. On crut àune épidémie venant de l’eau corrompue par la sécheresse ; onchercha les causes sans les découvrir, d’autant plus que lessymptômes semblaient des plus étranges. Les enfants paraissaientatteints d’une maladie de langueur, ne mangeaient plus, accusaientdes douleurs de ventre, traînaient quelque temps, puis expiraientau milieu d’abominables souffrances.

On fit l’autopsie du dernier mort sans rien trouver. Lesentrailles envoyées à Paris furent analysées et ne révélèrent laprésence d’aucune substance toxique.

Pendant un an, il n’y eut rien, puis deux petits garçons, lesmeilleurs élèves de la classe, les préférés du père Moiron,expirèrent en quatre jours de temps. L’examen des corps fut denouveau prescrit et on découvrir, chez l’un comme chez l’autre, desfragments de verre pilé incrustés dans les organes. On en conclutque ces deux gamins avaient dû manger imprudemment quelque alimentmal nettoyé. Il suffisait d’un verre cassé au-dessus d’une jatte delait pour avoir produit cet affreux accident, et l’affaire enserait restée là si la servante de Moiron n’était tombée malade surces entrefaites. Le médecin appelé constata les mêmes signesmorbides que chez les enfants précédemment atteints, l’interrogeaet obtint l’aveu qu’elle avait volé et mangé des bonbons achetéspar l’instituteur pour ses élèves.

Sur un ordre du parquet, la maison d’école fut fouillée, et ondécouvrit une armoire pleine de jouets et de friandises destinésaux enfants. Or presque toutes ces nourritures contenaient desfragments de verre ou des morceaux d’aiguilles cassées.

Moiron aussitôt arrêté parut tellement indigné et stupéfait dessoupçons pesant sur lui qu’on faillit le relâcher. Cependant lesindices de sa culpabilité se montraient et venaient combattre enmon esprit ma conviction première basée sur son excellenteréputation, sur sa vie entière et sur l’invraisemblance, surl’absence absolue de motifs déterminants d’un pareil crime.

Pourquoi cet homme bon, simple, religieux, aurait-il tué desenfants, et les enfants qu’il semblait aimer le plus, qu’il gâtait,qu’il bourrait de friandises, pour qui il dépensait en joujoux eten bonbons la moitié de son traitement ?

Pour admettre cet acte, il fallait conclure à la folie ! OrMoiron semblait si raisonnable, si tranquille, si plein de raisonet de bon sens, que la folie chez lui paraissait impossible àprouver.

Les preuves s’accumulaient pourtant ! Bonbons, gâteaux,pâtes de guimauve et autres saisis chez les producteurs où lemaître d’école faisait ses provisions furent reconnus ne conteniraucun fragment suspect.

Il prétendit alors qu’un ennemi inconnu avait dû ouvrir sonarmoire avec une fausse clef pour introduire le verre et lesaiguilles dans les friandises. Et il supposa toute une histoired’héritage dépendant de la mort d’un enfant décidée et cherchée parun paysan quelconque et obtenue ainsi en faisant tomber lessoupçons sur l’instituteur. Cette brute, disait-il, ne s’était paspréoccupée des autres misérables gamins qui devaient mouriraussi.

C’était possible. L’homme paraissait tellement sûr de lui etdésolé que nous l’aurions acquitté sans aucun doute, malgré lescharges révélées contre lui, si deux découvertes accablantesn’avaient été faites coup sur coup.

La première, une tabatière pleine de verre pilé ! satabatière, dans un tiroir caché du secrétaire où il serrait sonargent !

Il expliquait encore cette trouvaille d’une façon à peu prèsacceptable, par une dernière ruse du vrai coupable inconnu, quandun mercier de Saint-Marlouf se présenta chez le juge d’instructionen racontant qu’un monsieur avait acheté chez lui des aiguilles, àplusieurs reprises, les aiguilles les plus minces qu’il avait putrouver, en les cassant pour voir si elles lui plaisaient.

Le mercier, mis en présence d’une douzaine de personnes,reconnut au premier coup Moiron. Et l’enquête révéla quel’instituteur, en effet, s’était rendu à Saint-Marlouf, aux joursdésignés par le marchand.

Je passe de terribles dépositions d’enfants, sur le choix desfriandises et le soin de les faire manger devant lui et d’enanéantir les moindres traces.

L’opinion publique exaspérée réclamait un châtiment capital, etelle prenait une force de terreur grossie qui entraîne toute lesrésistances et les hésitations.

Moiron fut condamné à mort. Puis son appel fut rejeté. Il ne luirestait que le recours en grâce. Je sus par mon père que l’empereurne l’accorderait pas.

Or, un matin, je travaillais dans mon cabinet quand on m’annonçala visite de l’aumônier de la prison.

C’était un vieux prêtre qui avait une grande connaissance deshommes et une grande habitude des criminels. Il paraissait troublé,gêné, inquiet. Après avoir causé quelques minutes de choses etd’autres, il me dit brusquement en se levant :

– Si Moiron est décapité, monsieur le procureur impérial, vousaurez laissé exécuter un innocent.

Puis, sans saluer, il sortit, me laissant sous l’impressionprofonde de ces paroles. Il les avait prononcées d’une façonémouvante et solennelle, entr’ouvrant, pour sauver une vie, seslèvres fermées et scellées par le secret de la confession.

Une heure plus tard, je partais pour Paris, et mon père, prévenupar moi, fit demander immédiatement une audience à l’empereur.

Je fus reçu le lendemain, Sa Majesté travaillait dans un petitsalon quand nous fûmes introduits. J’exposai toute l’affairejusqu’à la visite du prêtre, et j’étais en train de la raconterquand une porte s’ouvrit derrière le fauteuil du souverain, etl’impératrice, qui le croyait seul, parut. S.M. Napoléon laconsulta. Dès qu’elle fut au courant des faits, elle s’écria :

– Il faut gracier cet homme. Il le faut, puisqu’il estinnocent !

Pourquoi cette conviction soudaine d’une femme si pieusejeta-t-elle dans mon esprit un terrible doute ?

Jusqu’alors j’avais désiré ardemment une commutation de peine.Et tout à coup je me sentis le jouet, la dupe d’un criminel ruséqui avait employé le prêtre et la confession comme dernier moyen dedéfense.

J’exposai mes hésitations à Leurs Majestés. L’empereur demeuraitindécis, sollicité par sa bonté naturelle et retenu par la craintede se laisser jouer par un misérable ; mais l’impératrice,convaincue que le prêtre avait obéi à une sollicitation divine,répétait : « Qu’importe ! Il vaut mieux épargner un coupableque tuer un innocent ! » Son avis l’emporta. La peine de mortfut commuée en celle des travaux forcés.

Or j’appris, quelques années après, que Moiron, dont la conduiteexemplaire au bagne de Toulon avait été de nouveau signalée àl’empereur, était employé comme domestique par le directeur del’établissement pénitencier.

Et puis, je n’entendis plus parler de cet homme pendantlongtemps.

Or, il y a deux ans environ, comme je passais l’été à Lille,chez mon cousin de Larielle, on me prévint un soir, au moment de memettre à table pour dîner, qu’un jeune prêtre désirait meparler.

J’ordonnai de le faire entrer, et il me supplia de venir auprèsd’un moribond qui désirait absolument me voir. Cela m’était arrivésouvent dans ma longue carrière de magistrat, et, bien que mis àl’écart par la République, j’étais encore appelé de temps en tempsen des circonstances pareilles.

Je suivis donc l’ecclésiastique qui me fit monter dans un petitlogis misérable, sous le toit d’une haute maison ouvrière.

Là, je trouvai, sur une paillasse, un étrange agonisant, assis,le dos au mur, pour respirer.

C’était une sorte de squelette grimaçant, avec des yeux profondset brillants.

Dès qu’il me vit, il murmura :

– Vous ne me reconnaissez pas ?

– Non.

– Je suis Moiron.

J’eus un frisson, et je demandai :

– L’instituteur ?

– Oui.

– Comment êtes-vous ici ?

– Ce serait trop long. Je n’ai pas le temps… J’allais mourir… onm’a amené ce curé-là… et comme je vous savais ici je vous ai envoyéchercher… C’est à vous que je veux me confesser… puisque vousm’avez sauvé la vie… autrefois.

Il serrait de ses mains crispées la paille de sa paillasse àtravers la toile. Et il reprit d’une voix rauque, énergique etbasse :

– Voilà… je vous dois la vérité… à vous… car il faut la dire àquelqu’un avant de quitter la terre.

C’est moi qui ai tué les enfants… tous… c’est moi… parvengeance !

Écoutez. J’étais un honnête homme, très honnête… très honnête…très pur – adorant Dieu – ce bon Dieu – le Dieu qu’on nous enseigneà aimer, et pas le Dieu faux, le bourreau, le voleur, le meurtrierqui gouverne la terre. Je n’avais jamais fait le mal, jamais commisun acte vilain. J’étais pur comme on ne l’est pas, monsieur.

Une fois marié, j’eus des enfants et je me mis à les aimer commejamais père ou mère n’aima les siens. Je ne vivais que pour eux.J’en étais fou. Ils moururent tous les trois ! Pourquoi ?pourquoi ? Qu’avais-je fait, moi ? J’eus une révolte,mais une révolte furieuse ; et puis tout à coup j’ouvris lesyeux comme lorsque l’on s’éveille ; et je compris que Dieu estméchant. Pourquoi avait-il tué mes enfants ? J’ouvris lesyeux, et je vis qu’il aime tuer. Il n’aime que ça, monsieur. Il nefait vivre que pour détruire ! Dieu, monsieur, c’est unmassacreur. Il lui faut tous les jours des morts. Il en fait detoutes les façons pour mieux s’amuser. Il a inventé les maladies,les accidents, pour se divertir tout doucement le long des mois etdes années ; et puis, quand il s’ennuie, il y a les épidémies,la peste, le choléra, les angines, la petite vérole ; est-ceque je sais tout ce qu’a imaginé ce monstre ? Ça ne luisuffisait pas encore, ça se ressemble, tous ces maux-là ! etil se paye des guerres de temps en temps, pour voir deux cent millesoldats par terre, écrasés dans le sang et dans la boue, crevés,les bras et les jambes arrachés, les têtes cassées par des bouletscomme des œufs qui tombent sur une route.

Ce n’est pas tout. Il a fait les hommes qui s’entre-mangent. Etpuis, comme les hommes deviennent meilleurs que lui, il a fait lesbêtes pour voir les hommes les chasser, les égorger et s’ennourrir. Ça n’est pas tout. Il a fait les tout petits animaux quivivent un jour, les mouches qui crèvent par milliards en une heure,les fourmis qu’on écrase, et d’autres, tant, tant que nous nepouvons les imaginer. Et tout ça s’entre-tue, s’entre-chasse,s’entre-dévore, et meurt sans cesse. Et le bon Dieu regarde et ils’amuse, car il voit tout, lui, les plus grands comme les pluspetits, ceux qui sont dans les gouttes d’eau et ceux des autresétoiles. Il les regarde et il s’amuse. – Canaille, va !

Alors, moi, monsieur, j’en ai tué aussi, des enfants. Je lui aijoué le tour. Ce n’est pas lui qui les a eus, ceux-là. Ce n’est paslui, c’est moi. Et j’en aurais tué bien d’autres encore ; maisvous m’avez pris. Voilà !

J’allais mourir, guillotiné. Moi ! comme il aurait ri lereptile ! Alors j’ai demandé un prêtre et j’ai menti. Je mesuis confessé. J’ai menti ; et j’ai vécu.

Maintenant, c’est fini. Je ne peux plus lui échapper. Mais jen’ai pas peur de lui, monsieur, je le méprise trop.

Il était effrayant à voir ce misérable qui haletait, parlait parhoquets, ouvrant une bouche énorme pour cracher parfois des mots àpeine entendus, et râlait, et arrachait la toile de sa paillasse,et agitait, sous une couverture presque noire, ses jambes maigrescomme pour se sauver.

Oh ! l’affreux être et l’affreux souvenir !

Je lui demandai :

– Vous n’avez plus rien à dire ?

– Non, monsieur.

Alors, adieu.

– Adieu, monsieur, un jour ou l’autre…

Je me tournai vers le prêtre, livide et dressant contre le mursa haute silhouette sombre :

– Vous restez, monsieur l’abbé ?

– Je reste.

Alors le moribond ricana :

– Oui, oui, il envoie ses corbeaux sur les cadavres.

Moi, j’en avais assez ; j’ouvris la porte et je mesauvai.

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