Dimitri Roudine

Chapitre 3

 

La maison de Daria Michaëlowna Lassounska passait, à peu près,pour la première de tout le gouvernement de ***. Très vaste etconstruite en pierre, d’après les dessins de Rastrelli, dans legoût du siècle passé, elle s’élevait majestueusement sur le sommetd’une colline au pied de laquelle coulait une des principalesrivières de la Russie du centre. Daria Michaëlowna était une grandedame, riche et veuve d’un conseiller intime. Konstantin disaitqu’elle connaissait toute l’Europe et que toute l’Europe laconnaissait. Pourtant, l’Europe la connaissait peu, et àPétersbourg même elle ne jouait qu’un rôle très secondaire ;mais, en revanche, tout le monde à Moscou la connaissait et allaitchez elle. Elle appartenait à la haute société et passait pour unefemme un peu singulière, d’une bonté douteuse, mais douée debeaucoup d’esprit. Elle avait été très jolie dans sa jeunesse. Lespoètes alors lui écrivaient des vers ; les jeunes gens étaientamoureux d’elle et des hommes considérables lui faisaient la cour.Mais vingt-cinq ou trente années s’étaient écoulées depuis et toutetrace des anciens charmes de Daria avait disparu.

– Est-il possible, se demandaient involontairement tous ceux quila voyaient pour la première fois, est-il possible que cette femmemaigre et jaune, au nez pointu, qui pourtant n’est pas vieilleencore, ait jamais été belle ? Est-il possible que ce soitpour elle que vibraient autrefois toutes les lyres ? Et chacuns’étonnait intérieurement de ce changement. Il est vrai que,toujours selon Konstantin, les yeux magnifiques de DariaMichaëlowna s’étaient merveilleusement conservés.

Chaque été, Daria Michaëlowna venait s’établir à la campagneavec ses enfants (une fille de dix-sept ans et deux fils de neuf àdix ans) et tenait maison ouverte, c’est-à-dire recevait deshommes, surtout des hommes non mariés. Elle ne pouvait souffrir lesfemmes de province : aussi avait-elle à supporter leurs médisances.Elles traitaient Daria Michaëlowna d’orgueilleuse, de dépravée, defemme tyran, et disaient surtout que les libertés qu’elle sepermettait dans la conversation étaient très choquantes. Il estvrai que Daria Michaëlowna n’aimait pas à se gêner à la campagne etque, dans le libre sans-façon de son commerce, elle laissait percerla légère nuance de mépris d’une lionne du grand monde pour lescréatures passablement obscures et insignifiantes quil’entouraient… Elle avait même une manière d’être assez leste etpresque railleuse avec ses connaissances moscovites ; mais là,du moins, la nuance du mépris ne paraissait jamais.

À propos, lecteur, avez-vous jamais remarqué que tel hommeextraordinairement distrait au milieu de ses inférieurs perdsubitement cet air distrait une fois admis dans le cercle de sessupérieurs ? Pourquoi cela ? Mais qu’importe ? desemblables questions ne mènent jamais à rien.

Lorsque Konstantin Diomiditch eut appris par cœur sa fantaisiede Thalberg et qu’il quitta sa petite chambre proprette pourdescendre au salon, toute la société y était déjà rassemblée. Lamaîtresse de la maison s’était établie sur un large divan, lespieds repliés sous elle et tournant sous ses doigts une nouvellebrochure française. D’un côté de la fenêtre, la fille de DariaMichaëlowna était assise devant un métier de tapisserie, de l’autrecôté se tenait mademoiselle Boncourt, la gouvernante, vieille fillesèche, d’une soixantaine d’années, qui portait un tour de cheveuxnoir sous un bonnet à rubans bigarrés et avait de l’ouate dans lesoreilles. Bassistoff lisait le journal dans un coin, près de laporte. Pétia et Vania, ses élèves, jouaient aux dames tout près delui, et un certain africain Siméonowitch Pigassoff, petit monsieurgrisonnant et ébouriffé, s’appuyait contre le poêle, les mainsderrière le dos. Son teint était basané, ses yeux petits et vifs.C’était un homme étrange que ce M. Pigassoff.

Irrité de tout et contre tous – surtout contre les femmes –, ilfaisait des sorties du matin au soir, quelquefois avec beaucoupd’à-propos, quelquefois d’une manière fort plate, mais toujoursavec passion. Son irritabilité finissait par aller jusqu’àl’enfantillage : son rire, le son de sa voix, en un mot toute sapersonne semblait imprégnée de bile. Daria Michaëlowna le recevaitvolontiers ; les sorties de Pigassoff la divertissaient. Ilavait la passion de tout exagérer. Était-il, par hasard, questionde quelque malheur ; lui disait-on que la foudre avaitincendié un village, que l’eau avait emporté un moulin, qu’unpaysan s’était fracassé la main d’un coup de hache, il ne manquaitjamais de demander avec une aigreur concentrée :

– Et comment s’appelle-t-elle ? voulant demander par là lenom de la femme qui était la cause du malheur, parce que, selon saconviction, il n’y avait qu’à bien aller au fond des choses pourtrouver que tout malheur était amené par une femme.

Un jour, il se jeta aux pieds d’une dame qu’il connaissait àpeine, mais qui l’avait ennuyé à force de prévenances, et se mit àla supplier humblement, mais avec les traits empreints de fureur,de l’épargner, disant qu’il n’avait rien à se reprocher vis-à-visd’elle, et qu’il ne retournerait plus dans sa maison. Un chevalemporta une fois une des blanchisseuses de Daria Michaëlowna surune descente, la jeta dans un ravin et faillit la tuer. Depuis cetemps, Pigassoff n’appelait plus l’animal que « son bon petitcheval », et trouvait que la montagne et le ravin étaient des lieuxfort pittoresques. De sa vie, Pigassoff n’avait eu de succès :c’était une de ses raisons qui l’avaient aigri. Il était né deparents pauvres. Son père, qui n’avait occupé que des postesinsignifiants, savait à peine lire et écrire, et ne s’étaitnullement occupé de l’éducation de son fils. Sa mère, qui legâtait, mourut de bonne heure. Pigassoff s’éleva tout seul. Ilentra dans l’école du district, puis au gymnase, apprit lefrançais, l’allemand et même le latin. Étant sorti du gymnase avecd’excellents attestats, il se dirigea vers Dorpat, où il luttaconstamment contre la misère, mais où il suivit son cours jusqu’audernier jour. Il se distinguait par la patience etl’opiniâtreté ; mais c’était surtout le sentiment del’ambition qui était tenace en lui. Il semblait défier le sort dansson désir d’être introduit dans la bonne société et de ne pas êtredépassé par les autres. C’était par ambition qu’il travaillaitassidûment et qu’il était entré à l’université de Dorpat. Lapauvreté l’irritait et développait en lui l’observation et la ruse.Il s’exprimait avec originalité et s’était approprié, dès sajeunesse, un genre particulier d’éloquence bilieuse et amère. Sespensées ne s’élevaient pas au-dessus du niveau commun, mais ilparlait de façon à faire croire qu’il avait beaucoup d’esprit.Parvenu au grade de candidat, Pigassoff résolut de se vouer àl’enseignement parce que c’était la seule carrière qui luipermettait de marcher de pair avec ses camarades, parmi lesquels ilessayait de choisir ses intimes dans la haute société, cherchant àleur complaire et même à les flatter quoiqu’il ne cessât de médired’eux.

Mais, à vrai dire, il ne possédait pas le fonds nécessaire pourremplir ce rôle dans la société. S’étant instruit seul, sans lesecours d’un maître et sans être dominé par l’amour de la science,son instruction était restée bornée. Il échoua cruellement dans sathèse, tandis qu’un étudiant, qui occupait la même chambre que luiet dont il s’était toujours moqué, triompha d’emblée. Celui-ciétait un jeune homme d’une intelligence ordinaire, mais qui avaitreçu une éducation solide et régulière. Cet échec remplit Pigassoffde rage ; il jeta tous ses livres et tous ses cahiers au feu,et entra au service civil.

Dans les commencements, tout alla assez bien. Pigassoff était unemployé à bien figurer partout, pas très réglé, mais suffisant et,de plus, audacieux. Il ne demandait qu’à faire son chemin le plusvite possible ; malheureusement il s’embrouilla, s’attira desreproches et fut obligé de quitter le service. Il passa trois ansdans un bien qu’il avait acheté et épousa tout à coup une richepropriétaire à demi civilisée, qui se laissa prendre à l’appât deses manières dégagées et railleuses. Mais Pigassoff, dont lecaractère avait été trop aigri, se fatigua bientôt de la vie defamille. Après avoir vécu quelques années avec lui, sa femmes’enfuit secrètement à Moscou et vendit à un adroit spéculateur unepropriété où Pigassoff venait à peine d’achever des constructions.Frappé au vif par ce dernier malheur, il intenta un procès à safemme et le perdit. Il achevait sa vie en solitaire, visitait sesvoisins, dont il se moquait même en leur présence, et qui lerecevaient avec un certain demi rire forcé. Il ne lisait jamais etil était possesseur d’environ cent âmes ; ses paysansn’étaient pas trop malheureux.

– Ah ! Konstantin ! s’écria Daria Michaëlowna aussitôtque Pandalewski entra dans le salon ; Alexandrineviendra-t-elle ?

– Alexandra Pawlowna m’a donné l’ordre de vous remercier et devous dire qu’elle se fait un véritable plaisir d’accepter, réponditKonstantin Diomiditch en saluant à droite et à gauche, et enpassant dans ses cheveux supérieurement bien peignés une maingrassouillette et blanche dont les ongles étaient coupés entriangles.

– Et Volinzoff sera-t-il aussi des nôtres ?

– Il viendra aussi.

– Ainsi donc, Africain Siméonowitch, continua Daria Michaëlownaen se tournant vers Pigassoff, selon vous, toutes les jeunes fillessont affectées ?

Les lèvres de Pigassoff grimacèrent de côté et il fut pris d’untressaillement nerveux au coude.

– Je dis, commença-t-il d’une voix mesurée – il parlait toujourslentement et clairement quand il était dans un accès de méchanceté–, je dis que les jeunes filles en général – je me taisnaturellement sur le compte des personnes présentes…

– Sans que cela vous empêche d’y penser aussi, interrompit DariaMichaëlowna.

– Je les passe sous silence, répondit Pigassoff. En général,toutes les jeunes filles sont affectées au plus haut degré dansl’expression de leurs sentiments. Qu’une demoiselle s’effraye, parexemple, ou se réjouisse, ou se chagrine, elle commencera sansfaute par donner à sa taille une cambrure élégante (ici Pigassoffse recourba d’une manière difforme et étendit les bras), puis elles’écrie : « ah ! » ou bien elle se met à rire ou à pleurer. Ilm’est cependant arrivé (Pigassoff se mit à rire avec complaisance)de rencontrer un jour l’expression d’une sensation véritable, noncontrefaite, et cela chez une jeune fille remarquablementaffectée.

– Comment est-ce donc arrivé ?

Les yeux de Pigassoff brillèrent.

– Je lui ai enfoncé par derrière un pieu dans le côté. Elle jetaun cri perçant, et moi de lui dire : « Bravo ! bravo !Voilà la voix de la nature, voilà un cri naturel !Tenez-vous-y à l’avenir ».

Tout le monde éclata de rire.

– Quelles bêtises dites-vous là, Africain Siméonowitch ?s’écria Daria Michaëlowna. Est-ce que je vais croire que vous avezdonné des coups de pieu dans le côté d’une jeune fille ?

– C’était un pieu, ma parole d’honneur ! un très grandpieu, dans le genre de ceux qu’on emploie pour la défense desforteresses.

– Mais c’est une horreur ce que vous dites là, monsieur !s’écria mademoiselle Boncourt en jetant un regard courroucé sur lesenfants qui riaient à gorge déployée.

– Il ne faut pas le croire, dit Maria Michaëlowna. Ne leconnaissez-vous pas ?

La vieille Française, cependant, ne pouvait de sitôt calmer sonindignation, et elle grommelait toujours entre ses dents.

– Vous pouvez ne pas me croire, continua Pigassoff avecsang-froid, mais je vous affirme que j’ai dit la pure vérité. Quile saurait, si ce n’est moi ? Après cela, vous n’avez qu’à nepas croire non plus que notre voisine Tchépouzoff, HélèneAntonowna, m’a dit elle-même, elle-même, remarquez-le bien, commentelle avait fait mourir son propre neveu.

– Voilà encore des imaginations !

– Permettez, permettez ! Écoutez et jugez vous-même. Notezbien que je ne désire nullement la calomnier, j’aime HélèneAntonowna au moins autant qu’on peut aimer une femme. L’almanachest le seul livre qu’on trouve dans sa maison et elle ne sait lirequ’à haute voix. Encore cet exercice la fait-elle transpirer et seplaindre ensuite que les yeux lui sortent de la tête… En un mot,c’est une bonne créature et ses femmes de chambre sont grasses.Pourquoi la calomnierais-je ?

– Allons ! s’écria Daria Michaëlowna, voilà AfricainSiméonowitch qui a enfourché son dada. Il va s’y tenir jusqu’ausoir.

– Mon dada… Les femmes en ont de trois espèces dont elles nedescendent jamais. À moins qu’elles ne dorment.

– Quels sont ces trois dadas ?

– La récrimination, l’allusion et le reproche.

– Savez-vous, Africain Siméonowitch, répliqua Daria Michaëlowna,que ce n’est sans doute pas sans raison que vous vous attaquezainsi aux femmes ? Il faut qu’une d’elles vous ait…

– Offensé, voulez-vous dire, interrompit Pigassoff.

Daria Michaëlowna se troubla un peu : elle se rappela le mariagede son interlocuteur et se contenta de hocher la tête.

– Une femme m’a véritablement offensé, continua Pigassoff. Etpourtant elle était bonne, très bonne.

– Qui donc ?

– Ma mère, répondit Pigassoff en baissant la voix.

– Votre mère ? De quelle manière a-t-elle pu vousoffenser ?

– En me mettant au monde.

Daria Michaëlowna fronça les sourcils.

– Il me semble, dit-elle, que notre conversation prend unetournure peu divertissante… Konstantin, jouez-nous la nouvellefantaisie de Thalberg. Peut-être les sons de la musique vouscalmeront-ils, Africain. Orphée domptait les animaux féroces.

Konstantin s’assit au piano et joua fort convenablement. NatalieAlexéiewna commença par écouter avec attention, puis elle se remità son ouvrage.

– Merci, c’est charmant ! dit Daria Michaëlowna. J’aimeThalberg. Il est si distingué ! À quoi pensez-vous, AfricainSiméonowitch ?

– Je pense, dit lentement celui-ci, qu’il y a trois espècesd’égoïstes : ceux qui vivent eux-mêmes et laissent vivre lesautres ; ceux qui vivent eux-mêmes et qui ne laissent pasvivre les autres, et enfin les égoïstes qui ne vivent pas eux-mêmeset ne laissent pas vivre les autres… La plupart des femmesappartiennent à la troisième catégorie.

– Comme c’est aimable ! Je ne m’étonne que d’une chose,Africain Siméonowitch, c’est de votre confiance présomptueuse dansvos propres jugements, comme si vous ne vous trompiez jamais.

– Qui est-ce qui dit cela ? Moi aussi, je me trompe ;tous les hommes se trompent. Mais savez-vous quelle est ladifférence entre l’erreur des hommes et l’erreur des femmes ?Non, vous ne le savez pas ! Voilà en quoi elle consiste : unhomme pourra dire, par exemple, que deux et deux ne font pasquatre, mais cinq ; une femme dira que deux et deux font unebougie de cire.

– Je crois vous avoir déjà entendu débiter cela… maispermettez-moi de vous demander quel rapport il y a entre votrepensée, à propos des trois espèces d’égoïsmes, et le morceau quenous venons d’entendre.

– Aucun. Je n’ai même pas écouté la musique.

– Allons, je vois, mon petit père, que tu es incorrigible et bonà jeter aux orties, répliqua Daria Michaëlowna. Mais qu’aimez-vousdonc si la musique ne vous plaît pas ? Est-ce la littérature,par hasard ?

– Pourquoi cela ?

– J’aime la littérature, mais pas celle du moment.

– Voici pourquoi : il n’y a pas longtemps que je traversaisl’Oka sur un bac avec un certain monsieur. Le bac aborda à une côteescarpée ; il fallut transporter les voilures à bras. Lacalèche du monsieur était fort lourde. Tandis que les batelierss’efforçaient de la traîner sur le côté, le monsieur resta sur lebac à pousser de tels gémissements que j’en eus presque pitié…Voilà, me dis-je, une nouvelle application de la division dutravail. Ce monsieur ressemble à la littérature actuelle : d’autress’échinent et font l’affaire, elle gémit.

Daria Michaëlowna sourit.

– Et voilà ce qu’on appelle production littéraire de notreépoque, continua l’infatigable Pigassoff, profonde sympathie pourles questions sociales et Dieu sait quoi encore… Ah ! que cesgrands mots me pèsent !

– Mais ces femmes sur lesquelles vous tombez ainsi, elles, dumoins, ne se servent pas de ces grands mots. Pigassoff haussa lesépaules.

– Si elles ne les emploient pas, c’est qu’elles ne savent pass’en servir. Daria Michaëlowna rougit légèrement.

– Vous commencez à dire des impertinences, monsieur Pigassoff,répondit-elle avec un rire forcé. Il y eut un instant de profondsilence.

– Où est donc Zolotonocha ? demanda tout à coup un desenfants à Bassistoff.

– Dans le gouvernement de Poltava, mon petit ami, répliquaPigassoff. Au centre même de la Khokhlandia[5] (Ilprofita de l’occasion pour changer le sujet de la conversation.).Puisque nous parlons de littérature, continua-t-il, je dirai que sij’avais de l’argent de trop, je me ferais poète petit-russien. –Voilà du nouveau, fameux poète ! s’écria Daria Michaëlowna.Est-ce que vous parlez le petit-russien ? – Pas le moins dumonde ; mais ce n’est pas nécessaire. – Pas nécessaire !et comment ? – Voici comment : il s’agit seulement de prendreun morceau de papier sur le haut duquel on écrit :Méditation ; puis on rassemble un certain nombre de mots sansaucun sens, mais ayant une intonation petite-russienne et uneintention patriotique ; on les fait rimer tant bien que mal eton publie. Le petit-Russien lit, s’appuie sur son coude et pleuresans faute. C’est une âme si impressionnable ! – Mais, au nomdu ciel, s’écria Bassistoff, que dites-vous donc là ? Cela n’apas le sens commun. J’ai habité la petite Russie, j’aime cettelangue, je la connais… Ce que vous débitez là est incroyable. –Possible, le Khokhol n’en pleure pas moins. Langue, dites-vous…Existerait-il par hasard une langue petite-russienne ? J’aiune fois demandé à un Khokhol de me traduire la première phrasevenue, celle-ci, par exemple : la grammaire est l’art de parler etd’écrire correctement. Savez-vous comment il l’a traduite, et dequelle langue il s’est servi ? De langue russe, seulement enchangeant les i en y et en prononçant d’une façon gutturale et dureà vous écorcher les oreilles. Quelle est donc cette langue, selonvous ? Est-ce une langue indépendante ? Plutôt qued’admettre cela, je me résignerais à piler mon meilleur ami dans unmortier. Bassistoff allait répondre. – Laissez-le donc, s’écriaDaria Michaëlowna ; ne savez-vous pas qu’on n’en tire jamaisque des paradoxes ? Pigassoff sourit méchamment. Un domestiquevint annoncer Alexandra Pawlowna et son frère. Daria Michaëlowna seleva pour aller au-devant de ses hôtes. – Bonjour, Alexandrine,s’écria-t-elle. Que vous avez bien fait de venir ! – Bonjour,Serge Pawlitch. Volinzoff serra la main de Daria Michaëlowna ets’approcha de Natalie Alexéiewna. – Aurons-nous aujourd’hui votrenouvelle connaissance le baron ? demanda Pigassoff. On dit quec’est un grand philosophe qui vous lance du Hegel à jet continu.Daria Michaëlowna ne répondit pas ; elle fit asseoir AlexandraPawlowna sur le divan et s’établit à côté d’elle. – Philosophie,continua Pigassoff ; point de vue le plus élevé ! C’estma mort que ce point de vue élevé. Et comment peut-on voir dehaut ? Ira-t-on monter sur une tour pour examiner un chevalquand il s’agit de l’acheter ? – Votre baron ne vousapporte-t-il pas un certain article ? demanda AlexandraPawlowna. – Il apporte un article, répondit Daria Michaëlowna avecune négligence calculée ; un article sur les rapports ducommerce et de l’industrie en Russie… Mais ne craignez rien, nousn’allons pas le lire à présent… Ce n’est pas pour cela que je vousai invités. Le baron est aussi aimable que savant. Il parle si bienle russe ! c’est un vrai torrent… il vous entraîne. – Il parlesi bien le russe, murmura Pigassoff, qu’il mérite qu’on le loue enfrançais. – Grognez toujours, Africain Siméonowitch, grognez… celava très bien à votre chevelure hérissée… Mais pourquoin’arrive-t-il pas ? Messieurs et mesdames, voulez-vous quenous allions au jardin ? continua Daria Michaëlowna enregardant autour d’elle. Il nous reste encore près d’une heureavant le dîner et il fait un temps magnifique. Tout le monde seleva et se dirigea vers le jardin. Le jardin de Daria Michaëlownas’étendait jusqu’à la rivière. Il était orné de bosquets d’acaciaset de lilas, et coupé par plusieurs allées de vieux tilleuls d’unsombre doré, tout imprégnées de parfums, au travers desquelles onapercevait de lointaines échappées d’un vert d’émeraude. Volinzoff,Natalie et mademoiselle Boncourt s’étaient enfoncés dans lesprofondeurs du jardin. Volinzoff marchait à côté de la jeune fillemais sans lui parler. Mademoiselle Boncourt restait un peu enarrière. – Qu’avez-vous fait aujourd’hui ? demanda enfinVolinzoff à Natalie en frisant les pointes d’une moustache châtainfoncé. Les traits de Natalie rappelaient ceux de sa mère mais leurexpression était moins vive et moins animée. Ses beaux yeuxcaressants avaient un regard triste. – J’ai assisté, répondit-elle,aux sorties de Pigassoff, j’ai fait de la tapisserie, j’ai lu. – Etqu’avez-vous lu ? – J’ai lu… l’histoire des Croisades,répondit Natalie après un moment d’hésitation. Volinzoff laregarda. – Ah ! dit-il, cela doit être intéressant. Il arrachaune branche et commença à la faire tournoyer dans les airs. Ilsfirent encore une vingtaine de pas. – Quel est ce baron dont votremère a fait la connaissance ? demanda de nouveau Volinzoff. –C’est un gentilhomme de la chambre. Il vient d’arriver. Maman enfait grand cas. – Votre mère se laisse facilement entraîner. – Celaprouve qu’elle a encore le cœur jeune, répondit Natalie. – C’estvrai. Je vous renverrai bientôt votre cheval. Je voudrais parvenirà lui faire prendre le galop d’emblée, et j’y réussirai. – Merci…mais j’ai peur d’abuser de votre complaisance. Vous l’avez dressévous-même… On dit que c’est difficile. – Vous savez, NatalieAlexéiewna, que je suis toujours heureux de vous rendre le moindreservice… je… Mais ce ne sont pas de telles bagatelles… Volinzoffs’embrouillait. Natalie lui jeta un regard amical et lui dit encore: – Merci ! – Vous savez, continua Serge Pawlitch après unsilence prolongé, qu’il n’y a pas de chose que… Mais pourquoi vousdis-je cela ? vous avez tout compris. La cloche sonna en cemoment. – Ah ! la cloche du dîner ! s’écria mademoiselleBoncourt, rentrons. – Quel dommage ! pensa dans son forintérieur la vieille Française pendant qu’elle gravissait lesdegrés du perron à la suite de Volinzoff et de Natalie, queldommage que ce charmant garçon ait si peu de ressources dans laconversation !… Ce qui peut se traduire ainsi : tu es gentil,mon garçon, mais tu es pas mal bête. Le baron ne vint pas dîner. Onl’attendit une demi-heure. À table, la conversation ne marchaitpas. Serge Pawlitch ne faisait que contempler Natalie à la dérobée.Il était assis à côté d’elle et ne se lassait pas de lui verser del’eau dans son verre. Pandalewski cherchait vainement à fixerl’attention de sa voisine Alexandra Pawlowna. Il fondait presque àforce de douceur, mais celle-ci avait de la peine à ne pas bâiller.Bassistoff roulait des boulettes de pain et ne pensait à rien.Pigassoff lui-même se taisait, et quand Daria Michaëlowna lui fitobserver qu’il n’était pas aimable ce jour-là, il répondit d’un tonmorose : quand donc suis-je aimable ? Ce n’est pas monaffaire… Il ajouta avec un amer sourire : prenez patience ;moi, voyez-vous, je suis du kvass[6], du simplekvass russe, tandis que votre gentilhomme de la chambre… –Bravo ! s’écria Daria Michaëlowna. Pigassoff est jaloux ;il est jaloux d’avance. Mais Pigassoff ne répondit rien et secontenta de la regarder en dessous. Sept heures sonnèrent et toutle monde retourna au salon. – Il paraît qu’il ne viendra pas, ditDaria Michaëlowna. On entendit au même instant le roulement d’unevoiture. Un petit tarantass[7] entraitdans la cour. Quelques instants après, un domestique vint présenterà Daria Michaëlowna une lettre sur un plateau d’argent. Elle laparcourut jusqu’au bout et, se tournant vers le laquais : – Où est,lui dit-elle, le monsieur qui a apporté cette lettre ? – Ilest dans la voiture. Madame ordonne-t-elle qu’on le reçoive ?– Oui. Priez-le d’entrer. Le domestique sortit. – Quel ennui !ajouta Daria Michaëlowna. Le baron a reçu l’ordre de retournerimmédiatement à Pétersbourg. Il m’envoie son article par son ami,un certain M. Roudine. Le baron devait me le présenter ; il leprise beaucoup. Mais quel guignon ! j’espérais que le barons’établirait ici… Le domestique annonça M. Dimitri NicolaitchRoudine.

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