Dimitri Roudine

Chapitre 10

 

Il ne restait, depuis longtemps, que de faibles traces de cetétang d’Avdioukine auprès duquel Natalie donnait rendez-vous àRoudine. La digue s’était rompue depuis plus de trente ans et avaitlaissé les eaux s’écouler. On apercevait maintenant le fond plat etuni de ce ravin jadis recouvert d’un gras limon, et les débris dela digue rappelaient seuls l’existence de l’étang. Là s’étaitélevée autrefois une maison seigneuriale. De l’épais bouquetd’arbres qui entouraient la propriété disparue, on ne retrouvaitplus que deux énormes pins au maigre et lugubre feuillage, quimurmuraient éternellement au souffle des vents.

La légende populaire rapportait qu’un crime épouvantable avaitété commis au pied même de ces pins ; on disait encore quechaque arbre, en tombant, devait entraîner la mort d’un homme.Ainsi il y avait eu autrefois un troisième pin ; déraciné parl’orage, il avait dans sa chute écrasé une petite fille. Toutl’entourage du vieil étang passait pour un endroit hanté. Désert,nu, aride et sombre, même en plein jour, il empruntait uneapparence encore plus désolée au voisinage d’un ancien bois dechênes depuis longtemps morts et desséchés. Au-dessus des buissonson voyait s’élever, à de rares intervalles, d’immenses troncs grispareils à des fantômes. On frissonnait rien qu’à lesregarder ; ils ressemblaient à de sinistres vieillards réunisen conciliabule secret dans le but de machiner quelque mauvaiseaction. Un étroit sentier, à peine frayé, longeait sur le côté cetriste ravin. Personne ne passait devant l’étang d’Avdioukine sansy être forcé par une nécessité absolue : aussi était-ce avecintention que Natalie avait choisi ce lieu solitaire, situé à unedemi-verste de la maison de sa mère.

Le soleil se levait à peine lorsque Roudine arriva à l’étang. Lamatinée était sombre. Des nuages amoncelés et d’une couleurlaiteuse couvraient le ciel ; le vent les poussait avec unaigre sifflement. Roudine allait et venait sur la digue touterecouverte de bardanes épaisses et d’orties desséchées. Il n’étaitnullement rassuré. Ces rendez-vous mystérieux, les sensationsnouvelles qu’il ressentait l’agitaient violemment, surtout depuisle billet de la veille. Il sentait que le dénouement était proche.Une inquiétude profonde envahissait son âme, quoique personne nes’en fût douté à le voir croiser ses bras sur sa poitrine avec unerésolution concentrée et promener ses regards autour de lui. Cen’était pas sans vérité que Pigassoff avait dit une fois en parlantde Roudine qu’il rappelait ces magots chinois qui sont toujoursemportés par le poids de leur tête. Mais lorsque la tête seulegouverne un homme, il lui devient difficile, quelque puissant quesoit son esprit, d’analyser certains sentiments et de comprendremême bien nettement ce qui se passe dans son cœur… Roudine, lespirituel, le pénétrant Roudine n’était pas en état de dire aveccertitude s’il aimait Natalie, s’il souffrait, s’il devait souffriren se séparant d’elle. Pourquoi donc, sans même s’essayer au rôlede Lovelace – il faut lui rendre cette justice –, avait-il exaltél’imagination de cette jeune fille ? Pourquoi l’attendait-ilavec un mystérieux tressaillement ? À cela il n’y a qu’uneréponse : c’est que ceux qui ne connaissent point la passion vraiesont précisément ceux qui se laissent le plus facilement entraînerpar ses apparences. Il se promenait sur la digue tandis que Natalieaccourait rapidement au rendez-vous en marchant à travers champssur l’herbe humide.

– Mademoiselle, mademoiselle, vous allez vous mouiller lespieds, lui criait sa femme de chambre Macha, qui avait peine à lasuivre.

Natalie ne l’écoutait pas et courait sans regarder enarrière.

– Ah ! pourvu qu’on ne nous ait pas aperçues, répétaitMacha. C’est déjà étonnant qu’on ne nous ait pas entendues lorsquenous sommes sorties de la maison. Pourvu que mademoiselle Boncourtne se réveille pas !… Ce n’est pas loin, heureusement. Voilàdéjà Monsieur qui attend, ajouta-t-elle en voyant subitement lataille élancée de Roudine qui faisait saillie sur la digue. Mais ila tort de se tenir ainsi en vue ; il aurait mieux fait dedescendre dans le ravin.

Natalie s’était arrêtée.

– Attends ici près des pins, Macha, lui dit-elle en se dirigeantvers l’étang.

Roudine vint à sa rencontre et s’arrêta tout surpris. Il ne luiavait jamais vu une expression pareille. Ses sourcils s’étaientrapprochés, ses lèvres se serraient, ses yeux avaient un regardfixe et presque dur.

– Dimitri Nicolaïtch, commença-t-elle, nous n’avons pas de tempsà perdre. Les minutes sont comptées ; ma mère sait tout. M.Pandalewski nous a épiés l’autre jour et lui a parlé de notreentrevue. Il a toujours été l’espion de maman. Elle m’a appeléehier chez elle.

– Mon Dieu ! s’écria Roudine, c’est affreux !Qu’a-t-elle dit ?

– Elle ne s’est pas fâchée ; elle ne m’a pas grondée, ellem’a seulement reproché ma légèreté.

– Seulement ?

– Oui, mais elle m’a déclaré qu’elle aimerait mieux me savoirmorte que votre femme.

– Elle a dit cela ! Est-ce possible ?

– Oui, et elle a encore ajouté que vous-même ne désirieznullement m’épouser, que vous ne m’aviez fait la cour que pardésœuvrement et qu’elle ne se serait pas attendue à cet abus deconfiance de votre part ; que, du reste, elle avait, elleaussi, plus d’un reproche à s’adresser. « Pourquoi, a-t-elle dit,lui ai-je permis de te voir aussi souvent ? » Et elle a ajoutéqu’elle avait compté sur ma raison, et que ma conduite irréfléchiel’avait fort étonnée… Je ne me rappelle déjà plus tout ce qu’ellem’a dit.

Natalie avait raconté cette scène d’une voix égale et presqueéteinte.

– Et vous, Natalie, que lui avez-vous répondu ? demandaRoudine.

– Ce que je lui ai répondu ? répéta Natalie ; mais,auparavant, dites-moi ce que vous avez l’intention de faire.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! reprit Roudine, c’estcruel ! Si tôt !… quel coup soudain !… Et votremère, est-elle si complètement irritée ?

– Oui, oui ; elle ne veut pas entendre parler de vous.

– C’est affreux ! Il n’y a donc plus aucunespoir ?

– Aucun.

– Le malheur semble nous poursuivre avec un acharnement inouï.Ce Pandalewski est un misérable. Vous me demandez ce que j’ail’intention de faire, Natalie ? Ma tête se perd… je ne puisrien combiner… je ne puis que déplorer mon sort maudit… Je suissurpris que vous puissiez conserver votre sang-froid…

– Croyez-vous donc que cela me soit aisé ? réponditNatalie.

Roudine se mit à marcher sur la digue. Natalie ne le quittaitpas des yeux.

– Votre mère ne vous a-t-elle pas fait de questions ?demanda-t-il enfin.

– Elle m’a demandé si je vous aimais.

– Eh bien ! qu’avez-vous répondu ?

Natalie se tut un instant.

– Je n’ai pas menti, reprit-elle enfin.

Roudine lui saisit la main.

– Toujours noble et grande ! Quel or pur que ce cœur dejeune fille ! Mais est-il possible que votre mère ait aussirésolument déclaré sa volonté au sujet de notre mariage ?

– C’est la vérité. Je vous ai déjà dit, du reste, qu’elle necroyait pas que vous eussiez vous-même l’intention dem’épouser.

– Elle me prend donc pour un fourbe et un séducteur ! Enquoi ai-je mérité un aussi cruel soupçon ? Roudine plongea satête dans ses mains.

– Dimitri Nicolaïtch, dit Natalie, nous perdons inutilementnotre temps. Rappelez-vous que c’est la dernière fois que je vousvois. Je ne suis pas venue ici pour pleurer ni pour me plaindre.Vous le voyez, mes yeux sont secs. Je suis venue vous demanderconseil.

– Quel conseil puis-je donc vous donner, NatalieAlexéiewna ?

– Quel conseil ? Vous êtes un homme : je me suis habituée àavoir confiance en vous ; je garderai ma foi en vous jusqu’aubout. Dites-moi quelles sont vos intentions.

– Mes intentions ! Votre mère me fera probablement fermersa porte.

– C’est possible. Elle m’a déjà déclaré hier qu’elle renonceraità vous voir… Mais vous ne répondez pas à ma question.

– À quelle question ?

– Que pensez-vous que nous ayons à faire à présent ?

– Ce que nous avons à faire ? répéta Roudine. Il fautnaturellement se soumettre.

– Se soumettre ! répéta lentement Natalie, tandis que seslèvres devenaient toutes blanches.

– Se soumettre à la destinée, continua Roudine. Quepourrions-nous faire ? Je sais fort bien que cette résignationsera bien amère et que ce coup est lourd à supporter ; maisdécidez vous-même, Natalie. Je suis pauvre… je pourrais travailler,il est vrai ; mais quand même je serais riche, auriez-vous lecourage d’accepter une rupture inévitable avec votre famille, debraver la colère de votre mère ?… Non, Natalie, il ne fautmême pas y penser. Il est évident que nous ne sommes pas destinés àvivre ensemble et que ce bonheur idéal que j’ai rêvé n’est pas faitpour un malheureux comme moi.

Natalie couvrit tout à coup son visage de ses mains et éclata ensanglots.

Roudine s’approcha d’elle.

– Natalie, chère Natalie, dit-il avec chaleur, ne pleurez pas,pour l’amour de Dieu ! Ne me déchirez pas ainsi le cœur ;calmez-vous.

Natalie leva la tête.

– Vous me dites de me calmer ! répliqua-t-elle, tandis queses yeux humides brillaient d’un éclat extraordinaire. Mes pleursn’ont pas le motif que vous leur supposez ; non, ma souffrancea une autre cause. M’être trompée sur vous, voilà ce qui faitcouler mes larmes ! Comment ! Je viens auprès de vouschercher un conseil, un appui, et dans quel moment ! et votrepremière parole est celle-ci : se soumettre ! Est-ce doncainsi que vous mettez en action vos théories sur la liberté, sur lesacrifice ?

Sa voix se brisa.

– Mais, Natalie, reprit Roudine fort troublé, rappelez-vous queje ne m’écarte pas de mes principes… seulement…

– Vous me demandez, interrompit-elle avec une nouvelle force, ceque j’ai répondu à ma mère quand elle m’a déclaré qu’elleconsentirait plutôt à ma mort qu’à mon mariage avec vous ? Jelui ai répondu que j’aimerais mieux mourir que d’en épouser unautre que vous… Et vous parlez de se soumettre ! Je commence àcroire qu’elle avait raison et que vous ne vous êtes amusé à mefaire la cour que par oisiveté, pour tuer le temps…

– Je vous jure, Natalie… je vous jure, répéta Roudine… MaisNatalie ne l’écoutait pas.

– Pourquoi ne m’avez-vous pas arrêtée dès le commencement ?dit-elle avec énergie. Ou bien pourquoi n’avez-vous pas prévu cesobstacles ? Je suis honteuse de parler ainsi… Mais tout estfini maintenant.

– Il faut vous calmer, Natalie, reprit Roudine ; il fautque nous recherchions ensemble quelles mesures…

– Vous avez bien souvent parlé de sacrifice, d’abnégation,interrompit-elle ; mais savez-vous que si vous m’aviez ditaujourd’hui, tout à l’heure : « Je t’aime, mais je ne puis memarier ; je ne réponds pas de l’avenir, donne-moi ta main etsuis-moi », savez-vous que je vous aurais suivi, que j’étaisdécidée à tout ! Mais la distance est plus grande que je necroyais de la parole à l’action, et vous avez peur maintenant,comme vous avez eu peur de Volinzoff l’autre jour pendant ledîner.

La rougeur monta au front de Roudine. L’exaltation inattendue deNatalie l’avait frappé, mais ses dernières paroles blessaient auvif son amour-propre.

– Vous êtes trop agitée en ce moment, Natalie ; vous nepouvez comprendre à quel point vous m’avez cruellement offensé.J’espère que vous me rendrez justice… un jour ; vouscomprendrez alors combien il m’en aura coûté de renoncer à unbonheur qui, selon votre propre aveu, ne m’imposait aucuneobligation. Votre tranquillité m’est plus précieuse que tout aumonde, je serais un grand misérable si je me décidais àprofiter…

– Peut-être, murmura Natalie, peut-être avez-vous raison, je nesais plus ce que je dis… mais jusqu’à ce moment j’avais cru envous, j’avais eu foi dans chacune de vos paroles… Dorénavant,pesez-les mieux, de grâce, ne les jetez plus ainsi au vent. Lorsqueje vous ai dit que je vous aimais, je savais à quoi ce motm’engageait ; j’étais prête à tout… Il ne me reste plusmaintenant qu’à vous remercier pour la leçon que je viens derecevoir de vous et à vous dire adieu.

– Arrêtez, pour l’amour de Dieu ! Je vous en conjure,Natalie, je n’ai pas mérité votre mépris, je vous le jure !Mettez-vous à ma place. Je réponds pour vous et pour moi. Si je nevous aimais pas de l’amour le plus dévoué, qui aurait pu m’empêcherde vous proposer sur l’heure de fuir avec moi ?… Tôt ou tard,votre mère vous aurait pardonné… et alors… Mais avant de penser àmon propre bonheur…

Il se tut. Le regard de Natalie, nettement fixé sur le sien, letroublait.

– Vous vous efforcez de me prouver que vous êtes un honnêtehomme, Dimitri Nicolaïtch, lui dit-elle ; je n’en doute pas.Vous n’êtes pas capable d’agir par calcul : mais avais-je doncbesoin d’être persuadée de cela ? Était-ce pour cela que jevenais ici ?

– Je ne m’attendais pas, Natalie…

– Ah ! vous vous trahissez malgré vous ! Non vous nevous attendiez pas à ma réponse ; vous ne me connaissiez pas.Mais soyez sans inquiétude : vous ne m’aimez pas et je ne m’imposeà personne.

– Je vous aime ! s’écria Roudine.

Natalie se redressa.

– Soit ! Mais comment m’aimez-vous ? Je me rappelletoutes vos paroles, Dimitri Nicolaïtch. Vous souvenez-vous dem’avoir dit un jour qu’il n’y a pas d’amour sans égalité complèteentre ceux qui aiment ?… Vous êtes trop élevé pour moi, nousne sommes pas égaux… Je suis punie comme je le mérite. Desoccupations plus dignes de votre génie vous attendent. Jen’oublierai jamais ce jour… Adieu !

– Natalie ! vous partez ? Est-ce possible que nousnous séparions ainsi ?

Il lui tendit la main. Elle s’arrêta. On aurait dit que cettevoix suppliante la faisait hésiter.

– Non ! s’écria-t-elle enfin, je sens que quelque choses’est brisé en moi… Je suis venue ici, je vous ai parlé comme unepersonne en délire ; il faut que je rentre en possession demoi-même. Cela ne doit pas être ; vous l’avez dit vous-même,cela ne sera pas. Hélas ! j’avais fait en pensée mes adieux àma famille quand je suis accourue en ce lieu. Et pourtant, quiai-je rencontré ici ? un homme sans courage… D’où savez-vousque je suis incapable de supporter une séparation avec mafamille ? « Votre mère ne consentirait pas… C’estaffreux !… » Voilà tout ce que vous avez trouvé à merépondre ! Était-ce vous, était-ce bien vous, Roudine ?Non ! Adieu… Ah ! si vous m’aviez aimée, je le sentiraismaintenant… Non, non ; adieu !…

Elle se détourna rapidement et courut vers Macha qui étaitdepuis longtemps dans l’inquiétude et la rappelait par dessignes.

– C’est vous qui avez peur, et non moi ! s’écria Roudine enla voyant partir. Mais elle ne faisait plus attention à lui et sehâtait de regagner la maison à travers les champs.

Elle rentra heureusement dans sa chambre ; mais à peine eneut-elle franchi le seuil que ses forces l’abandonnèrent et qu’elletomba évanouie dans les bras de Macha.

Roudine resta encore longtemps sur la digue. Tout à coup ilsecoua sa torpeur. Il reprit à pas lents le sentier qu’il avaitsuivi une heure auparavant. Il était fort honteux… et chagrin.

« Quelle jeune fille est-ce là ? pensait-il… À dix-huitans !… Non, je ne la connaissais pas, en effet… C’est unepersonne remarquable. Quelle force de volonté !… Elle araison, elle est digne d’un amour autre que celui que je ressentaispour elle… L’ai-je jamais aimée ? se demanda-t-il. Est-cepossible que je ne l’aime plus ? Voilà donc comment tout celadevait finir ! Que je suis nul, que je me fais pitié encomparaison d’elle ! »

Le roulement léger d’un drochki de course força Roudine à leverla tête. C’était Lejnieff qui venait du côté opposé avec sonéternel trotteur. Roudine le salua en silence ; puis, commefrappé d’une idée subite, il changea de route et prit rapidement lechemin de la maison de Daria.

Lejnieff l’avait laissé passer en le suivant du regard ;mais, après un instant de réflexion, il avait tourné son cheval ets’était rendu chez Volinzoff.

Il trouva son ami endormi, défendit au domestique de leréveiller et alla s’installer sur le balcon pour y fumer un cigareen attendant le déjeuner.

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