Dimitri Roudine

Chapitre 5

 

Le lendemain matin Roudine, à peine habillé, vit apparaître undomestique qui l’invita, de la part de Daria Michaëlowna, à passerdans son boudoir pour y prendre le thé. Roudine trouva la maîtressede la maison seule. Daria Michaëlowna lui souhaita le bonjour d’unair fort aimable, s’informa s’il avait bien passé la nuit, luiversa, de ses propres mains, une tasse de thé qu’elle sucraelle-même, lui offrit après une cigarette, et répéta encore qu’elleétait bien étonnée de n’avoir pas fait sa connaissance plus tôt.Roudine s’était assis un peu à l’écart mais Daria Michaëlowna luimontra un petit siège à côté de son fauteuil, et le questionna sursa famille et sur ses projets. Daria Michaëlowna parlaitnégligemment et écoutait d’une manière distraite ; maisRoudine comprenait très bien qu’elle cherchait à lui plaire et leflattait presque. Ce n’était pas non plus sans raison qu’elle avaitarrangé cette entrevue matinale et qu’elle s’était habillée aveccette simplicité de bon goût.

Cependant, elle cessa bientôt de questionner son hôte et se mità parler d’elle-même, de sa jeunesse, des personnes qu’elle avaitconnues.

Roudine écoutait avec intérêt. Dans les récits de DariaMichaëlowna, c’était toujours sa personnalité qui dominait eteffaçait tout le reste, et Roudine connut bientôt tout ce qu’elleavait dit à tel personnage important ou obtenu de lui, et soninfluence auprès de tel écrivain renommé. À en juger par laconversation de Daria Michaëlowna, toutes les célébritéscontemporaines n’avaient pensé qu’à se rapprocher d’elle et àmériter sa bienveillance.

Elle en parlait simplement, sans enthousiasme ; elle lesvantait comme des choses à elle, en traitant quelques-uns d’entreeux d’originaux. Elle en parlait comme d’une riche monture quirehausse la beauté d’une pierre précieuse. Leurs noms formaientcomme une constellation brillante autour du nom principal : celuide Daria Michaëlowna.

Roudine écoutait, fumait sa cigarette et se taisait. Iln’interrompait que rarement et par de légères remarques lebavardage de la dame. Quoiqu’il fût naturellement éloquent et qu’ilaimât à parler, il savait écouter, et ceux que sa rapiditéd’élocution n’intimidait pas devenaient facilement expansifs en saprésence, tant il mettait de bienveillance à suivre le fil dudiscours d’autrui. Il avait ce grand fonds de bonhomie indifférenteque possèdent ceux qui se sentent supérieurs aux autres. Mais dansles discussions il laissait rarement le dernier mot à sonadversaire et l’écrasait de sa dialectique impétueuse etpassionnée. Daria Michaëlowna parlait russe et paraissait fière desa parfaite connaissance de sa langue maternelle ; ellelaissait pourtant souvent échapper des gallicismes et des motsfrançais. Elle cherchait à employer des locutions simples etpopulaires, mais n’y réussissait pas toujours. L’oreille de Roudinene s’offensait guère de la bigarrure du langage qui coulait deslèvres de Daria Michaëlowna. Celle-ci se lassa enfin et, appuyantsa tête sur le coussin du fauteuil, elle laissa errer son regardvers Roudine.

– Je comprends, commença celui-ci d’une voix lente, je comprendspourquoi vous passez tous vos étés à la campagne. Ce repos vous estnécessaire, après la vie agitée de la ville. Le calme des champsvous rafraîchit et vous donne de nouvelles forces. Je suis sûr quevous sympathisez profondément avec les beautés de la nature.

Daria lui jeta un regard à la dérobée.

– La nature… oui, oui, certainement. Je l’aime beaucoup, maissavez-vous, Dimitri Nicolaïtch, qu’un peu de société est nécessaireà la campagne. Ici je n’ai presque personne. Pigassoff est l’hommele plus spirituel de l’endroit.

– Ce monsieur d’hier qui s’est mis en colère ? demandaRoudine.

– Celui-là même. À la campagne, du reste, il n’est pas àdédaigner. Il fait rire quelquefois.

– Il n’est pas bête, répondit Roudine, mais il est dans unemauvaise voie. Je ne sais si vous êtes de mon avis, DariaMichaëlowna ; mais selon moi, dans la négation complète etgénérale, il n’y a pas de salut. Niez tout et vous passerezfacilement pour un homme d’esprit ; c’est un procédé connu.Les gens simples seront aussitôt disposés à en conclure que vousvalez mieux que ce que vous niez ; mais c’est souvent faux.D’abord, on peut trouver des taches partout, et ensuite, quand mêmevous parleriez sensément, tant pis pour vous… Votre esprit, tournéexclusivement vers la négation, s’appauvrit et se dessèche. Voussatisferez votre amour-propre, mais vous vous priverez desvéritables jouissances du cœur et de l’âme. La vie et tout ce quila compose échappent à votre observation superficielle etbilieuse ; vous arrivez à l’hypocondrie, au marasme, etfinissez par faire rire, tout en inspirant la pitié. Celui-là seulqui sait aimer a le droit de censurer et de réprimander.

– Voilà M. Pigassoff enterré, dit Daria Michaëlowna. Vous êtesvraiment passé maître dans l’art de définir les hommes. Du reste,Pigassoff ne pourrait probablement pas vous comprendre. Il n’aimeque sa propre personne.

– Il la gourmande pour avoir le droit d’injurier les autres,répliqua Roudine. Daria Michaëlowna se mit à rire.

– Pour passer du malade au bien portant, dit-elle en estropiantle proverbe, que pensez-vous du baron ?

– Du baron ? C’est un excellent homme, il a un bon cœur etbeaucoup de savoir ; mais il n’a pas de caractère, et resteratoute sa vie un demi-savant et un mondain, ce qui veut dire undilettante ou, pour parler sans détours, une nullité… C’estdommage.

– Je suis de votre avis, répondit Daria Michaëlowna. J’ai lul’article… entre nous… cela a assez peu de fond.

– Qui voyez-vous encore ici ? demanda Roudine après unmoment de silence.

Daria Michaëlowna fit tomber la cendre de sa cigarette avec sonpetit doigt.

– Il n’y a presque plus personne. Alexandra Pawlowna Lipina, quevous avez vue hier ; elle est très gentille, mais voilà tout.Son frère… est très bien ; c’est un parfait honnête homme.Quant au prince Garine, vous le connaissez. C’est tout. Il y aencore deux ou trois voisins, mais qui n’ont aucune espèce devaleur. Ou ils se donnent des airs importants et affichent desprétentions énormes, ou ils sont tour à tour trop timides et tropaudacieux. Ils n’ont aucune mesure. Pour les dames, vous savez queje ne les vois pas. Nous avons encore un voisin qu’on dit trèscivilisé et même savant, mais c’est un terrible original.Alexandrine le connaît ; il paraît qu’elle n’est pasindifférente à son égard. Vous auriez dû vous occuper d’elle,Dimitri Nicolaïtch, Alexandrine est une charmante créature : ilfaut seulement la développer un peu… oui, il faut absolument ladévelopper.

– Elle est très sympathique, remarqua Roudine.

– C’est tout à fait une enfant, Dimitri Nicolaïtch, unevéritable enfant. Elle a été mariée mais c’est tout comme. Sij’étais homme, je ne serais amoureux que de femmes pareilles.

– Vraiment ?

– Sans doute ; ces femmes-là ont au moins la fraîcheur,chose qu’il n’y a pas moyen de contrefaire.

– Et le reste, on peut donc le contrefaire ? demandaRoudine en se mettant à rire, ce qui lui arrivait assez rarement.Quand il riait, son visage prenait une expression étrange qui luidonnait presque l’air d’un vieillard : ses yeux se ridaient, sonnez se plissait… Et quel est cet original dont vous parlez et pourlequel madame Lipina n’est pas indifférente ?demanda-t-il.

– Un certain Lejnieff, Michaëlowitch, un propriétaire desenvirons. Roudine fit un geste de surprise.

– Lejnieff, Michaël Michaëlowitch, demanda-t-il, est un de nosvoisins ?

– Oui. Est-ce que vous le connaissez ?

Roudine ne répondit pas tout de suite.

– Je l’ai connu autrefois… il y a longtemps de cela. Il paraîtqu’il est riche ? continua-t-il en jouant avec la frange dufauteuil.

– Il est riche, quoiqu’il s’habille horriblement mal et se served’un drochki de course, comme un intendant. J’ai désiré l’attirerchez moi. On dit qu’il a de l’esprit. Je suis en pourparlers aveclui pour une affaire d’arpentage… Vous savez que je gère mes biensmoi-même.

Roudine inclina la tête. – Oui, moi-même, continua DariaMichaëlowna. Je ne donne pas dans les folies étrangères ; jem’en tiens à notre usage russe ; et vous voyez que les chosesn’en vont pas plus mal, ajouta-t-elle en étendant la main vers lesobjets qui l’entouraient.

– J’ai toujours été convaincu de l’extrême erreur de ceux quirefusent l’esprit pratique à la femme, fit galamment observerRoudine.

Daria Michaëlowna sourit agréablement.

– Vous êtes fort indulgent, répondit-elle ; mais quevoulais-je donc dire ? De quoi parlions-nous ? Oui, deLejnieff. J’ai une affaire d’arpentage avec lui. Je l’ai invitéplusieurs fois à venir chez moi et je l’attends aujourd’hui même,mais Dieu sait s’il viendra… C’est un si grand original !

Le rideau qui cachait la porte se souleva doucement pour livrerpassage au maître d’hôtel. C’était un homme de haute taille, griset chauve. Il portait un habit noir, une cravate blanche et ungilet blanc.

– Qu’est-ce que tu veux ? demanda Daria Michaëlowna ;puis, se retournant légèrement vers Roudine, elle ajouta àdemi-voix : n’est-ce pas qu’il ressemble à Canning ?

– Michaël Michaëlowitch Lejnieff est arrivé, dit le maîtred’hôtel : faut-il le recevoir ?

– Ah ! mon Dieu ! s’écria Daria Michaëlowna ;comme il est prompt à l’appel ! Faites-le entrer. Le maîtred’hôtel sortit.

– Voici enfin cet original qui est venu, et encore mal à propos,dit Daria. Il interrompt notre conversation.

Roudine allait se retirer mais Daria Michaëlowna le retint.

– Où allez-vous ? Nous pouvons nous expliquer en votreprésence et je désire que vous le définissiez comme vous avezdéfini Pigassoff. Ce que vous dites est comme gravé avec un burin.Restez.

Roudine voulut dire quelque chose, mais il réfléchit etresta.

Michaël Michaëlowitch, que le lecteur connaît déjà, venaitd’entrer dans le boudoir. Il portait le même paletot gris et tenaitla même vieille casquette dans ses mains hâlées. Il saluatranquillement Daria Michaëlowna et s’approcha de la table àthé.

– Vous avez enfin daigné venir chez moi, monsieur Lejnieff, ditDaria Michaëlowna. Asseyez-vous, je vous prie. J’ai entendu direque vous connaissiez Monsieur, continua-t-elle en montrantRoudine.

Lejnieff jeta un regard à ce dernier et sourit d’un air tantsoit peu singulier.

– Je connais M. Roudine, dit-il en s’inclinant légèrement.

– Nous avons été à l’université ensemble, observa Roudine àdemi-voix et en baissant les yeux.

– Nous nous sommes rencontrés plus tard, dit froidementLejnieff.

Daria Michaëlowna les regarda tous les deux avec quelqueétonnement et pria Lejnieff de s’asseoir.

– Vous avez désiré me voir au sujet de l’arpentage ? luidit-il.

– Oui, au sujet de l’arpentage, et aussi pour le plaisir de vousvoir. Nous sommes proches voisins et presque parents.

– Je vous suis très reconnaissant, répondit Lejnieff. Pour cequi regarde l’arpentage, nous avons complètement terminé l’affaireavec votre intendant ; je consens à tout ce qu’il propose.

– Je le savais.

– Mais il m’a dit que nous ne pourrions pas signer les actesavant que j’eusse une entrevue personnelle avec vous.

– Oui ; c’est dans mes habitudes. À propos, permettez-moide vous demander s’il est vrai que tous vos paysans soient à laredevance.

– C’est vrai.

– Et vous prenez la peine de vous occuper del’arpentage ?

C’est très beau. Lejnieff resta un instant sans répondre.

– Vous voyez que je suis venu pour l’entrevue personnelle,reprit-il. Daria Michaëlowna sourit.

– Je vois que vous êtes venu. Vous dites cela d’un ton ! Ilparaît que vous n’aviez pas grande envie de venir chezmoi !

– Je ne vais nulle part, répliqua flegmatiquement Lejnieff.

– Nulle part ? Mais vous allez chez Alexandra Pawlowna.

– Il y a si longtemps que je connais son frère.

– Son frère ! Du reste, je ne force personne… Maisexcusez-moi, Michaël Michaëlowitch, je suis plus âgée que vous etj’ai le droit de vous gronder : pourquoi donc vivez-vous comme unsauvage ? Est-ce ma maison en particulier qui vous déplaît, oubien vous suis-je désagréable ?

– Je ne vous connais point, Daria Michaëlowna, vous ne pouvezpas m’être désagréable. Votre maison est charmante, mais je vousavoue franchement que je n’aime pas à me gêner. Je n’ai pas d’habitconvenable, pas de gants ; je n’appartiens pas à votrecercle.

– Par la naissance, par l’éducation, vous nous appartenez,Michaël Michaëlowitch. Vous êtes des nôtres.

– Laissons de côté la naissance et l’éducation, DariaMichaëlowna, il ne s’agit pas de cela.

– L’homme doit vivre avec ses semblables, Michaël Michaëlowitch.Quel plaisir avez-vous à vivre comme Diogène dans sontonneau ?

– D’abord, il y était fort bien ; ensuite, commentpouvez-vous savoir que je ne vis pas parmi les hommes ? DariaMichaëlowna se pinça les lèvres.

– C’est différent, dit-elle. Il ne me reste qu’à regretter de nepas avoir eu l’avantage d’être admise au nombre des personnes quevous fréquentez.

– Il me semble, interrompit Roudine, que M. Lejnieff portebeaucoup d’exagération dans ce sentiment louable en lui-même :l’amour de la liberté !

Lejnieff ne répondit pas et se contenta de jeter un regard àRoudine. Il y eut un moment de silence.

– Je puis donc, reprit Lejnieff en se levant, considérer notreaffaire comme terminée et dire à votre intendant de m’apporter lespièces.

– Vous le pouvez… mais il faut avouer que vous n’êtes guèreaimable… J’aurais dû vous refuser.

– Mais cet arpentage vous est beaucoup plus avantageux qu’àmoi ! Daria Michaëlowna haussa les épaules.

– Vous ne voulez pas même déjeuner avec nous ?demanda-t-elle.

– Mille remerciements, je ne déjeune jamais et je suis pressé derentrer. Daria Michaëlowna se leva.

– Je ne vous retiens plus, dit-elle en s’approchant de lafenêtre, je n’ose pas vous retenir. Lejnieff se mit en devoir desaluer.

– Adieu, monsieur Lejnieff, pardonnez-moi de vous avoirdérangé.

– Vous ne m’avez pas dérangé, répondit Lejnieff en sortant.

– Qu’en pensez-vous ? demanda Daria Michaëlowna à Roudine.J’ai entendu dire que c’était un original, mais cela dépasse lesbornes.

– Il souffre de la même maladie que Pigassoff, répondit Roudine: le désir d’être original. L’un se pose en Méphistophélès, l’autreen cynique. Il y a dans tout cela beaucoup d’égoïsme, beaucoupd’amour-propre, peu de vérité et peu d’amour. C’est aussi dans unautre genre une espèce de calcul. On prend le masque del’indifférence et de la paresse pour faire dire aux autres : «Voilà un homme qui a bien des talents qu’il cache en lui !Mais regardez-y bien, il ne possède aucun talent. »

– Et de deux ! dit Daria Michaëlowna, vous êtes un hommeterrible pour la définition. On ne peut vous échapper.

– Vous croyez ? répliqua Roudine. Du reste, continua-t-il,pour être juste, je ne devrais plus parler de Lejnieff. Je l’aiaimé !… aimé comme un ami… Puis, à l’occasion de différentsmalentendus…

– Vous vous êtes brouillés ?

– Non, nous ne nous sommes pas brouillés ; nous nous sommesquittés et, selon toute apparence, quittés à jamais.

– C’est pour cela que j’ai remarqué que vous n’étiez pas à votreaise pendant sa visite… Je vous suis pourtant très reconnaissantede la matinée d’aujourd’hui. Le temps s’est passé fort agréablementpour moi. Mais il faut savoir ne pas abuser. Je vous congédiejusqu’au déjeuner et je vais à mes affaires. Il est probable quemon secrétaire – vous l’avez vu, c’est Konstantin qui est monsecrétaire – m’attend déjà. Je vous le recommande. C’est unexcellent jeune homme, très serviable et tout à fait enthousiasméde vous. Au revoir, cher Dimitri Nicolaïtch. Que je remercie lebaron de m’avoir fait faire votre connaissance !

Daria Michaëlowna tendit la main à Roudine. Il commença par laserrer, puis la porta à ses lèvres et passa dans la salle à manger,et de là sur la terrasse. Il y rencontra Natalie.

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