Contes du jour et de la nuit

Chapitre 2

 

Jérémie fit trois pas, puis oscilla, étenditles mains, rencontra un mur qui le soutint debout et se remit enmarche en trébuchant. Par moments une bourrasque, s’engouffrantdans la rue étroite, le lançait en avant, le faisait courirquelques pas ; puis quand la violence de la trombe cessait, ils’arrêtait net, ayant perdu son pousseur, et il se remettait àvaciller sur ses jambes capricieuses d’ivrogne.

Il allait, d’instinct, vers sa demeure, commeles oiseaux vont au nid. Enfin, il reconnut sa porte et il se mit àla tâter pour découvrir la serrure et placer la clef dedans. Il netrouvait pas le trou et jurait à mi-voix. Alors il tapa dessus àcoups de poing, appelant sa femme pour qu’elle vîntl’aider :

– Mélina ! Eh !Mélina !

Comme il s’appuyait contre le battant pour nepoint tomber, il céda, s’ouvrit, et Jérémie, perdant son appui,entra chez lui en s’écroulant, alla rouler sur le nez au milieu deson logis, et il sentit que quelque chose de lourd lui passait surle corps, puis s’enfuyait dans la nuit.

Il ne bougeait plus, ahuri de peur, éperdu,dans une épouvante du diable, des revenants de toutes les chosesmystérieuses des ténèbres, et il attendit longtemps sans oser faireun mouvement. Mais, comme il vit que rien ne remuait plus, un peude raison lui revint, de la raison trouble de pochard.

Et il s’assit, tout doucement. Il attenditencore longtemps, et, s’enhardissant enfin, il prononça :

– Mélina !

Sa femme ne répondit pas.

Alors, tout d’un coup, un doute traversa sacervelle obscurcie, un doute indécis, un soupçon vague. Il nebougeait point ; il restait là, assis par terre, dans le noir,cherchant ses idées, s’accrochant à des réflexions incomplètes ettrébuchantes comme ses pieds.

Il demanda de nouveau :

– Dis-mé qui que c’était, Mélina ?Dis-mé qui que c’était. Je te ferai rien.

Il attendit. Aucune voix ne s’éleva dansl’ombre. Il raisonnait tout haut, maintenant.

– Je sieus-ti bu, tout de même ! Jesieus-ti bu ! C’est li qui m’a boissonné comma, çumanant ; c’est li, pour que je rentre point. J’sieus-tibu !

Et il reprenait :

– Dis-mé qui que c’était, Mélina, ouj’vas faire quéque malheur.

Après avoir attendu de nouveau, il continuait,avec une logique lente et obstinée d’homme saoul :

– C’est li qui m’a r’tenu chez cefainéant de Paumelle ; et l’s autres soirs itou, pour que jerentre point. C’est quéque complice. Ah ! charogne !

Lentement il se mit sur les genoux. Une colèresourde le gagnait, se mêlant à la fermentation des boissons.

Il répéta :

– Dis-mé qui qu’c’était, Mélina, ou j’vascogner, j’te préviens !

Il était debout maintenant, frémissant d’unecolère foudroyante, comme si l’alcool qu’il avait au corps se fûtenflammé dans ses veines. Il fit un pas, heurta une chaise, lasaisit, marcha encore, rencontra le lit, le palpa et sentit dedansle corps chaud de sa femme.

Alors, affolé de rage, il grogna :

– Ah ! t’étais là, saleté, et tun’répondais point.

Et, levant la chaise qu’il tenait dans sapoigne robuste de matelot, il l’abattit devant lui avec une furieexaspérée. Un cri jaillit de la couche ; un cri éperdu,déchirant. Alors il se mit à frapper comme un batteur dans unegrange. Et rien, bientôt, ne remua plus. La chaise s’envolait enmorceaux ; mais un pied lui restait à la main, et il tapaittoujours, en haletant.

Puis soudain il s’arrêta pourdemander :

– Diras-tu qui qu’c’était, àc’t’heure ?

Mélina ne répondit pas.

Alors, rompu de fatigue, abruti par saviolence, il se rassit par terre, s’allongea et s’endormit.

Quand le jour parut, un voisin, voyant saporte ouverte, entra. Il aperçut Jérémie qui ronflait sur le sol,où gisaient les débris d’une chaise, et, dans le lit, une bouilliede chair et de sang.

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