Clair de Lune

Chapitre 6La Reine Hortense

On l’appelait, dans Argenteuil, la reine Hortense. Personne nesut jamais pourquoi. Peut-être parce qu’elle parlait ferme comme unofficier qui commande ? Peut-être parce qu’elle était grande,osseuse, impérieuse ? Peut-être parce qu’elle gouvernait unpeuple de bêtes domestiques, poules, chiens, chats, serins etperruches, de ces bêtes chères aux vieilles filles ? Mais ellen’avait pour ces animaux familiers ni gâteries, ni mot mignards, nices puériles tendresses qui semblent couler des lèvres des femmessur le poil velouté du chat qui ronronne. Elle gouvernait ses bêtesavec autorité, elle régnait.

C’était une vieille fille, en effet, une de ces vieilles fillesà la voix cassante, au geste sec, dont l’âme semble dure. Elleavait toujours eu de jeunes bonnes, parce que la jeunesse se pliemieux aux brusques volontés. Elle n’admettait jamais nicontradiction, ni réplique, ni hésitation, ni nonchalance, niparesse, ni fatigue. Jamais on ne l’avait entendue se plaindre,regretter quoi que ce fût, envier n’importe qui. Elle disait «Chacun sa part » avec une conviction de fataliste. Elle n’allaitpas à l’église, n’aimait pas les prêtres, ne croyait guère à Dieu,appelant toutes les choses religieuses de la « marchandise àpleureurs ».

Depuis trente ans qu’elle habitait sa petite maison, précédéed’un petit jardin longeant la rue, elle n’avait jamais modifié seshabitudes, ne changeant que ses bonnes impitoyablement,lorsqu’elles prenaient vingt et un ans.

Elle remplaçait sans larmes et sans regrets ses chiens, seschats et ses oiseaux quand ils mouraient de vieillesse oud’accident, et elle enterrait les animaux trépassés dans uneplate-bande, au moyen d’une petite bêche, puis tassait la terredessus de quelques coups de pied indifférents.

Elle avait dans la ville quelques connaissances, des famillesd’employés dont les hommes allaient à Paris tous les jours. Detemps en temps, on l’invitait à venir prendre une tasse de thé lesoir. Elle s’endormait inévitablement dans ces réunions, il fallaitla réveiller pour qu’elle retournât chez elle. Jamais elle nepermit à personne de l’accompagner, n’ayant peur ni le jour ni lanuit. Elle ne semblait pas aimer les enfants.

Elle occupait son temps à mille besognes de mâle, menuisant,jardinant, coupant le bois avec la scie ou la hache, réparant samaison vieillie, maçonnant même quand il le fallait.

Elle avait des parents qui la venaient voir deux fois l’an : lesCimme et les Colombel, ses deux sœurs ayant épousé l’une unherboriste, l’autre un petit rentier. Les Cimme n’avaient pas dedescendants ; les Colombel en possédaient trois : Henri,Pauline et Joseph. Henri avait vingt ans, Pauline dix-sept etJoseph trois ans seulement, étant venu alors qu’il semblaitimpossible que sa mère fût encore fécondée.

Aucune tendresse n’unissait la vieille fille à ses parents.

Au printemps de l’année 1882, la reine Hortense tomba maladetout à coup. Les voisins allèrent chercher un médecin qu’ellechassa. Un prêtre s’étant alors présenté, elle sortit de son lit àmoitié nue pour le jeter dehors.

La petite bonne, éplorée, lui faisait de la tisane.

Après trois jours de lit, la situation parut devenir si grave,que le tonnelier d’à côté, d’après le conseil du médecin, rentréd’autorité dans la maison, prit sur lui d’appeler les deuxfamilles.

Elles arrivèrent par le même train vers dix heures du matin, lesColombel ayant amené le petit Joseph.

Quand elles se présentèrent à l’entrée du jardin, ellesaperçurent d’abord la bonne qui pleurait, sur une chaise, contre lemur.

Le chien dormait couché sur le paillasson de la porte d’entrée,sous une brûlante tombée de soleil ; deux chats, qu’on eûtcrus morts, étaient allongés sur le rebord des deux fenêtres, lesyeux fermés, les pattes et la queue tout au long étendues.

Une grosse poule gloussante promenait un bataillon de poussins,vêtus de duvet jaune, léger comme de la ouate, à travers le petitjardin ; et une grande cage accrochée au mur, couverte demouron, contenait un peuple d’oiseaux qui s’égosillaient dans lalumière de cette chaude matinée de printemps.

Deux inséparables dans une autre cagette en forme de chaletrestaient bien tranquilles, côte à côte sur leur bâton.

M. Cimme, un très gros personnage soufflant, qui entraittoujours le premier partout, écartant les autres, hommes ou femmes,quand il le fallait, demanda :

– Eh bien ! Céleste, ça ne va donc pas ?

La petite bonne gémit à travers ses larmes :

– Elle ne me reconnaît seulement plus. Le médecin dit que c’estla fin.

Tout le monde se regarda.

Mme Cimme et Mme Colombel s’embrassèrent instantanément, sansdire un mot. Elles se ressemblaient beaucoup, ayant toujours portédes bandeaux plats et des châles rouges, des cachemires françaiséclatants comme des brasiers.

Cimme se tourna vers son beau-frère, homme pâle, jaune etmaigre, ravagé par une maladie d’estomac, et qui boitaitaffreusement, et il prononça d’un ton sérieux :

– Bigre ! il était temps.

Mais personne n’osait pénétrer dans la chambre de la mourantesituée au rez-de-chaussée. Cimme lui-même cédait le pas. Ce futColombel qui se décida le premier, et il entra en se balançantcomme un mât de navire, faisant sonner sur les pavés le fer de sacanne.

Les deux femmes se hasardèrent ensuite, et M. Cimme ferma lamarche.

Le petit Joseph était resté dehors, séduit par la vue duchien.

Un rayon de soleil coupait en deux le lit, éclairant tout justeles mains qui s’agitaient nerveusement, s’ouvrant et se refermantsans cesse. Les doigts remuaient comme si une pensée les eûtanimés, comme s’ils eussent signifié des choses, indiqué des idées,obéi à une intelligence. Tout le reste du corps restait immobilesous le drap. La figure anguleuse n’avait pas un tressaillement.Les yeux demeuraient fermés.

Les parents se déployèrent en demi-cercle et se mirent àregarder, sans dire un mot, la poitrine serrée, la respirationcourte. La petite bonne les avait suivis et larmoyait toujours.

À la fin, Cimme demanda :

– Qu’est-ce que dit au juste le médecin ?

La servante balbutia :

– Il dit qu’on la laisse tranquille, qu’il n’y a plus rien àfaire.

Mais, soudain, les lèvres de la vieille fille se mirent às’agiter. Elles semblaient prononcer des mots silencieux, des motscachés dans cette tête de mourante ; et ses mainsprécipitaient leur mouvement singulier.

Tout à coup elle parla d’une petite voix maigre qu’on ne luiconnaissait pas, d’une voix qui semblait venir de loin, du fond dece cœur toujours fermé peut-être ?

Cimme s’en alla sur la pointe du pied, trouvant pénible cespectacle. Colombel, dont la jambe estropiée se fatiguait,s’assit.

Les deux femmes restaient debout.

La reine Hortense babillait maintenant très vite sans qu’oncomprît rien à ses paroles. Elle prononçait des noms, beaucoup denoms, appelait tendrement des personnes imaginaires.

« Viens ici, mon petit Philippe, embrasse ta mère. Tu l’aimesbien ta maman, dis, mon enfant ? Toi, Rose, tu vas veiller surta petite sœur pendant que je serai sortie. Surtout, ne la laissepas seule, tu m’entends ? Et je te défends de toucher auxallumettes. »

Elle se taisait quelques secondes, puis, d’un ton plus haut,comme si elle eût appelé : « Henriette ! » Elle attendait unpeu, puis reprenait : « Dis à ton père de venir me parler avantd’aller à son bureau. » Et soudain : « Je suis un peu souffranteaujourd’hui, mon chéri ; promets-moi de ne pas revenir tard.Tu diras à ton chef que je suis malade. Tu comprends qu’il estdangereux de laisser les enfants seuls quand je suis au lit. Jevais te faire pour le dîner un plat de riz au sucre. Les petitsaiment beaucoup cela. C’est Claire qui sera contente ! »

Elle se mettait à rire, d’un rire jeune et bruyant, comme ellen’avait jamais ri : « Regarde Jean, quelle drôle de tête il a. Ils’est barbouillé avec les confitures, le petit sale ! Regardedonc, mon chéri, comme il est drôle ! »

Colombel, qui changeait de place à tout moment sa jambe fatiguéepar le voyage, murmura :

– Elle rêve qu’elle a des enfants et un mari, c’est l’agonie quicommence.

Les deux sœurs ne bougeaient toujours point, surprises etstupides.

La petite bonne prononça :

– Faut retirer vos châles et vos chapeaux, voulez-vous passerdans la salle ?

Elles sortirent sans avoir prononcé une parole. Et Colombel lessuivit en boitant, laissant de nouveau toute seule la mourante.

Quand elles se furent débarrassées de leurs vêtements de route,les femmes s’assirent enfin. Alors un des chats quitta sa fenêtre,s’étira, sauta dans la salle, puis sur les genoux de Mme Cimme, quise mit à le caresser.

On entendait à côté la voix de l’agonisante, vivant, à cetteheure dernière, la vie qu’elle avait attendue sans doute, vidantses rêves eux-mêmes au moment où tout allait finir pour elle.

Cimme, dans le jardin, jouait avec le petit Joseph et le chien,s’amusant beaucoup, d’une gaieté de gros homme aux champs, sansaucun souvenir de la mourante.

Mais tout à coup il rentra, et s’adressant à la bonne :

– Dis donc, ma fille, tu vas nous faire un déjeuner. Qu’est-ceque vous allez manger, Mesdames ?

On convint d’une omelette aux fines herbes, d’un morceau de fauxfilet avec des pommes nouvelles, d’un fromage et d’une tasse decafé.

Et comme Mme Colombel fouillait dans sa poche pour chercher sonporte-monnaie, Cimme l’arrêta ; puis, se tournant vers labonne :

– Tu dois avoir de l’argent ?

– Oui, Monsieur.

– Combien ?

– Quinze francs.

– Ça suffit. Dépêche-toi, ma fille, car je commence à avoirfaim.

Mme Cimme, regardant au dehors les fleurs grimpantes baignées desoleil, et deux pigeons amoureux sur le toit en face, prononça d’unair navré :

– C’est malheureux d’être venus pour une aussi tristecirconstance. Il ferait bien bon dans la campagne aujourd’hui.

Sa sœur soupira sans répondre, et Colombel murmura, émupeut-être par la pensée d’une marche :

– Ma jambe me tracasse bougrement.

Le petit Joseph et le chien faisaient un bruit terrible : l’unpoussant des cris de joie, l’autre aboyant éperdument. Ils jouaientà cache-cache autour des trois plates-bandes, courant l’un aprèsl’autre comme deux fous.

La mourante continuait à appeler ses enfants, causant avecchacun, s’imaginant qu’elle les habillait, qu’elle les caressait,qu’elle leur apprenait à lire : « Allons ! Simon, répète : A BC D. Tu ne dis pas bien, voyons, D D D, m’entends-tu ! Répètealors… »

Cimme prononça : « C’est curieux ce que l’on dit à cesmoments-là. »

Mme Colombel alors demanda :

– Il vaudrait peut-être mieux retourner auprès d’elle. MaisCimme aussitôt l’en dissuada :

– Pourquoi faire, puisque vous ne pouvez rien changer à sonétat ? Nous sommes aussi bien ici.

Personne n’insista. Mme Cimme considéra les deux oiseaux verts,dits inséparables. Elle loua en quelques phrases cette fidélitésingulière et blâma les hommes de ne pas imiter ces bêtes. Cimme semit à rire, regarda sa femme, chantonna d’un air goguenard : «Tra-la-la. Tra-la-la-la », comme pour laisser entendre bien deschoses sur sa fidélité, à lui, Cimme.

Colombel, pris maintenant des crampes d’estomac, frappait lepavé de sa canne.

L’autre chat entra la queue en l’air.

On ne se mit à table qu’à une heure.

Dès qu’il eût goûté au vin, Colombel, à qui on avait recommandéde ne boire que du bordeaux de choix, rappela la servante :

– Dis donc, ma fille, est-ce qu’il n’y a rien de meilleur quecela dans la cave ?

– Oui, Monsieur, il y a du vin fin qu’on vous servait quand vousveniez.

– Eh bien ! va nous en chercher trois bouteilles.

On goûta ce vin qui parut excellent ; non pas qu’il provîntd’un cru remarquable, mais il avait quinze ans de cave. Cimmedéclara :

– C’est du vrai vin de malade.

Colombel, saisi d’une envie ardente de posséder ce bordeaux,interrogea de nouveau la bonne :

– Combien en reste-t-il, ma fille ?

– Oh ! presque tout, Monsieur ; Mamz’elle n’en buvaitjamais. C’est le tas du fond.

Alors il se tourna vers son beau-frère :

– Si vous vouliez, Cimme, je vous reprendrais ce vin-là pourautre chose, il convient merveilleusement à mon estomac.

La poule était entrée à son tour avec son troupeau depoussins ; les deux femmes s’amusaient à lui jeter desmiettes.

On renvoya au jardin Joseph et le chien qui avaient assezmangé.

La reine Hortense parlait toujours, mais à voix bassemaintenant, de sorte qu’on ne distinguait plus les paroles.

Quand on eut achevé le café, tout le monde alla constater l’étatde la malade. Elle semblait calme.

On ressortit et on s’assit en cercle dans le jardin pourdigérer.

Tout à coup le chien se mit à tourner autour des chaises detoute la vitesse de ses pattes, portant quelque chose en sa gueule.L’enfant courait derrière éperdument. Tous deux disparurent dans lamaison.

Cimme s’endormit le ventre au soleil.

La mourante se remit à parler haut. Puis, tout à coup, ellecria.

Les deux femmes et Colombel s’empressèrent de rentrer pour voirce qu’elle avait.

Cimme, réveillé, ne se dérangea pas, n’aimant point ceschoses-là.

Elle s’était assise, les yeux hagards. Son chien, pour échapperà la poursuite du petit Joseph, avait sauté sur le lit, franchil’agonisante ; et, retranché derrière l’oreiller, il regardaitson camarade de ses yeux luisants, prêt à sauter de nouveau pourrecommencer la partie. Il tenait à la gueule une des pantoufles desa maîtresse, déchirée à coups de crocs, depuis une heure qu’iljouait avec.

L’enfant, intimidé par cette femme dressée soudain devant lui,restait immobile en face de la couche.

La poule, entrée aussi, effarouchée par le bruit, avait sautésur une chaise ; et elle appelait désespérément ses poussinsqui pépiaient, effarés, entre les quatre jambes du siège.

La reine Hortense criait d’une voix déchirante : « Non, non, jene veux pas mourir, je ne veux pas ! je ne veux pas ! quiest-ce qui élèvera mes enfants ? Qui les soignera ? Quiles aimera ? Non, je ne veux pas !… je ne… »

Elle se renversa sur le dos. C’était fini.

Le chien, très excité, sauta dans la chambre en gambadant.

Colombel courut à la fenêtre, appela son beau-frère : « Arrivezvite, arrivez vite. Je crois qu’elle vient de passer. »

Alors Cimme se leva et, prenant son parti, il pénétra dans lachambre en balbutiant :

– Ça été moins long que je n’aurais cru.

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