Clair de Lune

Chapitre 12La Porte

Ah ! s’écria Karl Massouligny, en voici une questiondifficile, celle des maris complaisants ! Certes, j’en ai vude toutes sortes ; eh bien, je ne saurais avoir une opinionsur un seul. J’ai souvent essayé de déterminer s’ils sont en véritéaveugles, clairvoyants ou faibles. Il en est, je crois, de cestrois catégories.

Passons vite sur les aveugles. Ce ne sont point des complaisantsd’ailleurs, ceux-là, puisqu’ils ne savent pas, mais de bonnes bêtesqui ne voient jamais plus loin que leur nez. C’est, d’ailleurs, unechose curieuse et intéressante à noter que la facilité des hommes,de tous les hommes, et même des femmes, de toutes les femmes à selaisser tromper. Nous sommes pris aux moindres ruses de tous ceuxqui nous entourent, de nos enfants, de nos amis, de nosdomestiques, de nos fournisseurs. L’humanité est crédule ; etnous ne déployons point pour soupçonner, deviner et déjouer lesadresses des autres, le dixième de la finesse que nous employonsquand nous voulons, à notre tour, tromper quelqu’un.

Les maris clairvoyants appartiennent à trois races. Ceux qui ontintérêt, un intérêt d’argent, d’ambition, ou autre, à ce que leurfemme ait un amant, ou des amants. Ceux-ci demandent seulement desauvegarder, à peu près, les apparences, et sont satisfaits de lachose.

Ceux qui ragent. Il y aurait un beau roman à faire sur eux.

Enfin les faibles ! ceux qui ont peur du scandale.

Il y a aussi les impuissants, ou plutôt les fatigués, qui fuientle lit conjugal par crainte de l’ataxie ou de l’apoplexie et qui serésignent à voir un ami courir ces dangers.

Quant à moi, j’ai connu un mari d’une espèce assez rare et quis’est défendu de l’accident commun d’une façon spirituelle etbizarre.

J’avais fait à Paris la connaissance d’un ménage élégant,mondain, très lancé. La femme, une agitée, grande, mince, fortentourée, passait pour avoir eu des aventures. Elle me plut par sonesprit et je crois que je lui plus aussi. Je lui fis la cour, unecour d’essai à laquelle elle répondit par des provocationsévidentes. Nous en fûmes bientôt aux regards tendres, aux mainspressées, à toutes les petites galanteries qui précèdent la grandeattaque.

J’hésitais cependant. J’estime en somme que la plupart desliaisons mondaines, même très courtes, ne valent pas le malqu’elles nous donnent ni tous les ennuis qui peuvent en résulter.Je comparais donc mentalement les agréments et les inconvénientsque je pouvais espérer et redouter quand je crus m’apercevoir quele mari me suspectait et me surveillait.

Un soir, dans un bal, comme je disais des douceurs à la jeunefemme, dans un petit salon attenant aux grands où l’on dansait,j’aperçus soudain dans une glace le reflet d’un visage qui nousépiait. C’était lui. Nos regards se croisèrent, puis je le vis,toujours dans le miroir, tourner la tête et s’en aller.

Je murmurai :

– Votre mari nous espionne.

Elle sembla stupéfaite.

– Mon mari.

– Oui, voici plusieurs fois qu’il nous guette.

– Allons donc ! Vous êtes sûr ?

– Très sûr.

– Comme c’est bizarre. Il se montre au contraire ordinairementon ne peut plus aimable avec mes amis.

– C’est qu’il a peut-être deviné que je vous aime ?

– Allons donc ! Et puis vous n’êtes pas le premier qui mefasse la cour. Toute femme un peu en vue traîne un troupeau desoupireurs.

– Oui. Mais moi, je vous aime profondément.

– En admettant que ce soit vrai, est-ce qu’un mari devine jamaisces choses-là ?

– Alors, il n’est pas jaloux.

– Non… non…

Elle réfléchit quelques instants, puis reprit :

– Non… Je ne me suis jamais aperçue qu’il fût jaloux.

– Il ne vous a jamais… jamais surveillée.

– Non… Comme je vous le disais, il est très aimable avec mesamis.

À partir de ce jour, je fis une cour plus régulière. La femme neme plaisait pas davantage, mais la jalousie probable du mari metentait beaucoup.

Quand à elle, je la jugeais avec froideur et lucidité. Elleavait un certain charme mondain provenant d’un esprit alerte, gai,aimable et superficiel, mais aucune séduction réelle et profonde.C’était, comme je vous l’ai dit déjà, une agitée, toute en dehors,d’une élégance un peu tapageuse. Comment vous bienl’expliquer ? C’était… c’était… un décor… pas un logis.

Or, voilà qu’un jour, comme j’avais dîné chez elle, son mari, aumoment où je me retirais, me dit :

– Mon cher ami (il me traitait d’ami depuis quelque temps), nousallons partir bientôt pour la campagne. Or c’est, pour ma femme etpour moi, un grand plaisir d’y recevoir les gens que nous aimons.Voulez-vous accepter de venir passer un mois chez nous. Ce seraittrès gracieux de votre part.

Je fus stupéfait, mais j’acceptai.

Donc, un mois plus tard j’arrivais chez eux dans leur domaine deVertcresson, en Touraine.

On m’attendait à la gare, à cinq kilomètres du château. Ilsétaient trois, elle, le mari et un monsieur inconnu, le comte deMorterade à qui je fus présenté. Il eut l’air ravi de faire maconnaissance ; et les idées les plus bizarres me passèrentdans l’esprit pendant que nous suivions au grand trot un jolichemin profond, entre deux haies de verdure. Je me disais : «Voyons, qu’est-ce que cela veut dire ? Voilà un mari qui nepeut douter que sa femme et moi soyons en galanterie, et ilm’invite chez lui, me reçoit comme un intime, à l’air de me dire :“Allez, allez, mon cher, la voie est libre !” »

Puis on me présente un monsieur, fort bien, ma foi, installédéjà dans la maison, et… et qui cherche peut-être à en sortir etqui a l’air aussi content que le mari lui-même de mon arrivée.

Est-ce un ancien qui veut sa retraite ? On le croirait. –Mais alors ? Les deux hommes seraient donc d’accord,tacitement, par une de ces jolies petites pactisations infâmes sicommunes dans la société ? Et on me propose sans rien me dire,d’entrer dans l’association, en prenant la suite. On me tend lesmains, et on me tend les bras. On m’ouvre toutes les portes et tousles cœurs.

Elle ? une énigme. Elle ne doit, elle ne peut rien ignorer.Pourtant ?… pourtant ?… voilà… Je n’y comprendsrien !

Le dîner fut très gai et très cordial. En sortant de table, lemari et son ami se mirent à jouer aux cartes tandis que j’allaicontempler le clair de lune, sur le perron, avec Madame. Ellesemblait très émue par la nature ; et je jugeai que le momentde mon bonheur était proche. Ce soir-là vraiment je la trouvaicharmante. La campagne l’avait attendrie, ou plutôt alanguie. Salongue taille mince était jolie sur le perron de pierre, à côté dugrand vase qui portait une plante. J’avais envie de l’entraînersous les arbres et de me jeter à ses genoux en lui disant desparoles d’amour.

La voix de son mari cria :

– Louise ?

– Oui, mon ami.

– Tu oublies le thé.

– J’y vais, mon ami.

Nous rentrâmes ; et elle nous servit le thé. Les deuxhommes, leur partie de cartes terminée, avaient visiblementsommeil. Il fallut monter dans nos chambres. Je dormis très tard ettrès mal.

Le lendemain une excursion fut décidée dans l’après-midi ;et nous partîmes en landau découvert pour aller visiter des ruinesquelconques. Nous étions, elle et moi, dans le fond de la voiture,et eux en face de nous, à reculons.

On causait avec entrain, avec sympathie, avec abandon. Je suisorphelin, et il me semblait que je venais de retrouver ma familletant je me sentais chez moi, auprès d’eux.

Tout à coup, comme elle avait allongé son pied entre les jambesde son mari, il murmura avec un air de reproche : « Louise, je vousen prie, n’usez pas vous-même vos vieilles chaussures. Il n’y a pasde raison pour se soigner davantage à Paris qu’à la campagne. »

Je baissai les yeux. Elle portait en effet de vieilles bottinestournées et je m’aperçus que son bas n’était point tendu.

Elle avait rougi en retirant son pied sous sa robe. L’amiregardait au loin d’un air indifférent et dégagé des choses.

Le mari m’offrit un cigare que j’acceptai. Pendant plusieursjours, il me fut impossible de rester seul avec elle deux minutes,tant il nous suivait partout. Il était délicieux pour moid’ailleurs.

Or, un matin, comme il m’était venu chercher pour faire unepromenade à pied, avant déjeuner, nous en vînmes à parler dumariage. Je dis quelques phrases sur la solitude et quelques autressur la vie commune rendue charmante par la tendresse d’une femme.Il m’interrompit tout à coup : « Mon cher, ne parlez pas de ce quevous ne connaissez point. Une femme qui n’a plus d’intérêt à vousaimer, ne vous aime pas longtemps. Toutes les coquetteries qui lesfont exquises, quand elles ne nous appartiennent pasdéfinitivement, cessent dès qu’elles sont à nous. Et puisd’ailleurs… les femmes honnêtes… c’est-à-dire nos femmes… sont… nesont pas… manquent de… enfin ne connaissent pas assez leur métierde femme. Voilà… je m’entends. »

Il n’en dit pas davantage et je ne pus deviner au juste sapensée.

Deux jours après cette conversation il m’appela dans sa chambre,de très bonne heure, pour me montrer une collection degravures.

Je m’assis dans un fauteuil, en face de la grande porte quiséparait son appartement de celui de sa femme, et derrière cetteporte j’entendais marcher, remuer, et je ne songeais guère auxgravures, tout en m’écriant :

« Oh ! délicieux ! exquis ! exquis ! »

Il dit soudain :

– Oh ! mais, j’ai une merveille, à côté. Je vais vous lachercher.

Et il se précipita sur la porte, dont les deux battantss’ouvrirent comme pour un effet de théâtre.

Dans une grande pièce en désordre, au milieu de jupes, de cols,de corsages semés par terre, un grand être sec, dépeigné, le bas ducorps couvert d’une vieille jupe de soie fripée qui collait sur sacroupe maigre, brossait devant une glace des cheveux blonds, courtset rares.

Ses bras formaient deux angles pointus ; et comme elle seretournait effarée, je vis sous une chemise de toile commune uncimetière de côtes qu’une fausse gorge de coton dissimulait enpublic.

Le mari poussa un cri fort naturel, rentra en refermant lesportes, et d’un air navré : « Oh ! mon Dieu ! suis-jestupide ! Oh ! vraiment, suis-je bête ! Voilà unebévue que ma femme ne me pardonnera jamais ! »

Moi j’avais envie, déjà, de le remercier.

Je partis trois jours plus tard, après avoir vivement serré lesmains des deux hommes et baisé celle de la femme, qui me dit adieufroidement.

………………………

Karl Massouligny se tut.

Quelqu’un demanda :

– Mais l’ami, qu’était-ce ?

– Je ne sais pas… Cependant… cependant il avait l’air désolé deme voir partir si vite…

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