Clair de Lune

Chapitre 15Nos Lettres

Huit heures de chemin de fer déterminent le sommeil chez les unset l’insomnie chez les autres. Quant à moi, tout voyage m’empêchede dormir, la nuit suivante.

J’étais arrivé vers cinq heures chez mes amis Muret d’Artus pourpasser trois semaines dans leur belle propriété d’Abelle. C’est unejolie maison bâtie à la fin du dernier siècle par un de leursgrands-pères, et restée dans la famille. Elle a donc ce caractèreintime des demeures toujours habitées, meublées, animées, vivifiéespar les mêmes gens. Rien n’y change ; rien ne s’évapore del’âme du logis, jamais démeublé, dont les tapisseries n’ont jamaisété déclouées, et se sont usées, pâlies, décolorées sur les mêmesmurs. Rien ne s’en va des meubles anciens, dérangés seulement detemps en temps pour faire place à un meuble neuf, qui entre làcomme un nouveau-né au milieu de frères et de sœurs.

La maison est sur un coteau, au milieu d’un parc en pente,jusqu’à la rivière qu’enjambe un pont de pierre en dos d’âne.Derrière l’eau, des prairies s’étendent où vont, d’un pas lent, degrosses vaches nourries d’herbe mouillée, et dont l’œil humidesemble plein des rosées, des brouillards et de la fraîcheur despâturages. J’aime cette demeure comme on aime ce qu’on désireardemment posséder. J’y reviens tous les ans, à l’automne, avec unplaisir infini ; je la quitte avec regret.

Après que j’eus dîné dans cette famille amie, si calme, oùj’étais reçu comme un parent, je demandai à Paul Muret, moncamarade :

– Quelle chambre m’as-tu donnée, cette année ?

– La chambre de tante Rose.

Une heure plus tard, Mme Muret d’Artus suivie de ses troisenfants, deux grandes fillettes et un galopin de garçon,m’installait dans cette chambre de la tante Rose, où je n’avaispoint encore couché.

Quand j’y fus seul, j’examinai les murs, les meubles, toute laphysionomie de l’appartement, pour y installer mon esprit. Je leconnaissais, mais peu, seulement pour y être entré plusieurs foiset pour avoir regardé, d’un coup d’œil indifférent, le portrait aupastel de tante Rose, qui donnait son nom à la pièce.

Elle ne me disait rien du tout, cette vieille tante Rose enpapillotes, effacée derrière le verre. Elle avait l’air d’une bonnefemme d’autrefois, d’une femme à principes et à préceptes, aussiforte sur les maximes de morale que sur les recettes de cuisine,d’une de ces vieilles tantes qui effraient la gaieté et qui sontl’ange morose et ridé des familles de province.

Je n’avais point entendu parler d’elle, d’ailleurs ; je nesavais rien de sa vie ni de sa mort. Datait-elle de ce siècle ou duprécédent ? Avait-elle quitté cette terre après une existenceplate ou agitée ? Avait-elle rendu au ciel une âme pure devieille fille, une âme calme d’épouse, une âme tendre de mère ouune âme remuée par l’amour ? Que m’importait ? Rien quece nom : « tante Rose », me semblait ridicule, commun, vilain.

Je pris un des flambeaux pour regarder son visage sévère, hautsuspendu dans un ancien cadre de bois doré. Puis, l’ayant trouvéinsignifiant, désagréable, antipathique même, j’examinail’ameublement. Il datait, tout entier, de la fin de Louis XVI, dela Révolution et du Directoire.

Rien, pas une chaise, pas un rideau, n’avait pénétré depuis lorsdans cette chambre, qui sentait le souvenir, odeur subtile, odeurdu bois, des étoffes, des sièges, des tentures, en certains logisoù des cœurs ont vécu, ont aimé, ont souffert.

Puis je me couchai, mais je ne dormis pas. Au bout d’une heureou deux d’énervement, je me décidai à me relever et à écrire deslettres.

J’ouvris un petit secrétaire d’acajou à baguettes de cuivre,placé entre les deux fenêtres, en espérant y trouver du papier etde l’encre. Mais je n’y découvris rien qu’un porte-plume très usé,fait d’une pointe de porc-épic et un peu mordu par le bout.J’allais refermer le meuble quand un point brillant attira mon œil: c’était une sorte de tête de pointe, jaune, et qui faisait unepetite saillie ronde, dans l’encoignure d’une tablette.

L’ayant grattée avec mon doigt, il me sembla qu’elle remuait. Jela saisis entre deux ongles et je tirai tant que je pus. Elle s’envint tout doucement. C’était une longue épingle d’or, glissée etcachée en un trou du bois.

Pourquoi cela ? Je pensai immédiatement qu’elle devaitservir à faire jouer un ressort qui cachait un secret, et jecherchai. Ce fut long. Après deux heures au moins d’investigations,je découvris un autre trou presque en face du premier, mais au fondd’une rainure. J’enfonçai dedans mon épingle : une petiteplanchette me jaillit au visage, et je vis deux paquets de lettres,de lettres jaunies, nouées avec un ruban bleu.

Je les ai lues. Et j’en transcris deux ici :

« Vous voulez donc que je vous rende vos lettres, ma si chèreamie ; les voici, mais cela me fait une grande peine. De quoidonc avez-vous peur ? que je les perde ? mais elles sontsous clef. Qu’on me les vole ? mais j’y veille, car elles sontmon plus cher trésor.

« Oui, cela m’a fait une peine extrême. Je me suis demandé sivous n’aviez point, au fond du cœur, quelque regret ? Nonpoint le regret de m’avoir aimé, car je sais que vous m’aimeztoujours, mais le regret d’avoir exprimé sur du papier blanc cetamour vif, en des heures où votre cœur se confiait non pas à moi,mais à la plume que vous teniez à la main. Quand nous aimons, ilnous vient des besoins de confidence, des besoins attendris deparler ou d’écrire, et nous parlons, et nous écrivons. Les paroless’envolent, les douces paroles faites de musique, d’air et detendresse, chaudes, légères, évaporées aussitôt que dites, quirestent dans la mémoire seule, mais que nous ne pouvons ni voir, nitoucher, ni baiser, comme les mots qu’écrivit votre main. Voslettres ? Oui, je vous les rends ! Mais quelchagrin !

« Certes, vous avez eu, après coup, la délicate pudeur destermes ineffaçables. Vous avez regretté, en votre âme sensible etcraintive et que froisse une nuance insaisissable, d’avoir écrit àun homme que vous l’aimiez. Vous vous êtes rappelé des phrases quiont ému votre souvenir, et vous vous êtes dit : “Je ferai de lacendre avec ces mots.”

« Soyez contente, soyez tranquille. Voici vos lettres. Je vousaime. »

« MON AMI,

« Non, vous n’avez pas compris, vous n’avez pas deviné. Je neregrette point. Je ne regretterai jamais de vous avoir dit matendresse. Je vous écrirai toujours, mais vous me rendrez toutesmes lettres, aussitôt reçues.

« Je vais vous choquer beaucoup, mon ami, si je vous dis laraison de cette exigence. Elle n’est pas poétique, comme vous lepensiez, mais pratique. J’ai peur, non de vous, certes, mais duhasard. Je suis coupable. Je ne veux pas que ma faute atteigned’autres que moi.

« Comprenez-moi bien. Nous pouvons mourir, vous ou moi. Vouspouvez mourir d’une chute de cheval, puisque vous montez chaquejour ; vous pouvez mourir d’une attaque, d’un duel, d’unemaladie de cœur, d’un accident de voiture, de mille manières, car,s’il n’y a qu’une mort, il y a plus de façons de la recevoir quenous n’avons de jours à vivre.

« Alors, votre sœur, votre frère et votre belle-sœur trouverontmes lettres ?

« Croyez-vous qu’ils m’aiment ? Moi, je ne le crois guère.Et puis, même s’ils m’adoraient, est-il possible que deux femmes etun homme, sachant un secret, – un secret pareil, – ne le racontentpas ?

« J’ai l’air de dire une très vilaine chose en parlant d’abordde votre mort et ensuite en soupçonnant la discrétion desvôtres.

« Mais nous mourrons tous, un jour ou l’autre, n’est-cepas ? et il est presque certain qu’un de nous deux précéderal’autre sous terre. Donc, il faut prévoir tous les dangers, mêmecelui-là.

« Quant à moi, je garderai vos lettres à côté des miennes, dansle secret de mon petit secrétaire. Je vous les montrerai là, dansleur cachette de soie, côte à côte dormant, pleines de votre amour,comme des amoureux dans un tombeau.

« Vous allez me dire : “Mais, si vous mourez la première, machère, votre mari les trouvera, ces lettres.”

« Oh ! moi, je ne crains rien. D’abord, il ne connaît pointle secret de mon meuble, puis il ne le cherchera pas. Et même s’ille trouve, après ma mort, je ne crains rien.

« Avez-vous quelquefois songé à toutes les lettres d’amourtrouvées dans les tiroirs des mortes ? Moi, depuis longtempsj’y pense, et ce sont mes longues réflexions là-dessus qui m’ontdécidée à vous réclamer mes lettres.

« Songez donc que jamais, vous entendez bien, jamais une femmene brûle, ne déchire, ne détruit les lettres où on lui dit qu’elleest aimée. Toute notre vie est là, tout notre espoir, toute notreattente, tout notre rêve. Ces petits papiers, qui portent notre nomet nous caressent avec de douces choses, sont des reliques, et nousadorons les chapelles, nous autres, surtout les chapelles dont noussommes les saintes. Nos lettres d’amour, ce sont nos titres debeauté, nos titres de grâce et de séduction, notre orgueil intimede femmes, ce sont les trésors de notre cœur. Non, non, jamais unefemme ne détruit ces archives secrètes et délicieuses de savie.

« Mais nous mourons, comme tout le monde, et alors… alors ceslettres, on les trouve ? Qui les trouve ? l’époux ?Alors que fait-il ? – Rien. Il les brûle, lui.

« Oh ! j’ai beaucoup songé à cela, beaucoup. Songez quetous les jours meurent des femmes qui ont été aimées, que tous lesjours les traces, les preuves de leur faute tombent entre les mainsdu mari, et que jamais un scandale n’éclate, que jamais un duel n’alieu.

« Pensez, mon cher, à ce qu’est l’homme, le cœur de l’homme. Onse venge d’une vivante ; on se bat avec l’homme qui vousdéshonore, on le tue tant qu’elle vit, parce que… oui,pourquoi ? Je ne le sais pas au juste. Mais, si on trouve,après sa mort, à elle, des preuves pareilles, on les brûle, et onne sait rien, et on continue à tendre la main à l’ami de la morte,et on est fort satisfait que ces lettres ne soient pas tombées endes mains étrangères et de savoir qu’elles sont détruites.

« Oh ! que j’en connais, parmi mes amis, des hommes qui ontdû brûler ces preuves, et qui feignent ne rien savoir, et qui seseraient battus avec rage s’ils les avaient trouvées quand ellevivait encore. Mais elle est morte. L’honneur a changé. La tombec’est la prescription de la faute conjugale.

« Donc je peux garder nos lettres qui sont, entre vos mains, unemenace pour nous deux.

« Osez dire que je n’ai pas raison.

« Je vous aime et je baise vos cheveux.

« ROSE. »

J’avais levé les yeux sur le portrait de la tante Rose, et jeregardais son visage sévère, ridé, un peu méchant, et je songeais àtoutes ces âmes de femmes que nous ne connaissons point, que noussupposons si différentes de ce qu’elles sont, dont nous nepénétrons jamais la ruse native et simple, la tranquille duplicité,et le vers de Vigny me revint à la mémoire :

Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr.

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