Dimitri Roudine

Chapitre 9

 

Volinzoff était rentré chez lui si sombre et si abattu, il avaitrépondu de si mauvaise grâce aux questions de sa sœur et s’était sibrusquement enfermé dans sa chambre, qu’Alexandra résolut d’envoyerun exprès à Lejnieff. C’était à lui qu’elle s’adressait dans toutesles circonstances difficiles. Lejnieff lui fit répondre qu’ilarriverait le lendemain.

Le matin suivant, Volinzoff n’était pas plus calme que laveille. Après le déjeuner, il avait voulu d’abord aller surveillerles travaux, puis il s’était ravisé, s’était étendu sur le divan etavait pris un livre, chose qui ne lui arrivait que fort rarement.Volinzoff ne ressentait qu’un goût fort modéré pour la littérature: les vers surtout lui inspiraient une véritable terreur.

– Rien n’est plus incompréhensible que la poésie, avait-ill’habitude de dire, et pour confirmer la justesse de cette remarqueil récitait les lignes suivantes du poète Aïboulat :

Jusqu’à la fin de mes tristes jours,

Ni la fière expérience ni le raisonnement

Ne sauront flétrir de leurs mains

Les myosotis sanglants de la vie.

Alexandra jetait des regards inquiets sur son frère mais nevoulait pas l’obséder de questions. Une voiture s’arrêta au bas duperron.

– Allons ! que Dieu soit loué, pensa-t-elle, voilàLejnieff !

Un domestique entra et annonça Roudine.

Volinzoff avait jeté son livre et relevé la tête.

– Qui est là ? demanda-t-il.

– Roudine Dimitri Nicolaïtch, répéta le domestique. Volinzoff seleva.

– Fais-le entrer, et toi, sœur, laisse-nous, continua-t-il en setournant vers Alexandra.

– Mais pourquoi donc ? dit-elle.

– Cela ne regarde que moi ! poursuivit-il avec emportement.Je t’en prie.

Roudine entra. Volinzoff le salua froidement, demeura debout aumilieu de la chambre et ne lui tendit pas la main.

– Vous ne m’attendiez pas, avouez-le, dit Roudine en posant sonchapeau sur le rebord de la fenêtre.

Ses lèvres tremblaient un peu mais il s’efforçait de cacher sontrouble.

– Je ne vous attendais certainement pas, répondit Volinzoff. Jeme serais plutôt attendu à voir quelqu’un venant de votre part,après la journée d’hier.

– Je comprends ce que vous voulez dire, reprit Roudine ens’asseyant. Je suis très heureux de votre franchise. Il vaut mieuxqu’il en soit ainsi. Je suis venu à vous comme à un hommed’honneur…

– Ne pourrait-on pas faire trêve aux compliments ?interrompit Volinzoff.

– Je désire vous expliquer ma présence ici.

– Nous nous connaissons. Pourquoi ne viendriez-vous pas chezmoi ? Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que vous mefaites l’honneur de votre visite.

– Je suis venu à vous comme un homme d’honneur à un autre hommed’honneur, répéta Roudine. Je veux maintenant soumettre à votrepropre jugement… J’ai pleine confiance en vous…

– Voyons, de quoi s’agit-il ? dit Volinzoff, qui étaitresté debout et jetait des regards sombres à Roudine en frisant detemps en temps sa moustache.

– Permettez… Je suis venu pour m’expliquer, mais cela ne peut sefaire en deux mots.

– Pourquoi cela ?

– Une troisième personne s’y trouve mêlée.

– Quelle troisième personne ?

– Serge Pawlitch, vous me comprenez.

– Dimitri Nicolaïtch, je ne vous comprends pas du tout.

– Il vous plaît…

– Il me plaît que vous parliez sans détours ! interrompitVolinzoff. Il commençait à n’être plus maître de sa colère. Roudinefronça les sourcils.

– Volontiers… nous sommes seuls… Je dois vous dire – du reste,vous vous en doutez probablement déjà (Volinzoff haussaimpatiemment les épaules) –, je dois vous dire que j’aime NatalieAlexéiewna et que j’ai le droit de supposer que je suis aiméd’elle.

Volinzoff ne répondit rien, mais il avait pâli ; ildétourna son visage et se dirigea du côté de la fenêtre.

– Vous comprenez, Serge Pawlitch, continua Roudine, que si jen’étais convaincu…

– De grâce, répliqua vivement Volinzoff, je ne doute nullement…Eh bien ! tant mieux pour vous ! Je me demande seulementpourquoi diable vous avez eu l’idée de venir m’apprendre cettenouvelle… En quoi me regarde-t-elle ? Qu’ai-je donc besoin desavoir, moi, qui vous aime ou qui vous aimez ? Je ne comprendsréellement pas…

Volinzoff continuait à regarder par la fenêtre. Sa voix étaitsourde. Roudine s’était levé.

– Serge Pawlitch, je vais vous dire pourquoi je me suis décidé àme présenter personnellement chez vous et pourquoi je ne me suispas cru le droit de vous cacher notre… notre situation mutuelle. Jevous estime profondément, voilà pourquoi je suis ici ; je n’aipas voulu… ni l’un ni l’autre nous n’avons voulu jouer un rôle envotre présence. Je connaissais vos sentiments pour Natalie… Je saisvous apprécier, croyez-le. Je sais combien je suis indigne de vousremplacer dans son cœur ; mais, puisque le sort en a décidéainsi, ne vaut-il pas mieux agir avec franchise et loyauté ?Ne vaut-il pas mieux éviter les malentendus et les occasions descènes pareilles à celles qui se sont passées hier à dîner ?Serge Pawlitch, je vous le demande à vous-même ?

Volinzoff avait croisé les bras sur sa poitrine comme s’ilvoulait contenir en lui-même son émotion.

– Serge Pawlitch, continua Roudine, je sens que je vous aioffensé… mais veuillez me comprendre ; veuillez penser quenous n’avions d’autre moyen que cette démarche pour vous prouvernotre estime, pour vous prouver que nous savons apprécier votrenoblesse et votre droiture. Avec une autre personne, cettefranchise, cette complète franchise serait déplacée, mais elledevient un devoir vis-à-vis de vous. Il nous est doux de penser quenotre secret est entre vos mains…

Volinzoff se mit à rire avec un effort visible.

– Grand merci pour la confiance ! s’écria-t-il ; maisremarquez, je vous prie, que je ne désire ni connaître votresecret, ni vous confier le mien. Vous en disposez comme d’un bienpropre et vous parlez comme si vous en aviez reçu la mission d’uneautre personne. Cela me porte à supposer que Natalie est prévenuede cette visite et de son but.

Roudine se troubla légèrement à ces dernières paroles.

– Non je n’ai pas communiqué mon dessein à Natalie Alexéiewna,mais je sais qu’elle partage ma manière de voir.

– Tout cela est fort bien, répondit Volinzoff après un instantde silence pendant lequel il s’était mis à tambouriner sur lesvitres. J’avoue pourtant que j’aimerais mieux être moins estimé devous. À vrai dire, je tiens fort peu à votre estime. Voyons, que mevoulez-vous à présent ?

– Je ne veux rien… ou pourtant, si ! je veux quelque chose.Je veux que vous ne me teniez pas pour un homme rusé etastucieux ; je veux que vous me compreniez… J’espèremaintenant que vous ne pourrez plus douter de ma sincérité… Jeveux, Serge Pawlitch, que nous nous séparions en amis… que vous metendiez la main comme autrefois.

Et Roudine se rapprochait de Volinzoff.

– Excusez-moi, monsieur, répondit celui-ci en se retournant eten faisant un pas en arrière, je suis prêt à donner pleine créanceà vos intentions ; admettons que tout ceci soit beau, mêmegrand ; mais nous sommes dans ma famille des gens simples etnullement en état de suivre l’essor d’esprits aussi profonds que levôtre… Ce qui vous paraît sincère nous semble impudent… ce que voustrouvez simple et clair, nous le trouvons embrouillé et obscur…Vous vous vantez de ce que nous cachons ; commentpourrions-nous nous comprendre ? Excusez-moi, je ne puis nivous compter au nombre de mes amis, ni vous tendre la main… Il estpossible que ma conduite soit mesquine ; qu’y faire ? Jesuis mesquin moi-même.

Roudine avait pris son chapeau.

– Serge Pawlitch ! dit-il tristement, adieu ! j’ai ététrompé dans mon attente. Ma visite est étrange, en effet, maisj’avais espéré que vous (Volinzoff fit un geste d’impatience)…Pardonnez-moi, je ne parlerai plus de cela. À tout prendre, jecrois que vous avez certainement raison et que vous ne pouviez agirautrement. Adieu ! et permettez, au moins, que je vous assureencore une fois, que je vous assure pour la dernière fois de lapureté de mes intentions… Du reste, je suis convaincu de votrediscrétion.

– C’est trop fort ! s’écria Volinzoff tremblant de colère :je ne vous ai jamais demandé votre confiance, et par conséquentvous n’avez aucun droit de compter sur ma discrétion.

Roudine voulait dire quelque chose mais il se contenta de faireun geste de la main, de saluer, puis de sortir. Volinzoff se jetasur un divan en tournant son visage du côté du mur.

– Peut-on entrer ? dit à la porte Alexandra.

Volinzoff ne répondit pas immédiatement et passa à la dérobée samain sur son visage.

– Non, Sacha, dit-il d’une voix légèrement altérée, attendsencore un peu. Une demi-heure après, Alexandra était de nouveau àla porte de la chambre de son frère.

– Michaël Michaëlowitch est arrivé, dit-elle, veux-tu levoir ?

– Oui, répondit-il. Prie-le d’entrer.

Lejnieff se montra.

– Eh bien ! qu’as-tu ? Es-tu malade ? luidemanda-t-il en s’asseyant sur un fauteuil auprès du divan.

Volinzoff s’était soulevé pour s’appuyer sur le coude. Ilregarda longtemps son ami avec une étrange fixité, puis il se mit àlui répéter mot pour mot toute la conversation qu’il venait d’avoiravec Roudine. Il n’avait jamais jusqu’à ce jour fait allusiondevant Lejnieff à ses sentiments pour Natalie, quoiqu’il eûttoujours supposé que ce dernier ne les ignorait pas.

– Eh bien ! sais-tu que tu m’étonnes ? répliquaLejnieff dès que Volinzoff eut terminé son récit ; jem’attendais à bien des singularités de sa part, mais celle-ci estun peu trop forte… Du reste, je le reconnais encore là.

– Au fait, sa démarche est purement et simplement une insolence,reprit Volinzoff vivement ému. J’ai bien manqué de le jeter par lafenêtre. Veut-il se vanter devant moi, ou a-t-il peur ?Voyons, pour quel motif secret ?… Comment prendre sur soid’aller chez un homme ?…

Volinzoff pressa sa tête de ses deux mains et s’arrêta.

– Mon ami, tu es dans l’erreur, répondit tranquillementLejnieff ; tu refuseras de me croire et pourtant je suis sûrqu’il a fait tout cela dans une bonne intention. Oui vraiment… toutcela est si noble, si loyal ! Puis, comment aurait-il faitpour perdre une si belle occasion de parler et de montrer sonéloquence ? Il a besoin de cela ; pourrait-il vivre sansjouer la comédie ?… Ah ! ah ! c’est son ennemi quesa langue !… d’un autre côté, elle lui rend de bien grandsservices.

– Tu ne peux t’imaginer de quel air solennel il est entré ets’est mis à discourir !

– Je le crois bien, tout est solennel avec lui. Il boutonne saredingote comme s’il remplissait un devoir sacré ; j’auraisvoulu pour quelques jours le reléguer dans une île déserte et voirà la dérobée comment il s’y prendrait pour poser seul en face delui-même. Et il ose parler de simplicité !

– Mais, pour l’amour de Dieu, dis-moi donc, frère, ce quesignifie sa conduite ? Est-ce de la philosophie ?

– Comment te répondre ? La philosophie y entre biencertainement pour quelque chose, mais elle n’y entre pas pour tout.Il ne faut pas mettre toutes les sottises sur le compte de laphilosophie.

Volinzoff lui jeta un regard de côté.

– Mais ne mentirait-il pas ? Qu’en penses-tu ?

– Non mon ami, il ne ment pas. D’ailleurs, en voilà assez sur cepersonnage. Viens au jardin fumer un cigare, et prions Alexandra dese joindre à nous. Quant elle est présente, il est plus facile decauser et plus facile aussi de se taire. Elle nous donnera duthé.

– Volontiers, répondit Volinzoff.

– Sacha, s’écria-t-il, viens donc ici !

Alexandra entra. Il lui serra la main et y posa tendrement seslèvres.

Roudine était retourné chez lui dans une disposition d’espritassez pénible. Il s’adressait de vifs reproches et accusaitamèrement son impardonnable précipitation et son enfantillage. Cen’est pas sans raison qu’on a dit qu’il n’y avait rien de pluslourd à porter que la conviction d’avoir fait une sottise.

Roudine était rongé de remords.

– C’est le diable, en effet, murmurait-il entre ses dents, quim’a suggéré l’idée d’aller chez cet homme. Voilà une bellepensée ! Elle ne m’a attiré que des insolences !

Quelque chose d’inusité se passait chez Daria. La maîtresse dela maison elle-même ne s’était pas montrée de toute la matinée etne descendit qu’à l’heure du dîner. Pandalewski, le seul qui eûtété admis en sa présence, assurait qu’elle souffrait d’un violentmal de tête. Roudine avait vu à peine Natalie, qui resta dans sachambre avec mademoiselle Boncourt. En se trouvant à table en facede lui, elle l’avait regardé d’un air si navré, que le cœur deDimitri Nicolaïtch en tressaillit. Les traits de la jeune filleétaient altérés comme si un malheur avait fondu sur elle depuis laveille.

Une vague tristesse, comme un pressentiment sinistre, commençaità troubler Roudine.

Pour se distraire, il s’était occupé de Bassistoff. En causantavec lui d’une façon un peu suivie, il trouva dans soninterlocuteur un jeune homme vif et ardent, aux espérancesenthousiastes, aux croyances encore vierges. Vers le soir, Dariaapparut au salon. Elle fut aimable pour Roudine, tout en se tenantun peu sur la réserve. Tantôt elle souriait, tantôt elle fronçaitle sourcil et parlait sourdement en lançant d’inquiétantesallusions… La femme du monde avait reparu complètement. Depuisquelques jours, elle avait manifesté une certaine froideur àl’égard de Roudine. Quelle est cette énigme ? pensait celui-cien jetant furtivement un regard sur la tête penchée de Daria.

La solution de cette énigme ne se fit pas attendre. Traversantvers minuit un corridor sombre qui menait dans son appartement,Roudine sentit tout à coup que quelqu’un lui glissait un billetdans la main. Il regarda autour de lui et vit fuir une jeune fillequ’il reconnut pour la femme de chambre de Natalie. Il rentra chezlui, renvoya son domestique, ouvrit le billet et lut les lignessuivantes tracées par la main de Natalie :

« Soyez demain matin à sept heures à l’étang d’Avdioukine,derrière le bois de chênes. Il m’est impossible de vous donner uneautre heure.

« Ce sera notre dernière entrevue et tout sera fini, à moinsque… Venez. Il faut prendre une décision. »

« P.S. – Si je ne venais pas ; c’est que nous ne devrionsplus nous revoir jamais. Alors je vous le ferais savoir. »

Roudine devint pensif, retourna le billet dans ses doigts, lemit sous son oreiller, se déshabilla et se coucha, mais ne puttrouver le repos qu’il cherchait. Il dormit d’un sommeil léger ets’éveilla avant cinq heures.

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