Clair de Lune

Chapitre 8La Légende du Mont Saint-Michel

Je l’avais vu d’abord de Cancale, ce château de fées planté dansla mer. Je l’avais vu confusément, ombre grise dressée sur le cielbrumeux.

Je le revis d’Avranches, au soleil couchant. L’immensité dessables était rouge, l’horizon était rouge, toute la baie démesuréeétait rouge ; seule, l’abbaye escarpée, poussée là-bas, loinde la terre, comme un manoir fantastique, stupéfiante comme unpalais de rêve, invraisemblablement étrange et belle, restaitpresque noire dans les pourpres du jour mourant.

J’allai vers elle le lendemain dès l’aube, à travers les sables,l’œil tendu sur ce bijou monstrueux, grand comme une montagne,ciselé comme un camée et vaporeux comme une mousseline. Plusj’approchais, plus je me sentais soulevé d’admiration, car rien aumonde peut-être n’est plus étonnant et plus parfait.

Et j’errai, surpris comme si j’avais découvert l’habitation d’undieu à travers ces salles portées par des colonnes légères oupesantes, à travers ces couloirs percés à jour, levant mes yeuxémerveillés sur ces clochetons qui semblent des fusées parties versle ciel et sur tout cet emmêlement incroyable de tourelles, degargouilles, d’ornements sveltes et charmants, feu d’artifice depierre, dentelle de granit, chef-d’œuvre d’architecture colossaleet délicate.

Comme je restais en extase, un paysan bas-normand m’aborda et meraconta l’histoire de la grande querelle de saint Michel avec lediable.

Un sceptique de génie a dit : « Dieu a fait l’homme à son image,mais l’homme le lui a bien rendu. »

Ce mot est d’une éternelle vérité et il serait fort curieux defaire dans chaque continent l’histoire de la divinité locale, ainsique l’histoire des saints patrons dans chacune de nos provinces. Lenègre a des idoles féroces, mangeuses d’hommes ; le mahométanpolygame peuple son paradis de femmes ; les Grecs, en genspratiques, avaient divinisé toutes les passions.

Chaque village de France est placé sous l’invocation d’un saintprotecteur, modifié à l’image des habitants.

Or saint Michel veille sur la Basse-Normandie, saint Michel,l’ange radieux et victorieux, le porte-glaive, le héros du ciel, letriomphant, le dominateur de Satan.

Mais voici comment le Bas-Normand, rusé, cauteleux, sournois etchicanier, comprend et raconte la lutte du grand saint avec lediable.

« Pour se mettre à l’abri des méchancetés du démon, son voisin,saint Michel construisit lui-même, en plein Océan, cette habitationdigne d’un archange ; et, seul, en effet, un pareil saintpouvait se créer une semblable résidence.

« Mais, comme il redoutait encore les approches du Malin, ilentoura son domaine de sables mouvants plus perfides que lamer.

« Le diable habitait une humble chaumière sur la côte ;mais il possédait les prairies baignées d’eau salée, les bellesterres grasses où poussent les récoltes lourdes, les riches valléeset les coteaux féconds de tout le pays ; tandis que le saintne régnait que sur les sables. De sorte que Satan était riche, etsaint Michel était pauvre comme un gueux.

« Après quelques années de jeûne, le saint s’ennuya de cet étatde choses et pensa à passer un compromis avec le diable ; maisla chose n’était guère facile, Satan tenant à ses moissons.

« Il réfléchit pendant six mois ; puis, un matin, ils’achemina vers la terre. Le démon mangeait la soupe devant saporte quand il aperçut le saint ; aussitôt il se précipita àsa rencontre, baisa le bas de sa manche, le fit entrer et luioffrit de se rafraîchir.

« Après avoir bu une jatte de lait, saint Michel prit la parole:

« – Je suis venu pour te proposer une bonne affaire.

« Le diable, candide et sans défiance, répondit :

« – Ça me va.

« – Voici. Tu me céderas toutes tes terres.

« Satan, inquiet, voulut parler :

« – Mais…

« Le saint reprit :

« – Écoute d’abord. Tu me céderas toutes tes terres. Je mechargerai de l’entretien, du travail, des labourages, des semences,du fumage, de tout enfin, et nous partagerons la récolte parmoitié. Est-ce dit ?

« Le diable, naturellement paresseux, accepta.

« Il demanda seulement en plus quelques-uns de ces délicieuxsurmulets qu’on pêche autour du mont solitaire. Saint Michel promitles poissons.

« Ils se tapèrent dans la main, crachèrent de côté pour indiquerque l’affaire était faite, et le saint reprit :

« – Tiens, je ne veux pas que tu aies à te plaindre de moi.Choisis ce que tu préfères : la partie des récoltes qui sera surterre ou celle qui restera dans la terre.

« Satan s’écria :

« – Je prends celle qui sera sur terre.

« – C’est entendu, dit le saint.

« Et il s’en alla.

« Or, six mois après, dans l’immense domaine du diable, on nevoyait que des carottes, des navets, des oignons, des salsifis,toutes les plantes dont les racines grasses sont bonnes etsavoureuses, et dont la feuille inutile sert tout au plus à nourrirles bêtes.

« Satan n’eut rien et voulut rompre le contrat, traitant saintMichel de « malicieux ».

« Mais le saint avait pris goût à la culture ; il retournaretrouver le diable :

« – Je t’assure que je n’y ai point pensé du tout ; ças’est trouvé comme ça ; il n’y a point de ma faute. Et, pourte dédommager, je t’offre de prendre, cette année, tout ce qui setrouvera sous terre.

« – Ça me va, dit Satan.

« Au printemps suivant, toute l’étendue des terres de l’Espritdu mal était couverte de blés épais, d’avoines grosses comme desclochetons, de lins, de colzas magnifiques, de trèfles rouges, depois, de choux, d’artichauts, de tout ce qui s’épanouit au soleilen graines ou en fruits.

« Satan n’eut encore rien et se fâcha tout à fait.

« Il reprit ses prés et ses labours et resta sourd à toutes lesouvertures nouvelles de son voisin.

« Une année entière s’écoula. Du haut de son manoir isolé, saintMichel regardait la terre lointaine et féconde, et voyait le diabledirigeant les travaux, rentrant les récoltes, battant ses grains.Et il rageait, s’exaspérant de son impuissance. Ne pouvant plusduper Satan, il résolut de s’en venger, et il alla le prier à dînerpour le lundi suivant.

« – Tu n’as pas été heureux dans tes affaires avec moi,disait-il, je le sais ; mais je ne veux pas qu’il reste derancune entre nous, et je compte que tu viendras dîner avec moi. Jete ferai manger de bonnes choses.

« Satan, aussi gourmand que paresseux, accepta bien vite. Aujour dit, il revêtit ses plus beaux habits et prit le chemin duMont.

« Saint Michel le fit asseoir à une table magnifique. On servitd’abord un vol-au-vent plein de crêtes et de rognons de coq, avecdes boulettes de chair à saucisse, puis deux gros surmulets à lacrème, puis une dinde blanche pleine de marrons confits dans duvin, puis un gigot de pré-salé, tendre comme du gâteau ; puisdes légumes qui fondaient dans la bouche et de la bonne galettechaude, qui fumait en répandant un parfum de beurre.

« On but du cidre pur, mousseux et sucré, et du vin rouge etcapiteux, et, après chaque plat, on faisait un trou avec de lavieille eau-de-vie de pommes.

« Le diable but et mangea comme un coffre, tant et si bien qu’ilse trouva gêné.

« Alors saint Michel, se levant formidable, s’écria d’une voixde tonnerre :

« – Devant moi ! devant moi, canaille ! Tu oses…Devant moi…

« Satan éperdu s’enfuit, et le saint, saisissant un bâton, lepoursuivit.

« Ils couraient par les salles basses, tournant autour despiliers, montaient les escaliers aériens, galopaient le long descorniches, sautaient de gargouille en gargouille. Le pauvre démon,malade à fendre l’âme, fuyait, souillant la demeure du saint. Il setrouva enfin sur la dernière terrasse, tout en haut, d’où l’ondécouvre la baie immense avec ses villes lointaines, ses sables etses pâturages. Il ne pouvait échapper plus longtemps ; et lesaint, lui jetant dans le dos un coup de pied furieux, le lançacomme une balle à travers l’espace.

« Il fila dans le ciel ainsi qu’un javelot, et s’en vint tomberlourdement devant la ville de Mortain. Les cornes de son front etles griffes de ses membres entrèrent profondément dans le rocher,qui garde pour l’éternité les traces de cette chute de Satan.

« Il se releva boiteux, estropié jusqu’à la fin dessiècles ; et, regardant au loin le Mont fatal, dressé comme unpic dans le soleil couchant, il comprit bien qu’il serait toujoursvaincu dans cette lutte inégale, et il partit en traînant la jambe,se dirigeant vers des pays éloignés, abandonnant à son ennemi seschamps, ses coteaux, ses vallées et ses prés.

« Et voilà comment saint Michel, patron des Normands, vainquitle diable. »

Un autre peuple avait rêvé autrement cette bataille.

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