Clair de Lune

Chapitre 7Le Pardon

Elle avait été élevée dans une de ces familles qui viventenfermées en elles-mêmes, et qui semblent toujours loin de tout.Elles ignorent les événements politiques, bien qu’on en cause àtable ; mais les changements de gouvernement se passent siloin, si loin, qu’on parle de cela comme d’un fait historique,comme de la mort de Louis XVI ou du débarquement de Napoléon.

Les mœurs se modifient, les modes se succèdent. On ne s’enaperçoit guère dans la famille calme où l’on suit toujours lescoutumes traditionnelles. Et si quelque histoire scabreuse se passedans les environs, le scandale vient mourir au seuil de la maison.Seuls, le père et la mère, un soir, échangent quelques motslà-dessus, mais à mi-voix, à cause des murs qui ont partout desoreilles. Et, discrètement, le père dit :

– Tu as su cette terrible affaire dans la famille desRivoil ?

Et la mère répond :

– Qui aurait jamais cru cela ? C’est affreux.

Les enfants ne se doutent de rien, et ils arrivent à l’âge devivre à leur tour, avec un bandeau sur les yeux et sur l’esprit,sans soupçonner les dessous de l’existence, sans savoir qu’on nepense pas comme on parle, et qu’on ne parle point comme onagit ; sans savoir qu’il faut vivre en guerre avec tout lemonde, ou du moins en paix armée, sans deviner qu’on est sans cessetrompé quand on est naïf, joué quand on est sincère, maltraitéquand on est bon.

Les uns vont jusqu’à la mort dans cet aveuglement de probité, deloyauté, d’honneur ; tellement intègres que rien ne leur ouvreles yeux.

Les autres, désabusés sans bien comprendre, trébuchent éperdus,désespérés, et meurent en se croyant les jouets d’une fatalitéexceptionnelle, les victimes misérables d’événements funestes etd’hommes particulièrement criminels.

Les Savignol marièrent leur fille Berthe à dix-huit ans. Elleépousa un jeune homme de Paris, Georges Baron, qui faisait desaffaires à la Bourse. Il était beau garçon, parlait bien, avec tousles dehors probes qu’il fallait ; mais, au fond du cœur, il semoquait un peu de ses beaux parents attardés, qu’il appelait entreamis : « Mes chers fossiles. »

Il appartenait à une bonne famille ; et la jeune filleétait riche. Il l’emmena vivre à Paris.

Elle devint une de ces provinciales de Paris dont la race estnombreuse. Elle demeura ignorante de la grande ville, de son mondeélégant, de ses plaisirs, de ses costumes, comme elle étaitdemeurée ignorante de la vie, de ses perfidies et de sesmystères.

Enfermée en son ménage, elle ne connaissait guère que sa rue, etquand elle s’aventurait dans un autre quartier, il lui semblaitaccomplir un voyage lointain en une ville inconnue et étrangère.Elle disait le soir :

– J’ai traversé les boulevards, aujourd’hui.

Deux ou trois fois par an, son mari l’emmenait au théâtre.C’étaient des fêtes dont le souvenir ne s’éteignait plus et dont onreparlait sans cesse.

Quelquefois, à table, trois mois après, elle se mettaitbrusquement à rire, et s’écriait :

– Te rappelles-tu cet acteur habillé en général et qui imitaitle chant du coq ?

Toutes ses relations se bornaient à deux familles alliées qui,pour elle, représentaient l’humanité. Elle les désignait en faisantprécéder leur nom de l’article « les » – les Martinet et lesMichelint.

Son mari vivait à sa guise, rentrant quand il voulait, parfoisau jour levant, prétextant des affaires, ne se gênant point, sûrque jamais un soupçon n’effleurerait cette âme candide.

Mais un matin elle reçut une lettre anonyme.

Elle demeura éperdue, ayant le cœur trop droit pour comprendrel’infamie des dénonciations, pour mépriser cette lettre dontl’auteur se disait inspiré par l’intérêt de son bonheur, et lahaine du mal, et l’amour de la vérité.

On lui révélait que son mari avait, depuis deux ans, unemaîtresse, une jeune veuve, Mme Rosset, chez qui il passait toutesses soirées.

Elle ne sut ni feindre, ni dissimuler, ni épier, ni ruser. Quandil revint pour déjeuner, elle lui jeta cette lettre, en sanglotant,et s’enfuit dans sa chambre.

Il eut le temps de comprendre, de préparer sa réponse et il allafrapper à la porte de sa femme. Elle ouvrit aussitôt, n’osant pasle regarder. Il souriait ; il s’assit, l’attira sur sesgenoux ; et d’une voix douce, un peu moqueuse :

– Ma chère petite, j’ai en effet pour amie Mme Rosset, que jeconnais depuis dix ans et que j’aime beaucoup ; j’ajouteraique je connais vingt autres familles dont je ne t’ai jamais parlé,sachant que tu ne recherches pas le monde, les fêtes et lesrelations nouvelles. Mais, pour en finir une fois pour toutes avecces dénonciations infâmes, je te prierai de t’habiller après ledéjeuner et nous irons faire une visite à cette jeune femme quideviendra ton amie, je n’en doute pas.

Elle embrassa à pleins bras son mari ; et par une de cescuriosités féminines qui ne s’endorment plus une fois éveillées,elle ne refusa point d’aller voir cette inconnue qui lui demeurait,malgré tout, un peu suspecte. Elle sentait, par instinct, qu’undanger connu est presque évité.

Elle entra dans un petit appartement coquet, plein de bibelots,orné avec art, au quatrième étage d’une belle maison. Au bout decinq minutes d’attente dans un salon assombri par des tentures, desportières, des rideaux drapés gracieusement, une porte s’ouvrit etune jeune femme apparut, très brune, petite, un peu grasse, étonnéeet souriante.

Georges fit les présentations.

– Ma femme, madame Julie Rosset.

La jeune veuve poussa un léger cri d’étonnement et de joie, ets’élança, les deux mains ouvertes. Elle n’espérait point,disait-elle, avoir ce bonheur, sachant que Mme Baron ne voyaitpersonne, mais elle était si heureuse, si heureuse ! Elleaimait tant Georges ! (elle disait Georges tout court avec unefraternelle familiarité) qu’elle avait une envie folle de connaîtresa jeune femme et de l’aimer aussi.

Au bout d’un mois, les deux nouvelles amies ne se quittaientplus. Elles se voyaient chaque jour, souvent deux fois, et dînaienttous les soirs ensemble, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre.Georges maintenant ne sortait plus guère, ne prétextait plusd’affaires, adorant, disait-il, son coin du feu.

Enfin un appartement s’étant trouvé libre dans la maison habitéepar Mme Rosset, Mme Baron s’empressa de le prendre pour serapprocher et se réunir encore davantage.

Et, pendant deux années entières, ce fut une amitié sans unnuage, une amitié de cœur et d’âme, absolue, tendre, dévouée,délicieuse. Berthe ne pouvait plus parler sans prononcer le nom deJulie, qui représentait pour elle la perfection.

Elle était heureuse, d’un bonheur parfait, calme et doux.

Mais voici que Mme Rosset tomba malade. Berthe ne la quittaplus. Elle passait les nuits, se désolait ; son mari lui-mêmeétait désespéré.

Or, un matin, le médecin, en sortant de sa visite, prit à partGeorges et sa femme, et leur annonça qu’il trouvait fort gravel’état de leur amie.

Dès qu’il fut parti, les jeunes gens, atterrés, s’assirent l’unen face de l’autre ; puis, brusquement, se mirent à pleurer.Ils veillèrent, la nuit, tous les deux ensemble auprès dulit ; et Berthe, à tout instant, embrassait tendrement lamalade, tandis que Georges, debout devant les pieds de sa couche,la contemplait silencieusement avec une persistance acharnée.

Le lendemain, elle allait plus mal encore.

Enfin, vers le soir, elle déclara qu’elle se trouvait mieux, etcontraignit ses amis à redescendre chez eux pour dîner.

Ils étaient tristement assis dans leur salle, sans guère manger,quand la bonne remit à Georges une enveloppe. Il l’ouvrit, lut,devint livide et, se levant, il dit à sa femme, d’un air étrange :« Attends-moi, il faut que je m’absente un instant, je serai deretour dans dix minutes. Surtout ne sors pas. »

Et il courut dans sa chambre prendre son chapeau.

Berthe l’attendit, torturée par une inquiétude nouvelle. Mais,docile en tout, elle ne voulait point remonter chez son amie avantqu’il fût revenu.

Comme il ne reparaissait pas, la pensée lui vint d’aller voir ensa chambre s’il avait pris ses gants, ce qui eût indiqué qu’ildevait entrer quelque part.

Elle les aperçut du premier coup d’œil. Près d’eux un papierfroissé gisait, jeté là.

Elle le reconnut aussitôt, c’était celui qu’on venait deremettre à Georges.

Et une tentation brûlante, la première de sa vie, lui vint delire, de savoir. Sa conscience révoltée luttait, mais ladémangeaison d’une curiosité fouettée et douloureuse poussait samain. Elle saisit le papier, l’ouvrit, reconnut aussitôtl’écriture, celle de Julie, une écriture tremblée, au crayon. Ellelut : « Viens seul m’embrasser, mon pauvre ami, je vais mourir.»

Elle ne comprit pas d’abord, et restait là stupide, frappéesurtout par l’idée de mort. Puis, soudain, le tutoiement saisit sapensée ; et ce fut comme un grand éclair illuminant sonexistence, lui montrant toute l’infâme vérité, toute leur trahison,toute leur perfidie. Elle comprit leur longue astuce, leursregards, sa bonne foi jouée, sa confiance trompée. Elle les revitl’un en face de l’autre, le soir sous l’abat-jour de sa lampe,lisant le même livre, se consultant de l’œil à la fin despages.

Et son cœur soulevé d’indignation, meurtri de souffrance,s’abîma dans un désespoir sans bornes.

Des pas retentirent ; elle s’enfuit et s’enferma chezelle.

Son mari, bientôt, l’appela.

– Viens vite, Mme Rosset va mourir.

Berthe parut sur sa porte et, la lèvre tremblante :

– Retournez seul auprès d’elle, elle n’a pas besoin de moi.

Il la regarda follement, abruti de chagrin, et il reprit :

– Vite, vite, elle meurt.

Berthe répondit :

– Vous aimeriez mieux que ce fût moi.

Alors il comprit peut-être, et s’en alla, remontant près del’agonisante.

Il la pleura sans dissimulation, sans pudeur, indifférent à ladouleur de sa femme qui ne lui parlait plus, ne le regardait plus,vivait seule murée dans le dégoût, dans une colère révoltée, etpriait Dieu matin et soir.

Ils habitaient ensemble pourtant, mangeaient face à face, muetset désespérés.

Puis il s’apaisa peu à peu, mais elle ne lui pardonnaitpoint.

Et la vie continua dure pour tous les deux.

Pendant un an, ils demeurèrent aussi étrangers l’un à l’autreque s’ils ne se fussent pas connus. Berthe faillit devenirfolle.

Puis un matin étant partie dès l’aurore, elle rentra vers huitheures portant en ses deux mains un énorme bouquet de roses, deroses blanches, toutes blanches.

Et elle fit dire à son mari qu’elle désirait lui parler.

Il vint inquiet, troublé.

– Nous allons sortir ensemble, lui dit-elle ; prenez cesfleurs, elles sont trop lourdes pour moi.

Il prit le bouquet et suivit sa femme. Une voiture les attendaitqui partit dès qu’ils furent montés.

Elle s’arrêta devant la grille du cimetière. Alors Berthe, dontles yeux s’emplissaient de larmes, dit à Georges :

Conduisez-moi à sa tombe.

Il tremblait sans comprendre, et il se mit à marcher devant,tenant toujours les fleurs en ses bras. Il s’arrêta enfin devant unmarbre blanc et le désigna sans rien dire.

Alors elle lui reprit le grand bouquet et, s’agenouillant, ledéposa sur les pieds du tombeau. Puis elle s’isola en une prièreinconnue et suppliante !

Debout derrière elle, son mari, hanté de souvenirs,pleurait.

Elle se releva et lui tendit les mains.

– Si vous voulez, nous serons amis, dit-elle.

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