Clair de Lune

Chapitre 13Le Père

Jean de Valnoix est un ami que je vais voir de temps en temps.Il habite un petit manoir, au bord d’une rivière, dans un bois. Ils’était retiré là après avoir vécu à Paris, une vie de fou, pendantquinze ans. Tout à coup il en eut assez des plaisirs, des soupers,des hommes, des femmes, des cartes, de tout, et il vint habiter cedomaine où il était né.

Nous sommes deux ou trois qui allons passer, de temps en temps,quinze jours ou trois semaines avec lui. Il est certes enchanté denous revoir quand nous arrivons, et ravi de se retrouver seul quandnous partons.

Donc j’allai chez lui, la semaine dernière, et il me reçut àbras ouverts. Nous passions les heures tantôt ensemble, tantôtisolément. En général, il lit, et je travaille pendant lejour ; et chaque soir nous causons jusqu’à minuit.

Donc, mardi dernier, après une journée étouffante, nous étionsassis tous les deux, vers neuf heures du soir, à regarder coulerl’eau de la rivière, contre nos pieds : et nous échangions desidées très vagues sur les étoiles qui se baignaient dans le courantet semblaient nager devant nous. Nous échangions des idées trèsvagues, très confuses, très courtes, car nos esprits sont trèsbornés, très faibles, très impuissants. Moi je m’attendrissais surle soleil qui meurt dans la Grande Ourse. On ne le voit plus quepar les nuits claires, tant il pâlit. Quand le ciel est un peubrumeux, il disparaît, cet agonisant. Nous songions aux êtres quipeuplent ces mondes, à leurs formes inimaginables, à leurs facultésinsoupçonnables, à leurs organes inconnus, aux animaux, auxplantes, à toutes les espèces, à tous les règnes, à toutes lesessences, à toutes les matières, que le rêve de l’homme ne peutmême effleurer.

Tout à coup une voix cria dans le lointain :

– Monsieur, monsieur !

Jean répondit :

– Ici, Baptiste.

Et quand le domestique nous eut trouvés, il annonça :

– C’est la bohémienne de Monsieur.

Mon ami se mit à rire, d’un rire fou bien rare chez lui, puis ildemanda :

– Nous sommes donc au 19 juillet ?

– Mais oui, Monsieur

– Très bien. Dites-lui de m’attendre. Faites-là souper. Jerentrerai dans dix minutes.

Quand l’homme eut disparu, mon ami me prit le bras.

– Allons doucement, dit-il, je vais te conter cettehistoire.

« Il y a maintenant sept ans, c’était l’année de mon arrivéeici, je sortis un soir pour faire un tour dans la forêt. Il faisaitbeau comme aujourd’hui ; et j’allais à petits pas sous lesgrands arbres, contemplant les étoiles à travers les feuilles,respirant et buvant à pleine poitrine le frais repos de la nuit etdu bois.

Je venais de quitter Paris pour toujours. J’étais las, las,écœuré plus que je ne saurais dire par toutes les bêtises, toutesles bassesses, toutes les saletés que j’avais vues et auxquellesj’avais participé pendant quinze ans.

J’allai loin, très loin, dans ce bois profond, en suivant unchemin creux qui conduit au village de Crouzille, à quinzekilomètres d’ici.

Tout à coup mon chien, Bock, un grand saint-germain qui ne mequittait jamais, s’arrêta net et se mit à grogner. Je crus à laprésence d’un renard, d’un loup ou d’un sanglier ; etj’avançai doucement, sur la pointe des pieds, afin de ne pas fairede bruit ; mais soudain j’entendis des cris, des cris humains,plaintifs, étouffés, déchirants.

Certes, on assassinait quelqu’un dans un taillis, et je me mis àcourir, serrant dans ma main droite une lourde canne de chêne, unevraie massue.

J’approchais des gémissements qui me parvenaient maintenant plusdistincts, mais étrangement sourds. On eût dit qu’ils sortaientd’une maison, d’une hutte de charbonnier peut-être. Bock, trois pasdevant moi, courait, s’arrêtait, repartait, très excité, grondanttoujours. Soudain un autre chien, un gros chien noir, aux yeux defeu, nous barra la route. Je voyais très bien ses crocs blancs quisemblaient luire dans sa gueule.

Je courus sur lui la canne levée, mais déjà Bock avait sautédessus et les deux bêtes se roulaient par terre, les gueulesrefermées sur les gorges. Je passai et je faillis heurter un chevalcouché dans le chemin. Comme je m’arrêtais, fort surpris, pourexaminer l’animal, j’aperçus devant moi une voiture, ou plutôt unemaison roulante, une de ces maisons de saltimbanques et demarchands forains qui vont dans nos campagnes de foire enfoire.

Les cris sortaient de là, affreux, continus. Comme la portedonnait de l’autre côté, je fis le tour de cette guimbarde et jemontai brusquement sur les trois marches de bois, prêt à tomber surle malfaiteur.

Ce que je vis me parut si étrange que je ne compris riend’abord. Un homme, à genoux, semblait prier, tandis que dans le litque contenait cette boîte, quelque chose d’impossible àreconnaître, un être à moitié nu, contourné, tordu, dont je nevoyais pas la figure, remuait, s’agitait et hurlait.

C’était une femme en mal d’enfant.

Dès que j’eus compris le genre d’accident provoquant cesplaintes, je fis connaître ma présence, et l’homme, une sorte deMarseillais affolé, me supplia de le sauver, de la sauver, mepromettant avec des paroles innombrables une reconnaissanceinvraisemblable. Je n’avais jamais vu d’accouchement, jamaissecouru un être femelle, femme, chienne ou chatte, en cettecirconstance, et je le déclarai ingénument en regardant avecstupeur ce qui criait si fort dans le lit.

Puis quand j’eus repris mon sang-froid, je demandai à l’hommeatterré pourquoi il n’allait pas jusqu’au prochain village. Soncheval tombant dans une ornière avait dû se casser la jambe et nepouvait plus se lever.

– Eh bien ! mon brave, lui dis-je, nous sommes deux, àprésent, nous allons traîner votre femme jusque chez moi.

Mais les hurlements des chiens nous forcèrent à sortir, et ilfallut les séparer à coups de bâton, au risque de les tuer. Puis,j’eus l’idée de les atteler avec nous, l’un à droite, l’autre àgauche dans nos jambes, pour nous aider. En dix minutes tout futprêt, et la voiture se mit en route lentement, secouant aux cahotsdes ornières profondes la pauvre femme au flanc déchiré.

Quelle route, mon cher ! Nous allions haletant, râlant, ensueur, glissant et tombant parfois, tandis que nos pauvres chienssoufflaient comme des forges dans nos jambes.

Il fallut trois heures pour atteindre le château. Quand nousarrivâmes devant la porte, les cris avaient cessé dans la voiture.La mère et l’enfant se portaient bien.

On les coucha dans un bon lit, puis je fis atteler pour chercherun médecin, tandis que le Marseillais, rassuré, consolé,triomphant, mangeait à étouffer et se grisait à mort pour célébrercette heureuse naissance.

C’était une fille.

Je gardai ces gens-là huit jours chez moi. La mère, Mlle Elmire,était une somnambule extra-lucide qui me promit une vieinterminable et des félicités sans nombre.

L’année suivante, jour pour jour, vers la tombée de la nuit, ledomestique qui m’appela tout à l’heure vint me trouver dans lefumoir après dîner, et me dit : « C’est la bohémienne de l’andernier qui vient remercier Monsieur. »

J’ordonnai de la faire entrer et je demeurai stupéfait enapercevant à côté d’elle un grand garçon, gros et blond, un hommedu Nord qui, m’ayant salué, prit la parole, comme chef de lacommunauté. Il avait appris ma bonté pour Mlle Elmire, et iln’avait pas voulu laisser passer cet anniversaire sans m’apporterleurs remerciements et le témoignage de leur reconnaissance.

Je leur offris à souper à la cuisine et l’hospitalité pour lanuit. Ils partirent le lendemain.

Or, la pauvre femme revient tous les ans, à la même date avecl’enfant, une superbe fillette, et un nouveau… seigneur chaquefois. Un seul, un Auvergnat qui me « remerchia » bien, reparut deuxans de suite. La petite fille les appelle tous papa, comme on dit «monsieur » chez nous. »

Nous arrivions au château et nous aperçûmes vaguement, deboutdevant le perron, trois ombres qui nous attendaient.

La plus haute fit quatre pas, et avec un grand salut :

– Monsieur le comte, nous sommes venus ce jour, savez-vous, voustémoigner de notre reconnaissance…

C’était un Belge !

Après lui, la plus petite parla, avec cette voix apprêtée etfactice des enfants qui récitent un compliment.

Moi, jouant l’innocent, je pris à part Mme Elmire et, aprèsquelques propos, je lui demandai :

– C’est le père de votre enfant ?

– Oh ! non, Monsieur.

– Et le père, il est mort.

– Oh ! non, Monsieur. Nous nous voyons encore quelquefois.Il est gendarme.

– Ah ! bah ! Alors ce n’était pas le Marseillais, lepremier, celui de l’accouchement ?

– Oh ! non, Monsieur. Celui-là, c’était une crapule qui m’avolé mes économies.

– Et le gendarme, le vrai père, connaît-il son enfant ?

– Oh ! oui, Monsieur, et même il l’aime bien ; mais ilne peut pas s’en occuper parce qu’il en a d’autres, avec safemme.

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